Les spectres de la conférence de Munich planent sur la rencontre prévue demain en Alaska entre Vladimir Poutine et Donald Trump, et les analogies avec les années 1930 se multiplient. La situation que nous vivons présente-t-elle des similarités avec cette période  ?

L’analogie historique est utile si elle permet de frapper les esprits pour les réveiller et si ses enseignements permettent de mieux comprendre le moment que nous vivons.

On peut donc s’interroger sur l’abandon de l’Ukraine par Donald Trump et le rapprocher de celui de la Tchécoslovaquie par le Royaume-Uni et la France lors de la conférence de Munich, en septembre 1938. 

On peut également évoquer l’association de Trump avec Vladimir Poutine, en parallèle avec le pacte Staline-Hitler d’août 1939, qui a mené au démembrement de la Pologne et au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.

On peut aussi comparer le climat actuel de menace pour la démocratie, créé par les forces d’extrême droite et la radicalisation de l’extrême gauche, à celui qui pesait sur l’Europe à la fin des années 1930.

Toutefois, ces interrogations risquent de nous faire perdre de vue la nécessité de saisir « l’unicité du moment », cette qualité propre à l’homme d’État dont parlait Isaiah Berlin, et qui doit, selon moi, constituer la tâche et l’effort de ceux qui souhaitent réfléchir à la situation actuelle pour mieux y agir 1. Il est donc urgent d’en penser le caractère singulier dans sa combinaison particulière.

L’analogie historique est utile si elle permet de frapper les esprits pour les réveiller et si ses enseignements permettent de mieux comprendre le moment que nous vivons.

Patrick Weil

En quoi consiste cette « combinaison unique » aujourd’hui ?

Nous constatons objectivement l’immense trouble causé par les États-Unis, avec un renversement des valeurs et des alliances provoqué par Donald Trump : de l’Ukraine vers la Russie, dans la punition des alliés et la rétribution des adversaires, et peut-être dans l’abandon de l’alliance atlantique.

L’histoire de la présence continue et pour le moins complexe des États-Unis dans les affaires européennes doit-elle être radicalement revue aujourd’hui ?

Oui, sans pour autant chercher à tout prix une explication, mais plutôt une source d’inspiration.

Car cet abandon de l’alliance atlantique par les États-Unis, qui pourrait provoquer le chaos en Europe et menacer la paix dans le monde, s’est déjà produit en 1920, lorsque du fait de Wilson, les Etats-Unis ont abandonné et rendu caduc le traité des garanties.   Il constituait pour Clemenceau et pour l’Angleterre la garantie de la paix en Europe. Sa signature, puis son abandon, ont constitué un moment géopolitique central de l’histoire du XXe siècle souvent ignoré. 

Pourriez-vous revenir sur ce moment auquel vous aviez déjà consacré une étude fouillée dans nos pages ?

Woodrow Wilson entre tardivement en guerre en 1917 aux côtés des Alliés. Après la victoire, il négocie le traité de Versailles qui s’ouvre avec sa priorité la création de la Société des Nations dont l’objectif est de mettre fin à toutes les guerres. Mais il signe également avec la France et le Royaume-Uni un traité des garanties, qui constitue la première alliance atlantique. 

Les États-Unis et le Royaume-Uni s’engagent auprès de la France à intervenir immédiatement à ses côtés en cas d’agression allemande. Avec la SDN et le traité des garanties, les Alliés ont mis en place un cadre de sécurité collective et un ordre international, avec les États-Unis comme pivot, une ONU et une OTAN avant l’heure.

Au printemps 1938, sur la suggestion de William C. Bullitt, ambassadeur américain à Paris, Édouard Daladier confie une mission à Jean Monnet, dont la conviction est vite faite : « Si nous n’avons pas d’aviation militaire, nous sommes foutus. »

Patrick Weil

De retour aux États-Unis, Wilson doit toutefois traiter avec le Sénat, appelé à ratifier le traité. En 1919, les isolationnistes sont deux ou trois sur 96 au Sénat américain. Le partage se fait entre les républicains, qui dans la lignée de Théodore Roosevelt sont partisans de l’alliance des démocraties libérales, donc de l’alliance atlantique avec l’Angleterre et la France, et le messianique Wilson qui veut une organisation mondiale des nations avec les États-Unis à sa tête. Wilson refuse que le Sénat rappelle en réserve d’interprétation du traité que, même dans le cadre de la SDN, la Constitution américaine continuera de s’appliquer, ce qui signifie que le Sénat devra approuver toute déclaration de guerre, comme c’est encore le cas aujourd’hui dans le cadre de l’ONU. En mars 1920, il ordonne aux sénateurs démocrates de voter contre la ratification du traité, car celui-ci comporte une réserve sénatoriale qui ne pose pourtant aucun problème ni aux Alliés français et anglais, ni aux constitutionnalistes américains d’hier ou d’aujourd’hui. L’absence des États-Unis ampute la SDN et rend le traité des garanties entièrement caduc.  Cette absence a un impact immédiat et dévastateur sur le désordre qui mènera à la Seconde Guerre mondiale.

Pour certains contemporains, le président américain était devenu fou 2

Quelles conséquences a eues cette absence américaine ?

Ses effets ont été immédiats : affaiblissement de la sécurité collective pour la France, substitution — mortifère — des réparations financières à l’alliance atlantique évanouie, culpabilité et apaisement en Angleterre, montée de l’isolationnisme américain et des revendications révisionnistes allemandes.

On peut tracer une ligne droite entre la fin du traité des garanties et l’inaction face à l’occupation de la Rhénanie par Hitler en 1936, jusqu’à la conférence de Munich en 1938, que l’on agite aujourd’hui comme un épouvantail.

Le Premier ministre britannique Neville Chamberlain (1869-1940) fait signe de la main alors qu’il monte à bord d’un avion à l’aéroport de Heston, en route pour Bad Godesberg, en Allemagne, où il doit rencontrer Adolf Hitler pour la deuxième fois afin de discuter de la question des Sudètes. Date de la photo  : 22 septembre 1938

A-t-on tort d’évoquer Munich ?

Il faut comprendre le contexte géopolitique singulier de septembre 1938. 

Daladier signe les accords de Munich parce qu’il considère que la France n’est pas en mesure de gagner la guerre si elle est déclenchée. Fin 1937, lorsque le gouvernement français prend conscience de la grande faiblesse de son aviation militaire — 27 avions modernes en aluminium contre 1 000 en Allemagne capables de survoler le territoire français à 400 km/h —, c’est aux États-Unis que sont passées les premières commandes, qui pouvaient être rapidement honorées dans des usines hors de portée de l’aviation allemande. 

L’Angleterre s’est lancée avant la France dans une politique d’investissement dans l’aviation militaire, mais aux yeux de Franklin Roosevelt, ni l’Angleterre, ni la France ne sont prêtes.  En outre, la diplomatie américaine, qui hésite quant à l’interprétation des objectifs nazis, est alors favorable à l’apaisement. Les États-Unis poussent donc au compromis lors des négociations de Munich, les 29 et 30 septembre 1938. Depuis l’arrivée au pouvoir du Front populaire, Léon Blum a établi avec Roosevelt des relations de confiance et de soutien qui ont transformé les États-Unis en un allié privilégié de la France. La position américaine a grandement influencé les résultats de la conférence de Munich.

La diplomatie américaine pense pendant quelques jours que les accords ont sauvé la paix, mais Daladier démonte immédiatement cette interprétation auprès de Roosevelt, en lui transmettant, par l’intermédiaire de son ambassadeur à Paris, deux messages : 1. Hitler veut la guerre et y va ; 2. « si j’avais eu 3000 ou 4000 avions, il n’y aurait pas eu de Munich » 3.

Au printemps 1938, sur la suggestion de William C. Bullitt, ambassadeur américain à Paris, Édouard Daladier confie une mission à Jean Monnet, dont la conviction est vite faite : « Si nous n’avons pas d’aviation militaire, nous sommes foutus. » 4
À partir de ce moment, et jusqu’en juin 1940, Monnet ne pense plus qu’à cela. Daladier aussi.

Daladier démonte l’illusion que les américains ont sauvé la paix par deux messages qu’il transmet à Roosevelt : 1. Hitler veut la guerre et y va ; 2. « si j’avais eu 3000 ou 4000 avions, il n’y aurait pas eu de Munich ».

Patrick Weil

Munich peut donc aussi être interprété de cette façon : c’est le moment où, grâce à Daladier, Roosevelt prend conscience que l’Allemagne nazie est inéluctablement vouée à la guerre. Il décide alors de lancer une politique massive de réarmement, en particulier dans l’aviation, qu’il met d’abord au service de la France, puis de l’Angleterre, considérées comme des boucliers et donc des alliés qu’il faut aider face à l’Allemagne nazie. Malheureusement, il est déjà trop tard.

Quelles sont les résonances avec la situation actuelle aux États-Unis ?

Dans sa préface aux articles écrits par Clemenceau entre 1865 et 1869, Bruce Ackerman souligne que ce dernier avait mieux compris que Tocqueville que la guerre civile aux États-Unis se poursuivait, opposant les défenseurs d’une réelle égalité des droits entre les anciens esclaves devenus libres et les anciens maîtres d’une part, et les partisans du maintien de la ségrégation ou de la hiérarchie raciale d’autre part 5. Cette guerre civile interne a des prolongements dans la politique internationale américaine. 

On assisterait donc à l’affrontement entre deux internationalismes de signes opposés ?

En effet. Aux États-Unis aujourd’hui s’affrontent non pas l’isolationnisme face à l’internationalisme, mais, comme en 1919, deux internationalismes.

D’une part, celui hérité de Franklin Roosevelt, allié des démocraties libérales, respectueux des constitutions et des États de droit. Tout au long de ses douze ans de mandat, FDR avait profondément transformé le Parti démocrate. En 1932, il s’était fait élire en partie par le Sud raciste. Aux élections de novembre 1944, il n’est pas loin d’unir dans une nouvelle formation politique libérale et progressiste, l’aile gauche du parti républicain incarnée par Wendel Willkie, le candidat républicain aux élections de 1940 et un parti démocrate débarrassé de sa branche raciste sudiste 6. La mort soudaine de Willkie à la veille des élections reportera cette transformation effectuée plus tard par Truman, Kennedy mais surtout par Lyndon Johnson.  L’actuel Parti démocrate porte le soutien à la Constitution, au suffrage universel et à l’égalité des droits, à l’intérieur comme à l’extérieur. Paradoxalement, Trump peut être considéré comme un héritier de Wilson.

D’un autre côté, il y a Wilson. Le président américain était un Sudiste vaincu qui nourrissait, depuis son plus jeune âge, une sorte de détestation de la Constitution américaine, devenue, après la guerre de Sécession, celle d’une nation où l’esclavage avait été aboli et où l’égale citoyenneté de tous ceux nés aux États-Unis avait été proclamée. Il abhorrait le suffrage pour les anciens esclaves et s’opposa autant qu’il le put au droit de vote des femmes.

Aux États-Unis aujourd’hui s’affrontent non pas l’isolationnisme face à l’internationalisme, mais, comme en 1919, deux internationalismes.

Patrick Weil

Avec la SDN, Wilson avait imaginé diriger le monde en tant que chrétien blanc, messager de Dieu, libéré du carcan de la Constitution américaine qu’il avait tenté de violer à deux reprises pour mettre en œuvre son projet, dans une sorte de revanche du Sud sur le Nord anti-esclavagiste et honni.

Dans l’irrespect trumpien des institutions américaines, dans sa tentative de placer au-dessus de la Constitution les idées jamais abandonnées des suprémacistes blancs, racistes, chrétiens et sudistes américains, on retrouve l’esprit de Wilson.

S’appuyant sur ce passé, les forces du trumpisme se projettent également dans un avenir qu’ils imaginent triomphant, fondé sur les technologies de l’information, la conquête de l’espace et l’obsolescence des constitutions démocratiques garantissant le suffrage universel et l’égalité des citoyens devant la loi.

Dans ce contexte, ils s’associent volontiers à Benyamin Netanyahou à Viktor Orbán et à Vladimir Poutine, tout comme Wilson s’associait et cédait au représentant de l’Afrique du Sud, le général Smuts, et à ses revendications, tout au long de la conférence de paix de 1919 7

C’est un internationalisme inégalitaire, irrespectueux des valeurs et des garanties des États de droit, mais c’est un projet politique qui se déclare et se met en œuvre ouvertement — il suffit de lire, d’écouter et de voir ce qui se fait.

Face à ce projet radical, que devrions-nous faire en France et en Europe ?

Partons d’un constat optimiste ! Aujourd’hui, la grande majorité des États membres de l’Union européenne constitue le principal modèle de référence des démocraties constitutionnelles. À la différence des années 1930, l’Espagne, le Portugal, l’Italie et l’Allemagne se rangent aux côtés de la France et du Royaume-Uni.

Chacun de ces pays d’Europe peut s’inspirer de la stratégie de Roosevelt : tenir le cap dans le cadre de leur espace démocratique, en unissant les forces de ceux qui y restent ailleurs attachés pour défaire les adversaires d’extrême droite qui développent une force inégalée depuis 1945.

À l’instar de Roosevelt et Clemenceau, nous devons compter sur le fait que des forces existent et résistent de chaque côté de l’Atlantique — et cette fois-ci c’est aux États-Unis qu’il faut particulièrement regarder — au service de l’idéal démocratique et de l’État de droit.

Ces forces ont besoin de sentir notre soutien, de voir que les liens qui nous unissent restent actifs, et d’entendre des propositions et des actes audacieux.

À l’instar de Roosevelt et Clemenceau, nous devons compter sur le fait que des forces existent et résistent de chaque côté de l’Atlantique au service de l’idéal démocratique et de l’État de droit.

Patrick Weil

Roosevelt, pour nous soutenir après Munich, proposa de garantir les achats d’avions américains par les avoirs français qui avaient fui dans les banques américaines après la victoire du Front populaire. C’est Paul Reynaud qui refusa cette proposition. En novembre 1922, Clemenceau effectua une tournée politique triomphale aux États-Unis, en pleine période isolationniste, et contre l’avis des gouvernements français et américain. Il se produisit dans d’immenses stades où il plaidait pour l’alliance des démocraties constitutionnelles libérales. Il faillit refaire un voyage en 1928, à l’âge de 87 ans, pour relancer l’alliance atlantique, dont il pensait qu’elle adviendrait un jour 8.

En somme, il faut se préparer au rapport de force sans se bercer d’illusions sur un retour inévitable de l’Amérique d’avant la fièvre trumpiste…

Dans la période actuelle, ce qui est impératif c’est de maintenir le lien avec les forces démocratiques américaines. Car, ensemble, nous devons travailler non pas un retour à l’avant-Trump, mais à un nouveau chemin vers des sociétés plus libres, plus respectueuses de l’égalité entre les citoyens et plus solidaires.

Sources
  1. « Ce qui fait, les hommes d’État, écrit Isaiah Ber­lin, c’est qu’ils ne se demandent pas principa­lement en quoi une situation donnée ressemble ou ne ressemble pas à d’autres situations dans le long cours de l’histoire humaine… Leur mérite est de saisir la combinaison unique de caractéristiques qui constituent cette situation particulière, celle-ci et aucune autre. Ce qu’on dit qu’ils sont capables de faire, c’est de com­prendre le trait caractéristique d’un mouve­ment donné, d’un individu particulier, d’une si­tuation particulière, d’une atmosphère unique, d’une combinaison inédite de facteurs économiques, politiques ou personnels. » Isaiah Berlin, The Sense of Reality, Studies in ideas and Their History, Farrar, Straus & Giroux, 1996, p. 41, traduit dans Le Sens des réalités, Éditions des Syrtes, 2003, p. 75.
  2. Patrick Weil, Un fou à la Maison Blanche, Sigmund Freud, l’ambassadeur Bullitt et le président Woodrow Wilson, traduit de l’anglais par Lionel Leforestier, révisé par l’auteur, Odile Jacob, poche, 2024.
  3. John McVickar Haight, Jr., American Aid to France 1938-1940, Atheneum, 1970, p.5.
  4.  Interview de Jean Monnet par Roger Massip et Antoine Marès, 27 mars 1980, pp. 9 et 3, Archives Jean Monnet, Lausanne.
  5. Bruce Ackerman , «  Clemenceau contre Tocqueville  : Démocratie en Amérique  ? préface à Georges Clemenceau, Lettres d’Amérique, éditées et introduites par Patrick Weil et Thomas Macé, Paris, Passés Composés, 2020, pp. 7-14.
  6. Cf. Samuel I. Rosenman, Working with Roosevelt, Harper, 1952, ch. XXIV.
  7. Sur la relation Wilson Smuts, voir Patrick Weil, op. cit, pp. 403-409.
  8. Cf. Patrick Weil et Thomas Macé, « Clemenceau, l’Américain, introduction à Georges Clemenceau », Lettres d’Amériques, op. cit.