Pour accompagner le lancement de la nouvelle édition de l’Observatoire de la guerre commerciale, nous publions cette analyse de Pascal Lamy de l’accord annoncé le 27 juillet par la présidente de la Commission européenne et Donald Trump.

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L’accord commercial préliminaire annoncé le 27 juillet par Donald Trump et Ursula von der Leyen à Turnberry, en Écosse, a été accueilli par un concert de critiques inhabituel dans l’Union, auquel la Commission a eu du mal à répondre.

Le cœur de la critique porte sur l’asymétrie d’un « deal » qui semble bien peu transactionnel : 15 % de droits de douane sur les biens européens, contre 0 % sur les biens américains, avec quelques exceptions de part et d’autre, le tout agrémenté d’engagements européens d’achats et d’investissements aux États-Unis. On reproche à l’Union d’avoir cédé, par faiblesse et sans combattre, au rapport de force établi par la menace américaine de tarifs bien plus élevés.

À ce stade, le cœur de l’argumentation de la Commission repose sur deux points essentiels. D’une part, la négociation a permis d’éviter une guerre commerciale transatlantique aux conséquences économiques fortement perturbatrices, que personne ne souhaitait, ni les États membres, divisés sur les contre-mesures à adopter, ni les milieux d’affaires dans leur ensemble. 

Ensuite, dans le contexte géostratégique incertain de la guerre en Ukraine, la priorité de l’Union doit rester d’éviter un désengagement américain dont les conséquences seraient plus catastrophiques qu’une perte de marchés aux États-Unis ou une moindre croissance en Europe.

Les failles d’une négociation 

Au vu des éléments actuellement disponibles concernant le contenu de l’accord, porter une appréciation revient donc non pas à revenir sur les raisons d’éviter l’escalade, ce qui peut se comprendre, même si d’autres choix tactiques étaient également envisageables, mais à répondre à la question de savoir si le prix à payer pour cette reculade est justifié sur les plans économique et politique.

On peut en douter pour plusieurs raisons. 

Premièrement, il est difficile d’estimer ce prix, qui pourrait se révéler plus élevé que prévu, car plusieurs chapitres ainsi que la plupart des rabais mentionnés restent à négocier. Il n’existe d’ailleurs pas de texte de l’accord, mais des présentations de chaque côté dont les différences commencent à apparaître. Dans ces conditions, parler d’accord est aller bien vite en besogne. Il reste encore beaucoup à négocier.

L’incertitude porte également sur le flou juridique entourant la forme que prendra l’accord, quand et s’il y en a un, pour entrer en application du côté européen. Quelles seront les bases juridiques utilisées pour prendre les décisions nécessaires ? Qu’en est-il de l’implication formelle, ou non, du Conseil et du Parlement ?

C’est une question substantielle. Il en va de la démocratie européenne, de la nécessité pour chacun de prendre position ouvertement, de sortir des postures hypocrites favorisées par l’obscurité du processus de négociation ou par les critiques faciles adressées à la Commission, alors qu’il s’agit d’une responsabilité collective.

Ensuite, les engagements européens d’achats américains paraissent disproportionnés par rapport à la réalité de l’offre et de la demande en matière d’énergie et qui plus est, difficilement compatibles avec la décarbonation européenne. 

Dans tous les cas, y compris pour les investissements promis par l’Europe, les décisions ne relèvent pas de la compétence de la Commission. D’où de probables difficultés d’interprétation ou de mise en œuvre pour lesquelles les États-Unis garderont la main, face à un partenaire dont la position tactique est pour le moment affaiblie.

Les autres contentieux transatlantiques, actuels ou à venir, ne sont aucunement « stabilisés », pour reprendre l’expression de la Commission. Ils risquent d’interférer rapidement avec les questions commerciales, comme dans le cas de la régulation des secteurs financier ou numérique, voire de l’ajustement carbone à la frontière.

« It’s not the economy, stupid »

Ces considérations ne doivent toutefois pas nous faire perdre de vue un point encore plus important. Le prix à payer est davantage politique qu’économique.

Les forces politiques eurosceptiques n’ont pas manqué l’occasion de railler ce résultat, présenté comme le contraire de la maxime selon laquelle l’union des Européens fait leur force. Elles feront également valoir que le Royaume-Uni a été mieux traité, même si cet argument n’est pas très convaincant, ce pays étant en déficit commercial avec les États-Unis.

Il est vrai que l’Union non seulement accepte sa position de faiblesse, mais qu’elle avalise également, par la même occasion, le retour du protectionnisme, ainsi que l’usage de la coercition par les États-Unis, ce qui est plus grave encore pour l’avenir. Elle entérine également le raisonnement trumpien selon lequel le déséquilibre commercial transatlantique sur les biens — sans mentionner le surplus américain sur les services — serait une question douanière qui pourrait être corrigée par la violation des règles de l’OMC par les deux parties.

Or, si les flux d’échanges s’adapteront à ce qui peut s’assimiler à des changements de prix relatifs provoqués par des tarifs ou des mouvements de change, il n’en va pas de même pour les effets négatifs qui risquent de peser longtemps sur la réputation et la crédibilité de l’Union, déjà mises à mal par le renoncement de la Commission à bâtir une coalition internationale suffisamment puissante pour dissuader Donald Trump et sortir du face-à-face bilatéral. La Chine et la Russie seront tentés d’en tirer leurs propres conclusions.

Comprendre la vraie nature de la menace trumpiste

Ce renoncement pourrait avoir un effet encore plus profond.

Disons clairement les choses : pour nous, Européens, Trump pourrait représenter une menace d’une gravité comparable à celle de la guerre déclenchée par Poutine en 2022. 

Cela peut sembler impensable, mais avec Trump, ce sont la démocratie et les libertés politiques en Amérique et dans le monde qui sont menacées. Pour l’Europe, la première ligne de front se trouve évidemment là, comme en Ukraine — et c’est là sa véritable raison d’être.

La principale menace pour le monde — et donc pour nous — est de nature politique. 

Si Trump et ses alliés parvenaient à corrompre la démocratie américaine, combien de véritables démocraties subsisteraient encore dans le monde ? Que resterait-il des principes de liberté et d’égalité hérités des Lumières si l’illibéralisme venait à prévaloir en Europe avec le soutien américain ? Nous n’en sommes certes pas encore là, mais la vigilance est de mise.

Pour embrasser, enfin, toute la mesure de ce qui est vraiment en cause, il faut prendre le grand-angle, et rapprocher les 15 % de tarifs de Turnberry de l’engagement pris par les Européens lors du dernier sommet de l’OTAN à La Haye, fin juin, de consacrer 5 % de leur PIB à la défense. Ces deux épisodes auront consisté, pour l’Union, à céder aux injonctions du président américain, au prix de concessions majeures, d’ambiguïtés et d’imprécisions imposées par son style et sa précipitation, et qui seront donc lourdes de différends à venir.

Au nom de la préservation d’une coopération transatlantique dont l’Union ne saurait se passer sans exposer ses populations à des dangers systémiques, elle attend en contrepartie un soutien stratégique durable de la part des États-Unis. Or, ce soutien n’est en aucune manière garanti, ni par les paroles ni par les actes de l’administration Trump. C’est là que réside l’asymétrie la plus préoccupante.

On pourra répondre que telle est la réalité géopolitique, et plus précisément géostratégique, de nos jours, et que l’Union n’a d’autre choix que de faire le dos rond face aux assauts de Trump.

Pour sortir de cette impasse et prendre le chemin tant espéré de l’autonomie stratégique, c’est-à-dire de la souveraineté, il faut accélérer fortement l’intégration économique et politique des Européens. 

La feuille de route est désormais claire : il faut remédier à notre faiblesse économique et retrouver notre compétitivité, comme le proposent Mario Draghi et Enrico Letta ; augmenter nos capacités de défense ; consolider l’État de droit et interdire les retours en arrière ; reconquérir notre place à la frontière des technologies de demain ; diversifier nos relations commerciales avec les pays émergents.

L’épisode de Turnberry peut-il encore convaincre les Européens qu’il nous faut davantage d’ambition collective, de volonté politique et de cohésion pour y parvenir, et que le moment est venu de presser le pas, y compris face aux rebondissements à venir dans nos relations avec les États-Unis ?

« La survie ou le déclin », disait Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, dont nous venons de célébrer le centième anniversaire de la naissance. Cette formule avait été jugée pessimiste à l’époque. 

Nous y sommes.

Crédits
Ce texte est une version augmentée d’un document publié par les Instituts Delors de Paris, Berlin et Bruxelles.