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Au-delà des tarifs, vous êtes persuadés que nous sommes en train de manquer un élément central de la stratégie de Donald Trump de vassalisation du continent.

L’annonce de l’accord avec Donald Trump marque un déclassement politique et ouvre un risque réel de dissolution de l’Union européenne — mais sur le plan économique quelque chose de bien pire que n’importe quel effet de droits de douane se dessine en ce moment.

De quoi s’agit-il ?

Pour comprendre ce qui se joue, il faut faire quelques pas en arrière. 

Car, loin des projecteurs du spectacle trumpiste, quelque chose s’est passé ces derniers mois d’extrêmement étonnant. 

Depuis janvier, les économies qui ont récemment noué des accords asymétriques avec Trump — comme celui de dimanche avec Ursula von der Leyen — ont acheté 400 milliards de dollars supplémentaires de dette publique américaine. 

La stratégie conçue par le conseiller économique de Trump — Stephen Miran — d’absorption de l’immense dette américaine par un tribut impérial est-elle en train de fonctionner ?

Depuis le début de son second mandat, Trump montre qu’il est pleinement conscient de la principale vulnérabilité américaine — celle que nous avions appelée précédemment son talon d’Achille

Elle découle de l’état extrême du cycle de l’endettement accumulé au cours du dernier quart de siècle aux États-Unis.

Sous Clinton, en 2001, les comptes étaient excédentaires. Depuis, chaque événement majeur a creusé davantage le déficit : l’éclatement de la bulle Internet, le 11 septembre, les baisses d’impôts pour les riches sous Bush, les guerres en Irak et en Afghanistan, la crise Lehman et ses suites, les baisses d’impôts pour les entreprises sous Trump, la crise Covid, puis les politiques industrielles de Biden. 

À chaque fois, il y a un choc, puis un ajustement partiel, mais on ne revient jamais en arrière. Le déficit s’aggrave par paliers.

Et il ne semble pas y avoir de consensus pour corriger cette trajectoire dans la politique américaine.

Absolument. Ni les républicains, ni les démocrates ne sont prêts à faire les sacrifices nécessaires. Les finances publiques deviennent alors le réceptacle de toutes les tensions sociales et politiques du pays — c’est un contexte qu’a connu, dans une tout autre dimension, l’Italie dans les années 70-80.

À ce stade, quelle est la place de la dette américaine dans le monde ?

Je pense qu’on ne se rend pas toujours compte de l’immensité de son poids.

Aujourd’hui, la dette américaine représente plus d’un tiers de la dette publique mondiale, 35 000 milliards de dollars sur un total de 102 000 milliards, selon les données du Fonds monétaire international, et les deux-tiers de la dette de l’OCDE (59 000 milliards).

Un autre chiffre impressionnant : la moitié des nouveaux titres de dette émis dans le monde en 2025 seront des bons du Trésor américains.

Face à l’inertie de cette dette immense, l’administration Trump cherche donc à éviter une crise de la dette sans demander de sacrifices aux différentes composantes de sa coalition — les électeurs non-éduqués, les investisseurs de Wall Street et les seigneurs de la tech ?

Oui c’est exactement cela.

Plusieurs pistes sont explorées. D’abord, les droits de douane sont vus comme une taxe indirecte sur les étrangers — même si, en réalité, ce sont les consommateurs américains qui en paient le prix. Ensuite, Trump favorise la diffusion des stablecoins, car les émetteurs sont obligés d’investir leurs réserves en bons du Trésor américain. 

Mais ce sont là des solutions partielles. 

Les États-Unis sont à un stade avancé de dégradation fiscale. En 2024, ils ont dû trouver des acheteurs pour l’équivalent de près d’un tiers de leur PIB en titres de nouvelle émission. 

Et cela ne va pas s’arrêter là. Car Trump ne fera qu’empirer les choses, avec les plus de 3 000 milliards de nouveau déficit promis au cours des dix prochaines années via son « Big Beautiful Bill ».

C’est impressionnant, d’autant que les États-Unis connaissent pourtant croissance et plein emploi…

Et pourtant, après Israël, qui était en guerre, les États-Unis ont eu en 2024 le déficit le plus élevé de l’OCDE en proportion du PIB. 

L’OCDE montre qu’ils ont la plus forte nécessité de refinancement parmi les 38 démocraties avancées, bien qu’en Italie, la dette a continué de grimper et en France, elle a littéralement explosé 1.

Mais justement, pourquoi serait-il difficile pour les États-Unis de trouver des acheteurs pour leur dette — un défaut américain semble inconcevable ? 

Le Trésor américain doit retourner constamment sur les marchés pour emprunter des montants colossaux. Si ce n’était pas l’Amérique, avec son dollar, sa suprématie technologique et militaire, un tel pays aurait déjà sombré.

Pour contrôler le coût des intérêts, qui approche désormais les 1 000 milliards de dollars, les administrations récentes ont privilégié des titres à très court terme — les fameux bills. 

En cela, il y a une continuité totale de méthode entre l’administration Biden, quand Janet Yellen était Secrétaire au Trésor, et l’administration Trump, dont la politique est mise en œuvre par Scott Bessent qui a revendiqué hier cette proximité 2

Résultat : les États-Unis ont aujourd’hui la part de dette à court terme la plus élevée de l’OCDE, et celle-ci a le plus progressé ces cinq dernières années. Cela les rapproche des pays émergents, incapables de se financer à long terme. 

Et c’est là qu’intervient la pression de Donald Trump sur le président de la Réserve fédérale, Powell ?

D’abord je remarque que Donald Trump attaque Powell et la Fed dans un style typique d’un autocrate de pays en développement. L’affaire des 2,5 milliards pour la rénovation du siège n’est qu’un prétexte pour le virer de ces fonctions sous de fausses apparences constitutionnelles.

L’objectif, c’est de soumettre la Fed. Virer son président pour y placer un fidèle lors du prochain renouvellement, au plus tard en mai 2026.

La Fed et Powell semblent aujourd’hui la seule institution qui prétende une forme d’autonomie face au recentrement exécutif total mené par Donald Trump — quelles seraient les conséquences d’une Fed soumise à la Maison-Blanche ?

Une Fed politisée pourrait baisser les taux comme Trump le souhaite, même si le plein emploi et une inflation importée par les droits de douane ne le justifieraient pas. Cela réduirait immédiatement le coût des intérêts, au moins des obligations à court-terme sur les plus de 10 000 milliards de dollars de dette émise chaque année. Cela relancerait l’inflation, ce qui produirait une érosion de la valeur réelle du stock de dette existant.

Pensez-vous qu’il s’agit d’un autre coup politico-narratif de Donald Trump, une sorte de défaut masqué — comme les tarifs sont une sorte d’impôt géopolitiquement déguisé ?

Oui, c’est exactement cela. 

Le Trésor rembourserait les montants promis, mais en dollars dévalués par l’inflation. Les intérêts pèseraient moins car les recettes fiscales gonfleraient avec les prix. Et, en dernier recours, Trump pourrait même ordonner à la Fed de racheter directement la dette publique.

Selon Ray Dalio, fondateur du fonds Bridgewater, ce serait un « défaut non déclaré » 3

Et c’est là qu’intervient le risque pour les économies européennes, n’est-ce pas ?

Nous ne nous en rendons pas bien compte, mais le risque est direct, profond, presque existentiel.

Notre degré d’exposition est massif. 

Aujourd’hui, l’Europe est le premier créancier mondial du gouvernement américain, devant la Chine et le Japon. Rien qu’en Belgique et au Luxembourg, on trouve 827 milliards de dollars de créances sur les États-Unis. Ajoutez la France (375 milliards), l’Irlande (327), l’Allemagne (102), et les investissements de la zone euro dans la dette américaine sont 1,5 fois ceux du Japon et deux fois ceux de la Chine. Et cela sans compter les flux via la Suisse (303 milliards) ou le Royaume-Uni (809 milliards). 

Au total, l’exposition de la zone euro pourrait atteindre 2 000 milliards de dollars sur 9 000 de dette extérieure américaine.

Mais il n’y aurait pas aussi un risque pour l’économie américaine ?

Oui ce type d’inflation peut devenir très dangereuse, comme en Italie à l’époque ou plus récemment en Turquie sous Erdoğan. Mais tout laisse penser que c’est bien le plan de Trump. Un retour à la période 1941–1951, quand la Fed garantissait le financement de la guerre à Roosevelt.

Et malgré tout, nos achats de dette américaine continuent — pourquoi ?

C’est le plus surprenant. 

Depuis janvier, alors que le dollar a perdu 13 % face à l’euro, les principaux créanciers étrangers des États-Unis n’ont pas réduit leur exposition. Au contraire, ils ont acheté pour 400 milliards de dollars supplémentaires de dette Trump.

Faut-il chercher une explication géopolitique ou politique plutôt qu’économique ?

Les chiffres parlent d’eux-mêmes.

La Chine continue à réduire son exposition lentement mais sûrement.

Ce sont surtout le Japon (+73 milliards), le Canada (+80), la France (+40), la Belgique (+37) — des pays qui ont adopté d’une manière plus ou moins forcée une position conciliante vis-à-vis de Trump — qui se sont engagés dans cet achat.

Comment expliquer cette stratégie, au vu des pertes déjà enregistrées et des risques que nous courons en augmentant notre exposition ?

Je n’ai aucune réponse. Je sais seulement que ceux qui ont acheté ont déjà perdu beaucoup, à cause de la dépréciation du dollar. Et si Trump affaiblit la Fed, cela ne fera que provoquer de nouvelles baisses du dollar. 

Une baisse de 10 % supplémentaire — hypothèse plausible — ferait chuter de 200 milliards d’euros la valeur de nos investissements européens en dette américaine.

Mais qui prend ces décisions d’achat en Europe ? 

C’est précisément l’un des points les plus problématiques. En Europe, les investisseurs en bons du Trésor américain sont de nature très diverse : banques centrales, certes, mais aussi institutions financières privées, fonds d’investissement, particuliers… 

Les choix d’allocation ne résultent pas d’un centre décisionnel unique, comme en Chine. 

Existe-t-il une forme de stratégie collective ?

Non, et c’est là qu’apparaît la faiblesse politique de la zone euro : une incapacité persistante à penser les grandes questions dans une optique systémique et globale. Au lieu d’une politique coordonnée, on assiste à une accumulation de décisions fragmentées, sans prise en compte des effets d’ensemble – sur les rapports de force politiques, les négociations commerciales, ou même la stabilité économique.

C’est un cas évident de problème d’action collective. 

Et dans le monde trumpiste, nous pouvons nous interroger sur le rôle que pourraient jouer les grands régulateurs financiers européens. Ces derniers pourraient engager un dialogue plus ouvert avec le politique – non pas de façon contraignante, mais soft, pour orienter les grandes décisions d’allocation privées. 

Il ne faut pas sacrifier l’autonomie en Europe, mais nous devons apprendre à fonctionner comme un système, justement, face à des puissances comme la Chine ou les États-Unis qui, elles, agissent comme des systèmes cohérents.

L’Europe pourrait-elle de nouveau être la grande perdante de l’offensive trumpiste ?

Tout à fait. Trump pourrait être le premier à en souffrir, bien sûr, si les investisseurs étrangers dans les actions américaines provoquaient une nouvelle chute de Wall Street. 

Mais ce qui est certain, c’est que le plan de Trump semble se dessiner, et que l’assaut contre la Fed est aussi un assaut contre nous, Européens. Et cette fois-ci le coût économique pourrait faire bien plus de mal que les droits de douane.

Sources
  1. Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), « Sovereign Borrowing Outlook », Global Debt Report 2025, mars 2025.
  2. Kate Duguid, « US Treasury to sell more short-term debt in continuation of Biden-era policy », FT, 30 juillet 2025.
  3. Ray Dalio, « We Need to Cut the Budget Deficit Now. Here’s How We Do It », TIME, 13 février 2025.