La question de l’implication des combattants ultranationalistes dans la guerre d’Ukraine est sensible : étayée par des faits concrets et documentée, elle est dans le même temps sans cesse instrumentalisée par la Russie de Poutine. D’où partir pour l’étudier ?

Anna Colin Lebedev

Le sujet de l’ultranationalisme en Ukraine est de ceux qui reviennent régulièrement dans l’espace médiatique, lestés de sous-entendus.  

L’Ukraine, dont la vie politique est bouleversée par la guerre, n’a pas pu organiser d’élections nationales depuis le début de l’invasion russe en février 2022. 

Même si cette interruption de cycle est parfaitement légale, en l’absence de scores électoraux, il est difficile aujourd’hui — surtout vu de l’extérieur — de saisir l’équilibre des différentes forces dans le champ politique. C’est avant tout une question de politique interne, mais qui ne manque pas de susciter dans nos pays des discours sur l’illégitimité du pouvoir en place ou sur des soubassements nationalistes du régime ukrainien qui seraient « cachés » pour ne pas ternir l’image de la résistance. L’origine de cette attention à l’ultranationalisme ou aux cycles électoraux n’est pas un effet de notre curiosité pour la politique ukrainienne : il se nourrit des tentatives répétées de Moscou de présenter le système politique ukrainien comme corrompu et notamment gangrené par des néonazis.

Même si nos sociétés ont appris à maintenir une certaine distance critique vis-à-vis des sujets proposés par Moscou, celui-ci revient régulièrement. 

Que l’on ne s’y trompe pas : poser la question est légitime et nécessaire.

Mais pour commencer à y répondre, il est moins utile de recenser et compter des cas d’individus arborant des tatouages et patchs néonazis que de regarder des dynamiques collectives de structuration des mouvements politiques extrêmes dans ces dernières décennies et leur évolution en contexte de guerre.

Bertrand de Franqueville

Si l’on remonte à la période post-indépendance des années 1990, on constate que les extrémismes — notamment ceux situés à droite de l’échiquier politique — ont certes gagné en visibilité, mais sont restés relativement marginaux.

Cette visibilité s’est accrue dans les années 2000, notamment avec l’émergence plus marquée du parti Svoboda dans le paysage politique qui a cherché à « lisser » son image radicale. Malgré cette progression, ces groupes sont demeurés minoritaires. C’est à partir de 2014, avec la révolution de Maïdan et le déclenchement de la guerre dans le Donbass, que leur insertion dans la société s’est renforcée. Des mouvements comme Patriotes d’Ukraine, qui formaient l’aile paramilitaire d’un parti politique appelé Assemblée sociale nationale, étaient déjà structurés autour de pratiques et d’expériences rappelant un univers martial. En 2014, ces groupes ont immédiatement vu dans le déclenchement de la guerre dans le Donbass une occasion de mettre en œuvre ce savoir-faire dans la défense du pays.

L’État avait alors besoin de s’appuyer sur ces forces combattantes ?

En effet, face à une armée régulière en difficulté, ils ont mobilisé leur capital militant — qu’il s’agisse de formations, d’expériences de terrain ou de pratiques violentes — et l’ont converti en engagement militaire au service de l’État ukrainien. Un peu plus tard, ces groupes ont acquis une réputation d’efficacité sur le terrain, par exemple à Marioupol, où ils n’étaient pas les seuls à combattre, mais étaient particulièrement visibles. Cela s’est ajouté très tôt à un désir d’améliorer les compétences des soldats en cherchant à faire appel à des formateurs expérimentés. Ce succès a contribué à renforcer leur image de groupes organisés, capables et combatifs, face à une armée nationale perçue comme lente, inefficace, et marquée par un héritage soviétique.

La méfiance à l’égard de l’armée ukrainienne, qui passait pour peu réactive et peu apte à assurer la protection de ses membres, a renforcé l’attrait de ces unités dites « d’élite », notamment aux yeux des volontaires souhaitant s’engager dans la défense du pays.

En se concentrant exclusivement sur la dimension militaire, le régiment Azov s’est peu à peu dépolitisé.

Bertrand de Franqueville

Anna Colin Lebedev

Dans les entretiens avec les combattants que j’ai pu conduire au cours des années de guerre dans le Donbass, la motivation à rejoindre des unités comme Azov reposait en effet largement sur cette réputation de compétence et de cohésion, et parfois sur des marqueurs symboliques de discipline, comme l’interdiction stricte de consommer de l’alcool. L’armée nationale qui était seulement en train de se réorganiser et de se réformer était perçue comme dépassée par les événements, voire archaïque.

La réputation d’Azov ne tenait donc pas principalement à son orientation idéologique — les volontaires ne s’y engageaient pas parce qu’ils partageaient nécessairement une idéologie nationaliste — mais parce que le régiment apparaissait comme une unité militaire de qualité. C’est ce qui a permis à Azov de constituer un capital symbolique fort, utilisé par la suite dans son développement dans l’espace civil.

Les ultranationalistes ont-ils réussi à convertir ces gains en capital politique ?

Bertrand de Franqueville

Le capital symbolique acquis au combat a été récupéré par d’anciens membres du régiment qui ont essayé de réinvestir le champ politique en s’appuyant sur leur prestige militaire.

C’est le cas, par exemple, d’Andriy Biletsky, fondateur du régiment, qui a ensuite fondé en 2016 le Corps national (Natsionalny Korpus), branche politique issue du mouvement Azov.

Mais progressivement, une distinction claire s’est établie entre la branche militaire et la branche politique du mouvement. Les individus les plus politisés, dont l’expérience militaire avait perdu son sens une fois éloignés du front, ont cherché à prolonger leur engagement sous une autre forme, en rejoignant par exemple le Corps national. Cette séparation a donné lieu à deux trajectoires : d’un côté, ceux qui restaient dans le régiment Azov et se définissaient comme militaires professionnels ; de l’autre, ceux qui quittaient l’armée pour se consacrer à la politique ou qui réintégraient la vie civile.

Cette bifurcation a eu un effet important sur l’idéologie de la branche militaire. En se concentrant exclusivement sur la dimension militaire, le régiment Azov s’est peu à peu dépolitisé.

L’adhésion au régiment ne relevait plus d’un engagement idéologique explicite, mais d’un choix opérationnel. Les nouvelles recrues cherchaient à servir l’Ukraine dans des unités perçues comme performantes. Cela ne signifie pas que les combattants n’avaient aucune opinion politique ou engagement personnel ; mais il s’est instauré une distinction nette entre l’engagement militaire, vu comme relevant de la sphère professionnelle, et l’engagement politique, considéré comme appartenant à l’espace civil.

Anna Colin Lebedev

Alors qu’on pouvait s’attendre après 2014 à une montée en puissance, notamment dans le champ électoral des groupes politiques issus de la nébuleuse Azov, elle n’a pas eu lieu. Le champ politique, divisé avant 2014 entre des partis qui regardaient plutôt vers l’Ouest, et d’autres plutôt vers la Russie, s’est reconstruit autour de clivages qui n’étaient pas plus des clivages droite-gauche. Si les combattants avaient une légitimité dans le jeu politique — les vétérans de tous bords que j’interrogeais s’amusaient des campagnes de séduction dont ils faisaient l’objet de la part des hommes politiques à l’approche de chaque échéance électorale — leur poids politique a été en définitive modeste. Surtout, le groupe vétéran ne se résumait absolument pas à ses franges plus radicales. 

Comment l’expliquer ?

Bertrand de Franqueville

Il est fondamental de distinguer la présence de ces groupes dans les mobilisations actives de la société et leur influence réelle dans le champ politique.

Entre 2014 et 2022, alors que des élections ont bien eu lieu en Ukraine, les partis d’extrême droite n’ont pas su transformer leur rôle dans la révolution du Maïdan ni leur participation au conflit du Donbass en succès électoraux. Ils sont restés essentiellement des mouvements de rue, occupant une place très marginale sur la scène institutionnelle, ne faisant qu’autour de 2 %, tous mouvements confondus, aux élections de 2019. Par ailleurs, le nombre de combattants ayant accédé à des postes politiques, notamment comme députés à la Rada, est resté relativement faible au regard de la présence de la guerre dans l’espace public.

On a observé en Ukraine une forme de dissociation entre la structuration du champ politique et celle du champ militaire. Certes, l’engagement dans la guerre pouvait constituer une clef d’entrée dans le champ politique,  l’aura ou la légitimité liée à un engagement militaire peut effectivement être revendiquée, mais elle ne détermine pas, à elle seule, l’accès aux responsabilités politiques. Le champ politique ukrainien ne se réduit pas aux questions  militaires, et demeure organisé autour d’enjeux propres – sociaux, économiques, idéologiques – qui préexistaient à la guerre.

Alors qu’on pouvait s’attendre après 2014 à une montée en puissance dans le champ électoral des groupes politiques issus de la nébuleuse Azov, elle n’a pas eu lieu.

Anna Colin Lebedev

Anna Colin Lebedev

Après 2022, on aurait pu s’attendre à un rétrécissement de la politique autour des questions liées à la guerre. 

Il n’a pas eu lieu ?

Non, le débat politique reste ouvert sur d’autres thèmes. Après une première période où toute la vie politique s’était concentrée sur la question de la survie de l’Ukraine, la société a compris que la guerre serait inscrite dans une temporalité longue. Dans ces conditions, la société ne peut pas se permettre de faire l’impasse sur des sujets politiques et sociaux.  

Bertrand de Franqueville

Malgré l’apparente « union sacrée » née de la guerre, qui s’est traduite par une mise entre parenthèses des élections et un soutien massif au pouvoir en place, on observe toujours une persistance des divisions politiques et du débat. 

Même aujourd’hui, on constate que l’opposition veille à préserver un pluralisme politique et à garantir un maintien de débat public.

Cela vaut pour les mouvements politiques extrêmes : en dépit de l’adhésion de leurs militants à la nécessité de défendre le pays, l’extrême droite et l’extrême gauche demeurent divisées selon des lignes idéologiques traditionnelles, indépendantes de la question militaire.

Anna Colin Lebedev

Par ailleurs, ce que les chercheurs et les ONG ont observé au cours des années de guerre dans le Donbass, c’est plutôt une tendance à la diminution des crimes xénophobes et antisémites. Ces actes n’étaient certes pas inexistants, mais il n’y a pas eu d’augmentation corrélée à une montée du patriotisme ou à la diffusion de l’idée nationale ukrainienne. 

Bertrand de Franqueville

Cela dit, certains groupes politiques d’extrême droite, très radicaux, ont mené des actions violentes contre des minorités — qu’il s’agisse de minorités sexuelles, de personnes LGBTQ+, ou encore de populations roms.

Mais ces agressions tendent plutôt à délégitimer leurs auteurs dans une société qui désapprouve de plus en plus ces actes de violence extrajudiciaire, même lorsque ceux qui les commettent peuvent se prévaloir d’un passé militaire héroïque.

Si des organisations paramilitaires civiles comme la Droujyna nationale (Natsionalni Droujyny), issues des milieux d’extrême droite, ont pu exister pendant la période de la guerre dans le Donbass, leurs dérives ont été rapidement critiquées dans la société.

L’invasion à grande échelle par l’armée russe, qui a porté cette guerre dans la vie quotidienne sur tout le territoire ukrainien, a-t-elle reconfiguré les termes de cette équation politique ?

Anna Colin Lebedev

L’année 2022 marque une rupture profonde.

Toute la société ukrainienne se trouve alors engagée dans la guerre — il n’existe plus véritablement de forces politiques ou de segments de la population qui en soient restés en dehors. Cela a provoqué un retour vers l’armée de nombreux militants d’extrême droite qui avaient quitté le champ militaire pour s’impliquer dans des mouvements politiques. Andriy Biletsky, par exemple, incarne ce retour en prenant le commandement de la Troisième brigade d’assaut, issue d’Azov.

Bertrand de Franqueville

Ces individus étaient expérimentés, formés, et conscients de la probabilité d’une reprise des hostilités à grande échelle. Leur réengagement militaire ne relevait pas d’un hasard : ils avaient toujours envisagé cette éventualité et étaient prêts à reprendre les armes en cas de nécessité.

Comment cela se matérialise-t-il en pratique ?

Dès les premiers jours de l’invasion à grande échelle en 2022, des groupes issus du Corps national se sont reformés en unités combattantes. Ils ont participé à la défense de Kyiv et aux combats jusqu’à forger la Troisième brigade d’assaut. Ce retour massif au combat s’inscrit dans un mouvement plus large : une très grande partie de la société ukrainienne a pris les armes, bien au-delà des cercles nationalistes. Même à gauche, où l’on trouvait auparavant beaucoup de postures pacifistes ou antimilitaristes, de nombreux militants ont estimé qu’il s’agissait désormais d’une question de survie, et qu’il n’était plus possible de rester en retrait.

Anna Colin Lebedev

Mais comme en 2014, il faut distinguer les profils politiques des combattants des logiques de fonctionnement des brigades.

Bertrand de Franqueville

Cette remobilisation d’anciens militants d’extrême droite dans l’armée se fait en effet dans un contexte où l’engagement militaire est beaucoup plus massif : les effectifs sont bien plus importants qu’en 2014, et les nouvelles recrues sont très diverses, socialement et politiquement. 

Diriez-vous qu’on pourrait assister à une répétition du schéma observé en 2014 ?

Tout comme en 2014, beaucoup de volontaires qui rejoignent Azov ou la Troisième brigade d’assaut le font parce qu’ils recherchent des unités perçues comme efficaces et professionnelles, commandées par des vétérans expérimentés et formés au combat, attentives à la gestion des recrues.

L’image d’un leadership fiable, qui ne sacrifie pas inutilement ses soldats, joue un rôle clef dans ce choix, et Andriy Biletsky a su capitaliser dessus. L’image de ces unités a été renforcée par une campagne médiatique extrêmement bien menée, voire même une émergence d’une sous-culture propre à la Troisième brigade. 

Anna Colin Lebedev

Cette importance de la confiance dans une unité et un commandant est un des effets d’une certaine autonomie laissée aux unités militaires ukrainiennes, non seulement dans le combat, mais aussi dans la construction de leur identité que dans l’organisation de la formation ou du recrutement. À cet égard, on peut se poser la question des contours de cette identité des bridages, et le rôle qu’y joue l’idéologie. Autrement dit, les brigades dont la généalogie renvoie aux mouvements de droite extrême, diffusent-elles cette idéologie dans leur manière de faire la guerre ? 

Est-ce le cas ?

La réponse qu’on peut donner est pour l’instant partielle, et il faudrait conduire d’autres enquêtes de terrain.

On voit cependant que dans des unités comme la Troisième brigade d’assaut, l’idéologie n’est pas absente des pratiques quotidiennes. Elle est par exemple clairement visible dans la récitation rituelle de la « Prière du nationaliste ukrainien », texte qui ne comporte pas en lui-même d’appels extrémistes, mais qui était un texte de référence des mouvements nationalistes ukrainiens du XXe siècle. En revanche, à ce jour, il me semble que l’on n’observe pas, dans les actions de la brigade, de pratiques violentes telles que des attaques contre des civils sur des critères ethniques ou nationaux. La posture anti-russe est bien sûr très présente — dans toute la société ukrainienne comme dans les forces armées — mais il s’agit d’une hostilité d’ordre politique, non ethnique. 

Le crédo politique est « L’Ukraine avant toute chose », mais pas « L’Ukraine aux Ukrainiens ». Cela se comprend d’autant mieux que les profils mixtes, multilingues, ou d’origine russe sont très nombreux en Ukraine et dans les unités combattantes.  

La guerre n’est pas perçue en termes ethniques, mais bien comme un conflit entre nations.

Bertrand de Franqueville

Bertrand de Franqueville

On peut aussi rappeler que dès les débuts d’Azov, de nombreux combattants russes ou géorgiens ont été intégrés, et que la langue de communication au sein de l’unité était majoritairement le russe, simplement pour des raisons pratiques. L’ennemi n’est pas vu comme « le Russe » au sens ethnique, mais comme l’agresseur national.

Est-il possible de percevoir cette différence dans les discours sur la guerre ?

L’un de mes enquêtés m’a un jour confié que les Ukrainiens ethniques pro-russes vivant en Russie, sont désormais perçus comme des ennemis en raison de leur adhésion au discours du pouvoir russe. Cela montre que la guerre n’est pas perçue en termes ethniques, mais bien comme un conflit entre nations : l’Ukraine se défend face à une agression étrangère.

Cette grille de lecture nationale est très largement partagée, aussi bien dans la société que dans les forces armées ukrainiennes. C’est une vision que j’ai retrouvée dans de nombreuses unités, y compris à l’extrême gauche.

Anna Colin Lebedev

Cela étant dit, un enjeu persistant pour l’Ukraine, notamment sur la scène internationale, concerne certaines références historiques problématiques. 

Vous faites référence à Bandera ?

En effet, le maintien parmi les figures de référence des personnalités issues des mouvements ultranationalistes du XXe siècle, comme Stepan Bandera, continue de susciter des controverses. Or pour certains Ukrainiens très actifs aujourd’hui dans la défense du pays, et dont les trajectoires politiques s’inscrivent dans cette généalogie nationaliste, il est inconcevable de renoncer à de telles figures. Ils les considèrent comme des symboles de la lutte pour l’identité nationale, des repères essentiels et légitimes à leurs yeux.

Le pouvoir ukrainien, aujourd’hui, semble peu disposé à exiger de ses combattants, notamment ceux liés à des milieux nationalistes, des gestes de repentance ou un renoncement symbolique à ces figures historiques.

Bertrand de Franqueville

L’usage des symboles relève autant d’un réflexe identitaire ou émotionnel que d’une lecture politique structurée. Ce sont des marqueurs de ralliement, de résistance ou d’unité, dont le sens peut évoluer selon les circonstances. Même des personnes peu politisées peuvent les adopter, parfois simplement pour s’adapter à un contexte social ou culturel, sans en percevoir toutes les dimensions historiques. C’est ce décalage entre le symbole et sa charge historique qui rend la situation si difficile à appréhender, notamment dans une période où l’Ukraine lutte pour sa survie et mobilise toutes les ressources de son récit national.

Anna Colin Lebedev

La figure de Bandera est mobilisatrice pour de nombreux Ukrainiens car elle incarne la lutte pour l’indépendance, en particulier face à une Russie qui, historiquement, a diabolisé cette figure dans son récit national. Ce personnage a ainsi été transformé en symbole négatif par l’historiographie soviétique, et cette stigmatisation continue aujourd’hui dans le discours russe. En réaction, des Ukrainiens se réapproprient cette figure, parfois de manière provocatrice. Dès 2014, on voyait, par exemple, des combattants d’origine juive arborer des t-shirts avec l’inscription « judéo-bandériste », un slogan volontairement paradoxal qui visait à défier les accusations russes. Cette réappropriation symbolique ne signifie pas pour autant une adhésion consciente et complète à l’idéologie historique portée par Bandera. 

Avez-vous trouvé des exemples de cette dérivation d’une grammaire nationaliste vers un contenu politiquement moins chargé, voire neutre ?

Oui : ce phénomène touche aussi par exemple des slogans comme « Gloire à l’Ukraine, gloire aux héros », dont l’ancrage dans l’histoire ultranationaliste est souvent ignoré. Aujourd’hui, ces expressions sont largement reprises dans des contextes très éloignés de leur sens d’origine.

Bertrand de Franqueville

Il faut en effet éviter de projeter une lecture trop homogène ou trop idéologisée sur la population ukrainienne. 

Anna Colin Lebedev, vos recherches portent notamment sur la manière dont la guerre transforme les sociétés  : quelle place pourraient prendre à votre avis ces brigades et leurs leaders dans l’après-guerre ?

Anna Colin Lebedev

Pour penser cette question, on pourrait pour commencer se demander quelle a été la place des combattants dans le champ politique entre 2015 et 2022, dans les années de guerre enlisée : elle était plutôt modeste. 

Cependant,  je me demande si, dans l’Ukraine de demain, au vu de l’intensité de la guerre, mais aussi de l’importance du positionnement stratégique face à la Russie, désormais perçue comme une menace durable, le capital combattant ne serait pas facilement convertible en capital politique.

Bertrand de Franqueville

Ce capital combattant, c’est-à-dire la légitimité conférée par l’expérience du combat, pourrait devenir un des principaux leviers d’accès au pouvoir. C’est ce raisonnement qui a également motivé des groupes situés à l’extrême gauche à s’impliquer militairement dès 2022 : ils savaient que leur légitimité politique future passerait aussi par leur participation à l’effort de guerre.

Cependant, il reste difficile de prédire l’importance qu’auront ces groupes dans l’après-guerre.

Cela dépendra de leur capacité à se reconvertir dans le champ civil et il n’est pas certain que la pratique de la violence comme mode d’action politique soit reconnue légitime. 

D’autant que l’après-guerre ne sera pas uniquement structuré par les enjeux de sécurité ou de défense, mais aussi — et peut-être surtout — par les attentes sociales, économiques et politiques de la population. Or les mouvements issus du champ militaire risquent de buter sur ces attentes, qu’ils ont parfois peu intégrées. Rien ne garantit, donc, que ce discours militaire et nationaliste trouvera un écho massif dans l’Ukraine de demain.

Enfin, il faut garder à l’esprit qu’un pays sortant d’un conflit de cette ampleur peut aussi exprimer une forme de lassitude face au discours militaire omniprésent, et aspirer à un retour à la normalité, à la reconstruction et à une forme de paix sociale. Dans ce contexte, l’extrême droite devra trouver le moyen de capter ces aspirations, ce qui n’est pas gagné. 

Anna Colin Lebedev

Cela étant, une autre inquiétude revient souvent dans nos débats lorsqu’on évoque  la place des nationalistes dans l’armée ukrainienne : la possibilité qu’ils s’appuient sur une base large de vétérans — potentiellement traumatisés, insatisfaits ou en rupture — pour nourrir des mouvements protestataires, voire insurrectionnels. 

Bertrand de Franqueville

C’est ce qu’avait bien compris le Corps National : sa force a été de créer un espace de reconversion pour les vétérans, en leur proposant une continuité dans l’engagement, sous une autre forme — politique cette fois. Ils ont su mobiliser cette base. Mais il est important de noter que tous les vétérans ne se sont pas retrouvés dans cette orientation. Certains ont quitté le mouvement, en désaccord avec ses choix politiques. Car les anciens combattants ne forment pas un bloc homogène : ils conservent leur propre agentivité, leurs attentes, leurs désillusions aussi. Cela souligne que cette question de la reconversion politique des combattants ne concerne pas que l’extrême droite, mais traverse l’ensemble du spectre idéologique.

Plus largement, quel pourrait être l’avenir de ces mouvements ?

Anna Colin Lebedev

Il y a une dynamique que nous avons observée entre 2015 et 2022, et dont on peut se demander si elle ne va pas se reproduire à la fin de cette phase de guerre de haute intensité. Lorsque le sentiment de résistance nationale devient largement partagé dans la société, il cesse d’être l’apanage de certains courants politiques, notamment ceux situés à l’extrême droite. Dans ce contexte, ces mouvements perdent une partie de leur spécificité, et leur différenciation passe alors par une radicalité politique accrue – une radicalité qui, justement, ne trouve pas nécessairement d’écho dans la population. Ce n’est pas la dimension xénophobe, extrémiste ou anti-LGBT qui est validée par la société, mais bien l’idée de nation, de patrie, de défense collective, rendue légitime par l’agression russe. Ce socle patriotique est aujourd’hui largement accepté en Ukraine.

Bertrand de Franqueville

J’ai même rencontré des militants de gauche, voire d’extrême gauche, qui partagent cette posture défensive. Leur discours ne se revendique pas nécessairement d’un vocabulaire nationaliste explicite, mais ils reconnaissent la nécessité de défendre le pays, parfois au nom d’une simple survie collective. Il s’agit d’un nationalisme défensif, perçu comme un mal nécessaire : il ne s’agit pas d’exclure ou de dominer, mais de se protéger. Ce discours de défense traverse aujourd’hui l’ensemble du spectre politique ukrainien. Le résultat, c’est que l’extrême droite ne peut plus revendiquer le monopole du patriotisme ou de la défense nationale. Elle est en quelque sorte « désexceptionnalisée » sur ce terrain. Et dans ce nouveau contexte, son extrémisme risque de dissoner avec l’état d’esprit général. Ce serait une forme de marginalisation similaire à celle observée après l’indépendance de l’Ukraine, lorsque le discours nationaliste avait cessé d’être exclusivement associé à l’extrême droite.