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Le sommet de l’OTAN s’est tenu à La Haye la semaine dernière. Selon vous, a-t-il été un succès ou un échec ?
Je suis très heureux de ce qui en est ressorti. À certains égards, la déclaration conjointe des Alliés est meilleure et plus forte que ce à quoi j’aurais pu m’attendre dans ces circonstances. Il est notamment rappelé au tout début que tous les membres de l’Alliance sont attachés à l’article 5 et qu’il s’agit bien là d’un engagement à toute épreuve.
Cette mention met fin à l’incertitude qui a tant miné la crédibilité de la clause de défense mutuelle. C’est une affirmation importante.
Les Alliés ont décidé de souscrire à l’objectif de consacrer 5 % de leur PIB à la défense d’ici à 2035.
Même si j’aurais quant à moi souhaité un calendrier plus contraignant, je pense que c’est une bonne nouvelle que tous, sans aucune exception — y compris pour l’Espagne qui avait pourtant menacé de se mettre en retrait — se soient engagés à respecter cet objectif.
Enfin, la déclaration de La Haye est très claire sur le soutien à l’Ukraine : sa formulation implique que les États-Unis poursuivront leur soutien militaire à Kiev.
Comment définiriez-vous la relation transatlantique aujourd’hui ?
Elle reste tendue. Le sommet a sans aucun doute apaisé certaines tensions — mais il en reste encore, notamment sur le commerce.
En déclarant une guerre commerciale à l’Europe, Trump et les États-Unis ne respectent pas les obligations qui leur incombent en vertu du Traité de l’Atlantique Nord.
Anders Fogh Rasmussen
Peut-on être à la fois alliés militaires tout en étant en guerre commerciale ?
C’est toute la question. Le Traité de l’Atlantique Nord comporte d’ailleurs un article à ce sujet.
Moins connu que l’article 5, l’article 2 prévoit en effet que les Alliés s’efforcent de résoudre pacifiquement les différends commerciaux entre eux et qu’ils œuvrent à renforcer leurs relations économiques.
Déclarer une guerre commerciale à l’Europe est en contradiction avec l’article 2 du traité de l’OTAN.
À cet égard, Trump et les États-Unis ne respectent pas les obligations qui leur incombent en vertu du traité.
Mais c’est à l’Union de s’attaquer à ce problème.
J’espère qu’elle adoptera une position ferme et qu’en faisant pression sur Washington, elle parviendra à obtenir un bon accord commercial avec les États-Unis — non pas seulement un accord sur les droits de douane mais un accord commercial général.
Les États-Unis et l’Europe sont-ils encore aujourd’hui stratégiquement alignés ?
Les mots de la déclaration de La Haye ont été étayés par une déclaration publique de Donald Trump avant le Sommet : « Nous sommes avec vous jusqu’au bout » — et une autre après la réunion : « Je soutiens tout cela. Si ce n’était pas le cas, je ne serais pas ici. »
Nous sommes donc toujours alliés et alignés — mais cela ne change rien au fait que l’Europe doit être capable de se défendre seule.
C’est un fait : nous devrons investir beaucoup plus dans notre sécurité.
La rupture transatlantique va au-delà du commerce : les États-Unis ont fait de l’annexion du Groenland une priorité. En tant qu’ancien Premier ministre du Danemark, comment réagissez-vous à cette opération d’ingérence ?
Du point de vue de l’OTAN, cette question pourrait être traitée de la même manière que les différends occasionnels qui surgissent entre la Turquie et la Grèce. En tant que modérateur entre les différents membres, le Secrétaire général a d’ailleurs un rôle important à jouer sur ces sujets.
Jusqu’à présent, nous toujours avons résolu ces différends de manière pacifique. Il en irait de même, à mon sens, pour le Groenland.
Toutefois, je ne pense pas que nous atteindrons ce stade.
La visite d’Emmanuel Macron au Groenland a envoyé un signal clair aux États-Unis : l’Europe est unie derrière le Danemark.
Anders Fogh Rasmussen
Pourquoi ?
Premièrement, aux États-Unis, le Groenland n’est pas un problème majeur : c’est certes une obsession dans la tête de Trump, mais il n’y a pas, au Congrès, de majorité favorable à une action militaire contre le Groenland.
Deuxièmement, les Groenlandais ne veulent pas faire partie des États-Unis.
Tout le monde a vu le contraste entre l’accueil très froid fait au vice-président américain J. D. Vance au Groenland et l’accueil très chaleureux réservé au président Macron.
Cette visite a-t-elle été un signal fort selon vous ?
Absolument : la visite d’Emmanuel Macron au Groenland a envoyé un signal clair aux États-Unis : l’Europe est unie derrière le Danemark.
On peut s’étonner : vous ne semblez pas très inquiet.
Je suis calme.
Pourquoi ?
Que l’on se place du point de vue de la sécurité internationale ou des intérêts stratégiques dans des minerais critiques, Washington peut déjà obtenir à peu près tout ce qu’il veut.
Que voulez-vous dire ?
L’accord de défense entre nos deux pays remonte à 1951.
Aux termes de ce partenariat stratégique, les États-Unis sont invités à étendre leur présence militaire au Groenland — et nous serions heureux qu’ils le fassent.
Au cours des trois dernières décennies, ils ont réduit leur présence militaire. Or nous serions ravis de voir une présence militaire américaine plus importante au Groenland.
En ce qui concerne l’extraction de minerais, nous avons longtemps encouragé les États-Unis à investir davantage dans l’exploitation minière groenlandaise — sans succès jusqu’à présent. Ils pourraient donc investir beaucoup plus dans l’exploitation minière au Groenland.
Du Groenland, les États-Unis peuvent donc obtenir à peu près ce qu’ils souhaitent sur le plan militaire et économique.
Mais Trump veut plus : il veut la terre.
Il est évident que les Américains ne pourront jamais annexer ce territoire.
Ne pensez-vous pas qu’il existe un risque sérieux que Trump passe à l’action ? Comment le Danemark se prépare-t-il ?
Il n’y a pas de discussion en cours entre le Danemark et les États-Unis au niveau gouvernemental sur cette question.
Tant qu’il s’agit d’une idée dans la tête de Donald Trump, sans soutien du Congrès américain, nous avons, je crois, toutes les raisons de ne pas s’affoler.
Dans un monde cassé et en pleine recomposition, pensez-vous que le concept d’alliance soit une idée purement européenne ?
L’Europe est un exemple excellent et très positif des avantages d’avoir des alliances collectives.
Nous avons créé l’OTAN pour assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord — c’est-à-dire l’Amérique du Nord, l’Atlantique et l’Europe. Jusqu’à présent, il s’agit de l’opération de maintien de la paix la plus réussie depuis des générations : nous avons sécurisé toute cette partie du monde.
Nous avons créé l’Union européenne comme instrument de prévention de la guerre sur le continent européen. Là encore, c’est un immense succès.
Les organisations collectives et multilatérales peuvent donc réellement servir d’instrument de maintien de la paix. Et le reste du monde le sait. De nombreuses voix dans la région Asie-Pacifique considèrent l’Europe comme un exemple à suivre.
Jusqu’à présent, l’OTAN a été l’opération de maintien de la paix la plus réussie depuis des générations.
Anders Fogh Rasmussen
Maintenant que l’objectif de passer les dépenses de défense à 5 % du PIB a été entériné, comment s’assurer que plus de budget se traduise concrètement par plus de sécurité pour l’Europe ?
Je ne vois qu’une seule solution : redoubler d’efforts pour acquérir les capacités essentielles qui nous font défaut aujourd’hui en Europe. Nous n’avons d’autre choix que de réduire notre dépendance à l’égard des États-Unis.
Prenons un exemple : l’espace. Là où les États-Unis possèdent 250 satellites, les Européens en ont seulement 50.
Un autre exemple : la logistique et les transports, notamment aériens. Nous ne manquons pas de troupes en Europe, mais nous ne savons pas les déplacer : nous dépendons toujours de la capacité de transport américaine pour nous projeter. Nous avons donc besoin d’acquérir des avions de transport. De même, il nous faut pouvoir être en mesure de faire du ravitaillement en vol — c’est un autre domaine crucial sur lequel nous accusons un retard.
Les sujets sont nombreux et nous pourrions continuer : nous devrions être en mesure de supprimer les systèmes de défense aérienne de l’ennemi ; acquérir plus de drones et développer des systèmes de défense anti-drones ; intensifier également la guerre électronique…
Enfin, si nous envisageons une réduction de la présence des États-Unis en Europe, nous devrons également discuter ouvertement de notre capacité nucléaire. À cet égard, je salue les mots d’Emmanuel Macron qui a ouvert la discussion sur la possibilité pour la France d’envisager de mettre sa capacité nucléaire à la disposition de l’Europe.
Au total, il existe un large éventail d’exigences à remplir pour s’assurer que les 5 % se traduisent bien par une capacité accrue. Rien n’est acquis.
Sur le nucléaire, on voit émerger un discours en Allemagne et en Pologne — ou du moins un début de réflexion — sur la possibilité pour ces pays de se doter de leur propre arme nucléaire. Qu’en pensez-vous ?
Les deux pays que vous avez mentionnés ont signé le traité de non-prolifération nucléaire (TNP).
Cela signifie que leurs voisins nucléaires, comme la France, ont également une responsabilité de faire appliquer le TNP. En d’autres termes, il est évident que si Paris ou Londres refusent de mettre leurs capacités nucléaires à la disposition de l’ensemble de l’Europe, cela ne pourra qu’alimenter les débats sur l’acquisition de l’arme nucléaire chez leurs voisins.
De nombreux pays y réfléchissent actuellement, car ils constatent que la possession d’armes nucléaires est peut-être, dans le monde actuel, la seule garantie véritable de leur sécurité.
Pensez-vous que nous pourrions assister à une prolifération en Europe et voir à termes des pays européens se retirer du TNP ?
Nous n’en sommes pas là.
J’espère que la France répondra à l’appel en se montrant disposée à localiser — si nécessaire et si cela est souhaité — des armes nucléaires sur le sol allemand, polonais ou ailleurs. Bien sûr, tout cela doit être discuté très calmement.
Que pensez-vous de la proposition commune des pays baltes, de la Finlande et de la Pologne de se retirer de la convention d’Ottawa pour installer un « rideau » de mines antipersonnel le long de la frontière avec la Russie ?
Je les comprends.
Il est évident que si Paris ou Londres refusent de mettre leurs capacités nucléaires à la disposition de l’ensemble de l’Europe, cela ne pourra qu’alimenter les débats sur l’acquisition de l’arme nucléaire chez leurs voisins.
Anders Fogh Rasmussen
Quelle est, selon vous, la probabilité d’une action russe pouvant aller jusqu’à une invasion terrestre dans la région ?
Des opérations de déstabilisation sont déjà en cours. Selon plusieurs agences de renseignement en Europe, la Russie sera en mesure d’attaquer un pays de l’OTAN d’ici la fin de la décennie.
C’est pour cela que, selon moi, le calendrier pour atteindre l’objectif des 5 % aurait dû être plus contraignant.
Les Alliés se sont donnés dix ans — il aurait été préférable qu’ils s’en donnent cinq. La situation sera à nouveau examinée en 2029. Si elle est très critique à ce moment-là, ce sera un nouveau signal d’alarme.
Le fait est qu’aujourd’hui, la Russie investit davantage dans la défense que le reste de l’Europe réunie — alors que l’économie russe est comparable en taille à celle de l’Italie.
C’est un problème : les Russes sont en économie de guerre quand nous pensons comme par temps de paix.
Cela est vrai aussi bien sur les investissements que sur les règles d’appel d’offres et les conditions de livraison. Tout cela retarde l’innovation, l’invention des armes du futur, l’achat de nouvelles armes et leur déploiement.
Pensez-vous que nous puissions maintenir un niveau suffisant de soutien à l’Ukraine alors que la Russie cherche à tirer parti des tensions transatlantiques ?
Après le sommet de l’OTAN, il me semble évident que les États-Unis continueront à soutenir l’Ukraine.
N’oublions pas, par ailleurs, que le soutien européen à l’Ukraine dépasse en valeur l’aide américaine. Cela étant posé, la valeur n’est pas tout : les capacités fournies par les États-Unis sont beaucoup plus sophistiquées et avancées que les nôtres. Le soutien américain continue donc d’être indispensable.
Si les Américains devaient se retirer — même si je ne pense pas qu’ils le feront — nous n’aurons pas le choix : nous devrons les remplacer aussi vite et aussi bien que possible.
Pourrions-nous le faire aujourd’hui ?
Oui et non.
Non, parce que nos capacités et notre industrie de défense sont trop faibles.
Oui, parce que, sous la menace, on est toujours contraint d’innover — dans cette guerre, les Ukrainiens ont d’ailleurs fait preuve d’une créativité stratégique exceptionnelle.
Faut-il s’en inspirer ?
Absolument et j’irai même plus loin. Au lieu de nous appuyer sur les lourdes industries de défense européennes, nous devrions investir directement dans l’industrie de défense ukrainienne.
La jeune génération ukrainienne est très compétente en matière d’utilisation des nouvelles technologies. En investissant directement en Ukraine, nous pouvons faire beaucoup plus pour moins cher.
Nous devrions également attirer beaucoup plus d’investissements privés vers les entreprises de défense européennes : il est très problématique que les règles d’ESG empêchent toujours l’investissement privé dans la défense. Espérons que les dirigeants européen décideront, lors du prochain Conseil, que ces investissements sont à la fois nécessaires et pleinement conformes à ces règles.
Les récents sondages, notamment notre enquête Eurobazooka, révèlent une tendance nette : la majorité des Européens pensent que Trump est une menace et que l’augmentation des budgets de défense devrait s’accompagner d’une préférence européenne dans l’achat d’armement. Cette forte demande manque pourtant encore d’une véritable offre politique. Comment saisir politiquement le moment que nous traversons ?
Nous vivons un moment historique très dangereux — mais nous devrions y voir une opportunité.
Bien sûr, les gens préfèrent investir dans une meilleure éducation, de meilleurs soins aux personnes âgées, de meilleurs services gardes d’enfants, etc.
Mais étant donné que nous devons investir dans la défense, je pense que dépenser de l’argent dans la technologie européenne, en investissant dans les entreprises de défense, pourrait être populaire.
Il n’y a, de tout façon, pas d’autre solution : nous devons réduire notre dépendance à l’égard des États-Unis.
À court terme, ce sera un véritable défi. Aujourd’hui, 80 % des armes et des munitions achetées en Europe le sont hors du continent. Et la plupart d’entre elles proviennent des États-Unis.
En matière de défense, d’armes et de munitions, l’Europe doit apprendre à produire elle-même : il est temps d’accélérer.