« L’humanité est passée de la loi des dieux à celle de l’IA », une conversation avec François Hartog

Du déchaînement de la violence — l’inhumain— au recours à l’intelligence artificielle comme guide suprême de conduite — le transhumain —, la géopolitique bouleverse la compréhension de notre humanité.

Dans son dernier livre aux éditions Gallimard, François Hartog parcourt l’histoire intellectuelle des figures de l’humain et propose une clef pour replacer le moment présent dans un arc philosophique et théologique millénaire.

François Hartog, Départager l’humanité. Humains, humanismes, inhumains, Gallimard, «Bibliothèque des Histoires», 2024

Il existe une vision ancestrale de l’homme comme une créature à la fois faillible et perfectible. Vous citez dans votre livre, Départager l’humanité, Pic de la Mirandole qui écrit : « Si nous ne t’avons fait ni céleste, ni terrestre, ni mortel, c’est afin que, doté du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures qui sont bestiales ; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures qui sont divines » 1. Pourquoi la liberté émerge-t-elle comme la valeur centrale de l’humanisme ? 

Je trouve intéressant que vous partiez de cette citation de Pico, également mentionnée par Giuliano da Empoli pour opposer un humanisme renaissant à ce qu’il considère comme une déshumanisation, ou une négation de l’humanité, portée par ceux qu’il appelle les « seigneurs de la tech ».

Cette phrase est une reprise du mythe de Protagoras de Platon, qui raconte la venue de l’homme à l’existence et le rôle que jouent Prométhée et Epiméthée, son frère, dans ce processus. 

Prométhée est celui qui voit en avance, qui prévoit, tandis qu’Epiméthée est celui qui voit trop tard, qui ne comprend pas. Epiméthée veut se charger de la distribution des capacités entre les créatures. Tout va bien pour les animaux (qui ne parlent pas), mais quand il arrive à l’homme, il ne lui reste plus rien à distribuer. 

Survient Prométhée, alors que l’homme est là, nu, sans rien. Pour rattraper la situation, il vole le feu, y joignant les savoirs techniques. Voilà les humains à même de se nourrir, s’habiller, se loger, mais leur manque encore quelque chose d’essentiel pour qu’ils puissent vivre ensemble sans se léser et construire des cités  : la technè politikè. Zeus la leur accorde, en précisant qu’elle doit être répartie de façon égale entre tous. Pour une fois, Zeus se montre démocrate  ! 

C’est sur cet arrière-plan que Pic de la Mirandole élabore sa propre vision de ce qu’est l’être humain. Avec une différence fondamentale  : on est passé de l’homme grec à celui de la Genèse. 

Dans cette version christianisée du mythe de Protagoras, l’homme est également au départ démuni : Adam n’a rien en propre, mais ce désavantage se retourne en avantage, car il est la seule créature à pouvoir choisir ce qu’elle veut être. « Si, lui dit Dieu, je ne t’ai fait ni céleste, ni terrestre, ni mortel, ni immortel, c’est afin que tu puisses te façonner et te modeler toi-même ». Placé au milieu, l’homme a la liberté d’« être ce qu’il veut » (libera optio). Il peut choisir l’ascension vers le haut et la contemplation divine ou la descente vers la bestialité.

Vous avez lu L’Empire de l’ombre et les différents manifestes des Lumières noires qu’on y trouve. Dans quelle généalogie de la vision de l’homme situez-vous ces propositions politiques ? 

Giuliano da Empoli se réfère à l’une des définitions de l’humanisme renaissant, et plus spécifiquement à cette perspective néoplatonicienne de l’Académie florentine, pour marquer le contraste absolu avec ce que les seigneurs de la tech sont en train de faire : prétendre faire le bien de l’humanité, mais en réalité annihiler la libera optio par le déploiement des algorithmes.

Avec Pic de la Mirandole, nous sommes dans un univers où l’humain se définit lui-même, tout en étant créé par Dieu. Nous ne sommes pas dans l’existentialisme avant la lettre où l’être précède l’essence. Selon lui, c’est Dieu qui a mis en l’homme, « les germes de toutes ses possibilités ». L’homme les a en lui et peut les activer dans un sens ou dans l’autre, mais il n’est certainement pas son propre créateur, son propre Prométhée, comme dans les philosophies politiques du XIXème siècle. 

Pour Pic de la Mirandole, l’homme n’est pas son propre Prométhée ; pour les penseurs de la modernité, il le devient. Pour les seigneurs de la tech, il ne l’est même plus. Nous sommes entrés dans un nouveau régime de croyance. 

Vous montrez également que l’humanité se définit par son rapport à la mort et à la finitude. Quels sont les différents rapports anthropologiques à la mort que vous identifiez dans votre livre ?

La première anthropologie grecque partait du postulat que l’humanité était mortelle. Bien entendu, cela ne vaut pas que pour les Grecs. En remontant plus haut, on peut penser à l’épopée mésopotamienne de Gilgamesh, « le grand homme qui ne voulait pas mourir ». 

La relation à la mortalité consistait alors à poser en face de ces « éphémères » des êtres immortels qu’on a appelés « dieux ».

Ce système s’est perfectionné : on a créé des panthéons, des mythes, des rites. Pour faire face à la mortalité, on pose des êtres immortels qui deviennent des mesures irréfutables des limites de l’humain, en fonction desquelles on a circonscrit la condition humaine.

Avec ces dieux, il faut entretenir des relations de bonne intelligence, en leur offrant un culte et en traitant la mort comme il convient, c’est-à-dire en considérant qu’il n’y a pas d’au-delà de la mort, mais que les morts exigent leur dû, soit des rites funéraires appropriés. La seule survie à laquelle on peut prétendre est celle que l’on trouve dans l’épopée, qui célèbre la mémoire des hauts faits des héros disparus. 

Pour les seigneurs de la tech, l’homme n’est plus son propre Prométhée. Nous sommes entrés dans un nouveau régime de croyance.

François Hartog

Ce rapport à la mort est bouleversé par les religions monothéistes. Certes, les hommes restent mortels, mais la croyance en un Dieu unique et éternel implique de repenser toute l’anthropologie. 

Les dieux grecs et romains, tout comme ceux des autres civilisations anciennes, sont, en effet, immortels mais ils ne sont pas éternels. Cette différence n’est pas anodine, car les dieux ont une naissance. La preuve en est que des spécialistes ont élaboré des théogonies, des récits des naissances divines. Au VIIe siècle, Hésiode en est le plus fameux exemple en Grèce.

Étant immortels, mais pas éternels puisque l’éternité n’a, elle, ni début ni fin, on peut les dire  sempiternels  : une fois nés, ils durent toujours. 

L’homme peut-il, dans ces différents contextes, s’imaginer atteindre l’immortalité ? 

Le christianisme répondra à cette question en affirmant que l’incarnation du Christ, à travers sa vie, sa mort et sa résurrection, offre la possibilité aux êtres humains d’accéder, à leur tour, dans certaines conditions, à l’éternité.

La mort est toujours présente, mais vaincue. La perspective chrétienne consiste à dire que, grâce à la rédemption, l’homme est sorti du péché et peut échapper à la chute d’Adam qui a introduit la mort. La « chute » marque, en effet, l’introduction de la mort chez les êtres humains, comme on peut le lire dans les premiers versets de la Genèse.

Avant le péché, Adam et Ève ne sont pas mortels, pas immortels non plus, mais après, la mort devient leur lot. Il faut attendre l’Incarnation pour échapper à cette condamnation, grâce à la résurrection promise à la fin des temps. 

Lorsqu’on sort de cet univers chrétien, on en arrive, au XIXe siècle, à la formulation de Feuerbach : « l’homme est un dieu pour l’homme ». La mort est toujours là, mais il faut repenser l’anthropologie, en considérant que la seule religion doit désormais être une religion de l’homme et que tout ce qui a été attribué à Dieu revenait, en fait, aux humains qui l’avaient projeté sur un être parfait.

Puis, Nietzsche annonce la mort de Dieu et, par extension, la mort de l’homme, de cet homme lui-même lié à un Dieu qui est mort. Le surhomme qui doit advenir n’est pas un homme supérieur, comme on en a fait usage dans le nazisme, mais un homme sorti de l’univers construit autour d’un Dieu éternel et créateur. 

Le surhomme est donc celui qui a surmonté « le vieil homme » pour devenir complètement athée. Il laisse derrière lui l’homo christianus, mais aussi l’humanisme classique, pour être seulement terrestre.

La mort de l’homme, Michel Foucault en reprend l’annonce, en 1966, à la fin de Les Mots et les choses. Cet effacement va de pair, dit-il, avec la montée sur l’horizon de « l’être du langage »  ; mais de cette mort, il n’y a pas lieu de s’émouvoir particulièrement, c’est seulement celle du sujet, du Sujet, avec majuscule, comme fondement. Ce diagnostic qui a beaucoup retenu l’attention au moment où il l’a lancé ouvrait la période qui, depuis les années 1970, a conduit de différents côtés à remettre en question l’idée d’une spécificité humaine ou d’un exceptionnalisme de l’humain. 

Ces questionnements ou ces refus ont été le fait de diverses disciplines, notamment la neurobiologie, la biologie de l’évolution, la paléontologie, l’anthropologie, les sciences cognitives, les études animales, certains courants du féminisme. À quoi sont venus s’ajouter dernièrement les ingénieurs-prophètes de l’intelligence artificielle et les spécialistes de l’anthropocène.

Aujourd’hui, comment les technocésaristes conçoivent-ils la mort ? 

Les transhumanistes ne s’inscrivent pas dans la perspective évoquée jusqu’ici. Ils s’intéressent uniquement au rapport entre l’homme et la machine, à l’idée que le cerveau est une machine, ou que la machine est un cerveau. Leur objectif est de créer une symbiose entre les deux. 

Cette perspective technologique, qu’on trouve chez Raymond Kurzweil, ingénieur-prophète de la Singularité, ce jour qui approche où la machine l’emportant de très loin sur les capacités du cerveau humain fera entrer l’humanité dans une nouvelle dimension. 

La Singularité est une apocalypse, mais technologique. Est-elle dépourvue de toute eschatologie  ? Je ne crois pas, dans la mesure où l’horizon est celui d’une suppression de la mort. 

Les transhumanistes ne s’intéressent en somme qu’au cerveau. Le corps n’existe pas pour eux. Ils ont presque un côté platonicien ou néoplatonicien. Pour eux, il faut laisser le corps derrière soi. Quand il s’agit de passer d’une machine à une autre, c’est du cerveau dont il s’agit, le reste n’est qu’une défroque dont il ne faut pas s’embarrasser. 

D’un côté, une existence sans corps, de l’autre, la stimulation permanente des algorithmes et de « l’hypnocratie », pour reprendre le concept exposé par Jianwei Xun : voilà ce que proposent les technocésaristes pour l’homme de demain. 

François Hartog

Que sera ou serait une vie de ce type ? Peut-être n’y a-t-il plus de mort physique. Mais on ne peut pas non plus parler d’immortalité. Je parlerais plutôt d’a-mortalité. 

Quel est le type d’existence d’un individu dont la « conscience » passe sans cesse d’une machine à une autre, du moins aussi longtemps qu’il y a assez d’électricité pour le faire ?

D’un côté, une existence sans corps, de l’autre, la stimulation permanente des algorithmes et de « l’hypnocratie », pour reprendre le concept exposé par Jianwei Xun dans le premier chapitre de L’Empire de l’ombre 2. Voilà ce que proposent les technocésaristes pour l’homme de demain. Ils croient autant à l’intelligence augmentée qu’à l’intelligence artificielle. 

Dans votre chapitre sur l’homo christianus, il y a une partie sur Joachim de Fiore et l’Apocalypse. Vous écrivez « en ouvrant un intervalle chronologique entre l’âge du Fils et le jour du Jugement, Joachim transforme le royaume de mille ans, annoncé dans l’Apocalypse de Jean, en une histoire à faire. Les moines, si j’ose dire, sont à la manœuvre, tandis que la fin et la résurrection finale des corps reculent d’autant » 3. La pensée de Peter Thiel ou de Raymond Kurzweil n’est-elle pas une manière de présenter comme une nécessité un programme politique, qu’il s’agisse d’une prise de pouvoir ou d’une transformation de la société ?

C’est une suggestion tout à fait plausible. Dans le cas de Peter Thiel, cela me semble cohérent. C’est comme si la technologie était un moyen d’avancer, de faire progresser ou maintenant d’instaurer un programme politique fondé sur la reconnaissance préalable de l’incompatibilité de la démocratie et de la liberté.

C’est ce que dit expressément Peter Thiel dans le texte publié dans L’Empire de l’ombre : « Je ne crois plus désormais que la liberté et la démocratie sont compatibles » 4.

Ainsi le transhumanisme aboutit à une proposition antidémocratique. Vous disiez que Curtis Yarvin, dans l’entretien que nous avons publié, aboutissait aux mêmes conclusions que Darius dans le récit qu’en fait Hérodote, défendant la monarchie sans se rendre compte qu’il était lui-même un monarque. Vous avez par ailleurs évoqué à l’instant l’importance des fantasmes visuels et de l’hypnocratie. Ces fantasmes prennent des formes très concrètes, comme le retour des camps, par exemple au Salvador. Les représentations visuelles très frappantes de camps d’enfermement, de réduction de potentiels malfaiteurs à des êtres sans droits. C’est un thème traité dans votre chapitre sur le Goulag et les récits des souvenirs de la Kolyma. Les fantasmes et la science-fiction occultent-ils un retour de logiques concentrationnaires dans le monde réel ? Pourquoi cela ne soulève-t-il pas l’étonnement ou l’indignation auxquels on pourrait s’attendre, compte tenu de l’histoire des camps, des enfermements, des prisons secrètes ?

La pratique de l’inhumanité avait atteint son paroxysme au cours de la Seconde Guerre mondiale. On observe, dans le cas des camps, que ce soit le goulag ou les camps nazis, des formes d’humiliation, de déshumanisation et d’animalisation, pouvant déboucher sur l’extermination. Tout cela se pratique régulièrement dans les prisons du Salvador dont le président se charge de faire la promotion, ici et là. On l’a vu avec Trump. 

Le monde d’après 1945, avec la création de l’ONU et la Déclaration universelle de 1948, visait explicitement à empêcher, après deux guerres mondiales, le retour de l’homo inhumanus. C’est bien cet homme inhumain qu’on a jugé à Nuremberg, à Tokyo, avec les hypocrisies qui allaient avec, puisque parmi les juges se trouvaient aussi des juges soviétiques.

On voulait, comme le proclame le préambule de la Déclaration universelle, empêcher le retour de l’inhumanité et affirmer l’égale dignité de tout être humain, comme membre d’une unique famille.

Les années d’après-guerre ont constitué un moment d’intenses réflexions pour proposer un nouvel humanisme, après celui qui avait failli. De ces années datent la définition du crime contre l’humanité (à Nuremberg) et du crime de génocide (en 1948), puis la reconnaissance de leur imprescriptibilité. Vient enfin, en 2002, la création de la Cour pénale internationale. Toutes ces avancées juridiques ont conduit à la reconnaissance de l’humanité comme une catégorie juridique. 

La création de la Cour pénale internationale marque le moment culminant de ce mouvement. On a cru que c’était l’aboutissement d’un processus et qu’on entrait dans un monde où le droit international aurait toujours, sinon la prévalence, en tout cas, son mot à dire. 

Depuis, nous avons fait beaucoup de chemin en arrière. Il est évident que le droit international est plus que malmené, que la dignité égale de tout être humain est loin d’être une priorité, quand elle n’est pas simplement niée et que, en bien des lieux du monde, l’homo inhumanus se porte très bien.

Les remises en cause de l’humanisme viennent d’une part de l’extérieur du monde occidental : les Poutine et autres qui le font au nom de la dénonciation de l’Occident, de ses pseudos valeurs, avec en ligne de mire, les diaboliques LGBTQI+. 

Mais elles viennent aussi de l’intérieur. 

Si entre l’animal et la machine, l’homme n’a plus de lieu propre, s’il est un vivant (de loin non majoritaire) parmi les vivants, si l’histoire de l’Occident n’a jamais été rien d’autre qu’une histoire de patriarcat, de domination, de prédation, de colonisation, de violence et de racisme, que peut valoir toute cette culture accumulée qui prétendait penser l’humanité de l’homme et travaillait à le rendre plus ou mieux humain — à en faire un homo humanus, comme l’avaient voulu les Romains, les humanistes de la Renaissance, les philosophes des Lumières, et bien d’autres après eux ? 

À l’évidence, rien de bon  : tout est à reprendre autrement. Non plus interpréter le monde, mais le transformer, comme Marx, déjà, l’avait proclamé. 

Ce n’est toutefois pas la fin de l’histoire, car, dans les mêmes années 1970 où l’humain, comme tel est mis en question, apparaissent les humanitaires, avec la création de Médecins sans frontières, de Médecins du monde, etc. Or, ces médecins se sentent requis d’agir au nom même de la dignité humaine.

Cette concomitance est saisissante. D’un côté, il y a une dissolution de l’humain, animal comme les autres, voire pire, si l’on en croit les animalistes, de l’autre, de jeunes docteurs agissent au nom d’une urgence à intervenir pour secourir des êtres humains en position de victimes.

Dans votre livre, vous vous interrogez sur un des processus qui conduit à l’inhumanité : la brutalisation des sociétés, que vous abordez à partir des travaux de Mauss et Freud, et de la formule de ce dernier « nous sommes tous des assassins ». Pour eux, la guerre brutalise car elle supprime la civilisation qui contient les instincts brutaux et agressifs. Assistons-nous à une brutalisation des sociétés à l’échelle mondiale ces dernières années ? Si oui, peut-on établir des parallèles entre la Première Guerre mondiale et la guerre d’Ukraine ?

La brutalisation a été bien étudiée : elle fait son entrée en scène sur une large échelle, en Europe, à partir de la guerre de 1914, avant de culminer au cours la Deuxième guerre mondiale. Elle rend acceptable un niveau de violence inconnu jusqu’alors dans les sociétés. 

1945 exprime le besoin de faire reculer cette violence, au nom justement de l’égale dignité de chacun. L’Europe s’est construite sur la volonté de mettre un terme à la guerre et à ses millions de morts, de blessés, de traumatisés, d’orphelins, etc.

Si l’on considère comme point culminant, en Europe du moins, la création de la Cour pénale internationale, qui devait permettre de juger les auteurs de crimes contre l’humanité, de génocide et de crimes de guerre, on assiste depuis à une marche inverse. La violence redevient, sinon acceptable, du moins plus présente, plus visible, voire mise en scène. On parle aussi de violence ordinaire, d’un ordinaire de la violence. 

La guerre d’Ukraine avec la brutalité extrême des Russes renforce inévitablement une banalisation de la violence. Dès lors que des médias en rendent compte — je ne parle pas des gens qui, sur place, sont tués, arrêtés, torturés, blessés —, ce sont autant d’images de violence qui sont présentes en permanence, amplifiées, déformées, trafiquées sur et par les réseaux sociaux.  

Vous faites le lien entre la perception d’une violence insupportable et l’absence d’un futur qui soulagerait cette perception. 

En effet, à partir du moment où l’on n’a plus de temps qui ouvre vers le futur, ou alors vers un futur catastrophique, nous sommes, pour ainsi dire, prisonniers du présent. Les sociétés voient chaque jour tous les problèmes qui les accablent, tout ce qui est insupportable, tout ce qui ne devrait pas être, tout ce qu’il faudrait changer, mais qu’on ne peut pas changer puisque de toute façon, on ne peut rien faire — et les politiques moins que quiconque.  

Ne pouvoir imaginer qu’un avenir fermé ou catastrophique confine une société dans un ressassement explosif, où la colère devient le seul ressort et le seul exutoire.

François Hartog

La rumination, le piétinement des sociétés dans le présentisme, exacerbés par l’instantanéité des réseaux sociaux, font que tout incident peut déclencher instantanément des explosions violentes. 

L’attitude à l’endroit des événements serait différente, si nous pouvions nous tourner vers  un futur partagé et à construire. Au contrainte, ne pouvoir imaginer qu’un avenir fermé ou catastrophique confine une société dans un ressassement explosif, où la colère devient le seul ressort et le seul exutoire.

Vous décrivez dans le dernier chapitre de votre livre les oppositions construites par certains penseurs entre les Terrestres et les Humains, à la suite de Bruno Latour. Est-ce que ce prisme d’analyse permet de comprendre ce qui se passe aux États-Unis ? 

Les conservateurs et les seigneurs de la tech ne sont pas du tout des « Terrestres » au sens de Latour, mais bien des « Humains »  : leurs pieds solidement plantés dans l’Holocène  ! 

Pour eux, l’anthropocène, ou les problèmes liés à l’entrée dans une ère planétaire, comme l’appelle l’historien Dipesh Chakrabarty, ne sont aucunement pris en compte, n’existent pas. Ils sont même dans un déni agressif (« drill, drill… »).  

Le « Manifeste du mouvement techno-optimiste » que l’on trouve dans L’Empire de l’ombre le montre clairement 5. Le mot « manifeste » n’est pas un mot neutre. Son sens premier est manifestatio Dei, la manifestation de Dieu. Le Manifeste du parti communiste, bien sûr, s’inscrit dans une confrontation directe avec cette ancienne signification du mot manifeste.

Le manifeste du mouvement techno-optimiste revient à l’étymologie religieuse du mot. Chaque paragraphe du texte commence par « Nous croyons ». On est dans le registre de la foi et de la croyance. Marc Andreessen se veut l’apôtre d’une nouvelle croyance. 

Ces gens, les milieux de la tech ou l’électorat conservateur de Trump, n’envisagent pas d’autres horizons que le monde tel qu’il est. Les uns œuvrent pour une réalité augmentée, même si les autres s’accrochent à un monde disparu.  

Quand on parle de la guerre en Ukraine ou de la guerre de Gaza, jamais la quantité de CO2 que l’on jette dans l’atmosphère n’est évoquée. Cela n’entre pas dans les préoccupations des prédateurs, tous exclusivement « Terrestres », et en conflits pour mettre la main sur des terres ou des territoires. 

Ce que vous évoquez rappelle un texte que nous avons publié d’Arnaud Orain, qui propose de définir notre époque comme celle d’un retour du « capitalisme de la finitude ». D’une certaine manière, les découpages et l’histoire que vous proposez, lui sous l’angle économique, vous sous l’angle de la définition de l’homme, se recoupent. Vous avez dit que nous étions confinés dans un présentisme. Dans un chapitre de votre livre consacré aux Lumières, vous expliquez que Buffon, Diderot et Rousseau développent chacun une vision précise du futur, des institutions qui pourraient être construites. Les Terrestres au sens de Latour ne semblent pas avoir une vision aussi précise du futur, et justement vous insistez sur l’incertitude fondamentale de l’existence dans leur vision du monde. Donna Haraway dont vous parlez invite à « habiter le trouble ». Est-ce que l’absence de récit du futur est un problème pour les terrestres d’aujourd’hui qui s’opposent aux transhumanistes et leurs récits du futur ? Comment faire ?

Loin de la finitude, Voltaire, Diderot, les Lumières en général s’inscrivent dans une perspective de progrès, de mise en marche du temps moderne. En s’y opposant, Rousseau n’en raisonne pas moins dans ce cadre-là. Condorcet en est le plus éloquent des chantres. 

Ils comprennent le fameux vers de Térence « rien de ce qui est humain ne m’est étranger » en l’étendant au maximum. Ils étendent la conception de l’humain, en parcourant le monde et en se demandant où s’arrête l’humain. On débat pour déterminer si l’orang-outan est un humain ou un animal.

Ils l’étendent aussi dans le temps. Avec Buffon, on sort du cadre des 6 000 ans de la Bible et on cherche les débuts de la Terre et, par conséquent aussi, ceux d’une humanité antérieure à Adam et Ève.

Mais à partir du moment où le temps moderne, acteur et porté par le progrès, n’est plus opératoire, comme c’est le cas depuis plus d’un demi-siècle, on entre dans ce que j’ai appelé le présentisme, c’est-à-dire une expérience du temps qui ne connaît que le présent, un présent qui fabrique le passé et le futur dont il a besoin à chaque instant et qui prétend n’avoir d’autre horizon que lui-même. 

L’idée moderne d’une humanité en marche vers sa complète réalisation disparaît. Évolution, progrès, sens de l’histoire, autant de notions qui deviennent problématiques. À leur place s’installent la désorientation et une incertitude qui va croissant. 

Une fois ce diagnostic posé, que faire pour retrouver un rapport au temps ? 

Depuis toujours, la grande question pour toute communauté a été  : que faire, que décider ? Alors même qu’on se trouve dans le brouillard du présent.

À cette question, une réponse a longtemps été apportée par le recours à la divination. Ainsi, en Mésopotamie, les devins ont été pendant des millénaires les conseillers des rois. Ils avaient une fonction de légitimation. Et en légitimant le roi, ils se légitimaient eux-mêmes. 

Ces devins n’étaient certes pas des « scribes aztèques » (à la manière dont se présente Giuliano da Empoli dans L’heure des prédateurs !), mais ils écrivaient beaucoup. Que faisaient-ils pour répondre à la question de l’action à mener ? Ils sacrifiaient un mouton, regardaient le foie où ils lisaient ce que le dieu avait écrit. Dans ce monde de l’hétéronomie (la loi vient d’ailleurs), le devin interprète les signes et en déduit un oracle. Ensuite, il revient au roi de le suivre ou non, ou de consulter à nouveau, pour tenter d’obtenir un oracle plus favorable. 

Les devins étaient, en fait, des hommes d’archives. Ils notaient les configurations, ils dressaient des listes d’oracles et composaient des recueils. Lorsque se présente un nouveau cas, la première chose à faire est de faire appel à leur mémoire et à leurs archives pour savoir si s’y trouve déjà un cas semblable ou similaire.

Autrement dit, la logique à l’œuvre est celle du précédent. Ce monde est celui de l’ancien régime d’historicité, où pour comprendre le présent et agir sur lui, on commence par se tourner vers le passé. La résolution des problèmes repose sur la recherche de précédents. Il en va de même dans l’exercice de la justice.  

C’est dans cette configuration spécifique qu’un jour a pu émerger une première ébauche de récit historique, sous la forme de recueils de précédents à l’usage des souverains. Plus tard, ce seront les Miroirs des princes

Mais, avec le temps moderne, le précédent va perdre sa valeur prescriptive pour être finalement remplacé par la prospective. Peu à peu, l’hétéronomie initiale (une entité extérieure dicte sa loi) cède du terrain, tandis que la revendication de l’autonomie devient de plus en plus forte.    

Qu’est-ce qui se passe avec l’intelligence artificielle ? 

Peut-être revient-on à une forme d’hétéronomie. On « consulte » l’intelligence artificielle, on a affaire à un « clergé » qui sait, qui prêche et organise des grandes messes. L’IA vous dit : « Voici ce qu’il faut faire ». C’est l’exemple de Waze dans l’affaire du maire de Lieusaint Michel Bisson. L’IA réduit de deux minutes votre trajet en voiture, mais ne prend pas en compte le fait que le flot de voitures bouleverse la vie quotidienne d’un village. L’efficacité est sa seule règle. 

Cette nouvelle forme d’hétéronomie crée une situation de dépendance, d’autant plus que nous avons l’impression que même le clergé de l’IA ne sait pas exactement comment cela fonctionne. Une intelligence artificielle, sauf erreur, ne peut pas expliquer pourquoi elle a pris telle décision.

Avec l’intelligence artificielle, peut-être revient-on à une forme d’hétéronomie (une entité extérieure dicte sa loi). On « consulte » l’IA ; l’IA vous dit : « Voici ce qu’il faut faire ».

François Hartog

En somme, pourrait-on presque dire, l’humanité est passée de la loi des dieux à celle de l’IA, après une courte parenthèse d’autonomie moderne. 

Vous citez Romain Gary à la fin de votre livre, et un extrait des Racines du Ciel  : « On commence par dire, mettons, que les éléphants, c’est trop gros, trop encombrant, qu’ils renversent les poteaux télégraphiques, piétinent les récoltes, qu’ils sont un anachronisme, et puis on finit par dire la même chose de la liberté – la liberté et l’homme deviennent encombrants à la longue » 6. L’aboutissement de la logique des technocésaristes n’est-il pas précisément cela, non pas la révolution technologique et le progrès, mais la fin de la liberté et de l’autonomie de l’homme ?

L’homme de Pic de la Mirandole est celui qui, dans la création, est le seul à avoir le choix d’être ceci ou cela. L’IA qu’on peut mettre en position de décider ne laisse plus de libera optio. La logique est celle de l’efficacité et non de la liberté. 

Comme le dit Giuliano da Empoli, nous devons savoir que l’efficacité a un prix. C’est peut-être celui de la liberté, celui que nous devons être prêts à payer si nous voulons conserver notre capacité à faire des choix démocratiques.

Sources
  1. François Hartog, Départager l’humanité. Humains, humanismes, inhumains, Gallimard, 2024, p. 113.
  2. Jianwei Xun, « L’Empire de l’hypnocratie », in L’Empire de l’ombre, guerre et terre au temps de l’IA, Paris, Gallimard, 2025.
  3. François Hartog, ibid. p. 87.
  4. Peter Thiel, « L’éducation d’un libertarien », in L’Empire de l’ombre, guerre et terre au temps de l’IA, p. 161.
  5. Marc Andreessen, « Le manifeste du mouvement techno-optimiste », in L’Empire de l’ombre. Guerre et terre au temps de l’IA.
  6. Romain Gary, Les Racines du ciel, Paris Gallimard, 1980 p. 257, cité dans François Hartog, Partager l’humanité, op. cit., p. 320.
Le Grand Continent logo