« Bristol vient de sortir de son immeuble quand le corps d’un homme nu, tombé de haut, s’écrase à huit mètres de lui. Bristol n’y prête pas attention et se dirige vivement vers la Seine. »

Les deux premières phrases de Bristol donnent le ton.

Ce  nouveau roman publié aux éditions de Minuit occupe une place différente dans l’œuvre de Jean Echenoz. Si dès le premier livre, celle-ci était marquée par l’univers cinématographique, Echenoz signe cette fois-ci un roman qui porte sur le cinéma. 

Comme si le livre était lui-même un film, le lecteur — ou spectateur — suit les (més)aventures de Robert Bristol, un cinéaste assez médiocre dont la vie est plus cinématographique que les films qu’ils tentent de tourner. 

Se met en place un formidable système narratif avec des changements de focale, des gros plans, des « champ-hors-champs » drôles et inattendus qui semblent parfois surprendre un narrateur lui-même très joueur.  

En lecteur assidu de Jacques le fataliste, Echenoz questionne, moque parfois, célèbre souvent les frontières plus ou moins visibles de la liberté romanesque. 

Nous le recevons à la rédaction ; il nous raconte. 

Diriez-vous qu’avec Bristol vous atteignez une sorte de paroxysme dans votre œuvre avec un roman méta dans le sens où votre style qui navigue dans l’univers cinématographique parle ici précisément de la réalisation d’un film ?

Dès mon premier livre, j’ai voulu emprunter des éléments de la rhétorique ou de la grammaire cinématographique, tenter de les importer dans le roman. 

Avec Bristol, j’avais envie de déplacer ces emprunts vers l’action elle-même, c’est-à-dire vers un personnage de cinéaste dans sa pratique et sa vie privée. Mais si le cinéma est plus présent que dans les livres précédents, c’était aussi l’idée de mettre un peu en question le roman lui-même, dans sa construction et son projet. En le déstabilisant, par exemple, par l’emploi de différents pronoms personnels, d’interventions hors-champ, en variant les points de vue pour que le livre lui-même se mette en question, se moque parfois de lui-même.

Je ne fais certes pas une littérature de propos, mais j’avais envie que ce livre  soit aussi, comme en filigrane et par le jeu, une tentative de propos — même si ce terme est un peu fort — sur le projet romanesque. Je crois qu’en cela, Bristol est un peu différent de mes autres ouvrages : il est aussi, le plus discrètement possible, un roman sur le roman.

En vous lisant puis en vous écoutant, on sent indéniablement l’influence de Jacques le fataliste dans ce jeu avec le narrateur et la distance mise en place vis-à-vis du roman. 

J’ai beaucoup relu Jacques le fataliste, qui est comme une invention de la distance romanesque. Sterne, avec son Tristram Shandy, avait à cet égard devancé Diderot qui l’avait lu et dont il semble qu’il se soit inspiré. Si je reviens souvent à Jacques le fataliste, c’est évidemment pour le plaisir de la lecture mais aussi pour des raisons, disons, techniques.

Les espaces peuvent avoir ce rôle de détonateur, c’est souvent à partir d’un lieu que mes fictions peuvent se mettre en marche.

Jean Echenoz

On a d’ailleurs l’impression que dans Bristol, entre le roman et le cinéma, il y a le théâtre : le début du roman ressemble à un début de pièce de théâtre. Le lecteur est assis et face à lui, sur scène, on lui présente cet immeuble, ses étages et ses personnages rue des Eaux, à Paris. 

Cette rue est un des points de départ du livre. Je l’avais découverte il y a quelques années et sa conformation, son architecture m’étaient apparues comme une scène théâtrale qui m’était offerte, un décor à partir duquel une fiction pouvait se construire.

La rue des Eaux est paradoxale, presque un malentendu, elle apparaît d’abord comme une impasse puis on croit qu’elle va déboucher sur un square, et finalement elle s’achève par un escalier sombre, assez étroit, un peu oppressant et anachronique, qui pourrait vous transporter au XIXème siècle et où, d’ailleurs, Zola avait déjà situé des scènes dans son roman Une Page d’amour.

Cette architecture de la rue avec cet escalier inattendu pourrait-elle représenter la structure de votre roman ? On connaît l’importance que vous accordez aux lieux et à l’espace dans votre œuvre. En choisissant notamment la rue des Eaux comme cadre, vouliez-vous vous inscrire dans une certaine tradition ou filiation dans la représentation à la fois littéraire et cinématographique de cette rue ?

Je ne pensais pas à une tradition particulière. Mais après avoir découvert cette rue, je n’ai pas été surpris d’apprendre qu’elle avait été utilisée dans quelques films : elle était un générateur possible, presque évident pour une trame romanesque. Pas seulement un décor mais un moteur, un déclencheur d’action. Les espaces peuvent avoir ce rôle de détonateur, c’est souvent à partir d’un lieu que mes fictions peuvent se mettre en marche.

Le récit est raconté à la troisième personne mais de temps à autre une première personne surgit, comme si le metteur en scène intervenait pour dire qu’il va montrer plutôt ce qui passe ici ou là-bas. Cela vous permet notamment d’instaurer un magnifique jeu à différents niveaux de la narration avec des changements de focalisation : la caméra narrative peut se mettre derrière les yeux de Bristol, mais aussi d’une mouche comme d’un éléphant. Sentez-vous que cela vous apporte une plus grande liberté dans l’exercice de la narration — une liberté quasi totale ? 

La pratique romanesque est bien sûr un espace de liberté, même s’il vaut mieux que ce soit une liberté surveillée.

Pouvoir jouer avec d’autres codes, faire appel à une autre rhétorique permet d’offrir de nouveaux angles à cette liberté. C’est comme si l’on utilisait différentes caméras sur une seule scène. Mais outre cette référence au cinéma, j’aimais bien l’idée de faire intervenir, parfois, un narrateur ou même un lecteur imaginaires : feindre un point de vue de narrateur — qui suppose des événements, qui s’égare, qui doit corriger le tir de son histoire — tout en restant le narrateur de ce narrateur. 

On a l’impression qu’il y a une autonomie du récit, tout se déroule sur la même ligne temporelle ou le même point temporel — c’est comme si le récit était un seul et unique plan-séquence : le narrateur va par exemple dire qu’il va profiter que Bristol est en train de faire quelque chose pour regarder ailleurs ou qu’il ira voir ce qui passe pendant ce temps-là à un autre étage. Est-ce que le récit lui-même peut être considéré comme une sorte de film ?

C’est en tout cas une tentative de varier les focales, de pouvoir s’arrêter sur un gros plan comme avec cet épisode de la mouche, par exemple, jouer avec ce qu’on appelait la caméra subjective. Et faire se succéder, à propos d’un insecte, une observation un peu comportementaliste à des récits ou des résumés biographiques qui emprunteront diverses manières : celle de la vie brève ou celle de la notice Wikipédia. De toute façon, il faut du mouvement non seulement dans l’action mais aussi dans la forme. Même dans des passages qui sont un peu similaires, comme ces petits moments biographiques, je n’ai pas envie qu’ils aient la même couleur. 

J’avais envie de me placer comme narrateur du narrateur, comme une caméra qui filmerait la caméra. Jouer avec le récit comme s’il était à la fois sur l’écran mais aussi autour de lui, du côté des coulisses

Jean Echenoz

Vous semblez exploiter tous les outils qu’offre le roman pour montrer tout ce qu’il peut faire de plus que le film, en montrant notamment ce qui est hors-cadre. Vous écrivez page 93 : « Car ainsi va le cinématographe où le moins doit faire imaginer le plus. C’est le règne de la partie pour le tout, l’empire de la synecdoque où rien n’arrive à l’extérieur du cadre : hors de son rectangle où se déroule une guerre sans merci, riche en clameurs sauvages, corps démantelés et sang giclant un peu partout, il n’y a que deux types dont l’un tient une perche et l’autre un réflecteur, l’un regarde sa montre et l’autre s’éponge le front. » Ce roman se construit-il aussi par opposition au film ?

Comme c’est quand même un peu le sujet du livre, j’avais envie de cette digression sur le cinéma en proposant en retour cette référence à la synecdoque, figure de style liée à la littérature : la partie pour le tout.

Traiter le récit comme s’il n’était pas seulement sur l’écran — ou sur la page comme écran — mais hors de l’écran lui-même : dans la fabrication même du récit. Passer du côté de la technique et des techniciens. Si l’on peut faire appel au champ-contrechamp cinématographique, on peut aussi convoquer une sorte de « champ-hors-champ » ou, comme vous dites, hors-cadre. Se placer comme narrateur du narrateur, comme une caméra qui filmerait la caméra. Jouer avec le récit comme s’il était à la fois sur l’écran mais aussi autour de lui, du côté des coulisses si on veut.

Si l’on pense à la célèbre idée stendhalienne du « miroir que l’on promène le long d’un chemin », dans votre cas non seulement vous le promenez — mais vous le tournez dans tous les sens.

Je suis toujours tenu par un souci de mouvement, dans l’action du récit comme dans sa forme, en essayant de chercher des rythmes et des variations de rythme, je ne sais pas trop pourquoi. Il faut que ça bouge.

Dans l’excellent incipit du roman, un homme nu tombe de l’immeuble rue des Eaux mais Bristol ne le voit pas. La question qui se pose finalement est : cet homme qui tombe est-il hors-cadre — ce qui expliquerait d’une certaine manière que Bristol n’y fasse pas attention ?

C’est encore une histoire de hors-champ. Mais ce démarrage du livre est aussi une accroche, une façon un peu classique et presque convenue d’attirer l’attention, de convoquer la lecture par une action concrète et brusque. Les incipits peuvent tenir ce rôle d’accroche, c’est un procédé courant dans le roman policier. Ce peut être une action violente, comme ce premier plan sur un homme qui tombe, mais aussi une action toute simple : un tremblement de terre aussi bien qu’une porte qui s’ouvre. Il faut parfois que le début du livre soit un détonateur.

Bristol peut-il donc être considéré, paradoxalement peut-être, comme un anti-romancier ou un anti-réalisateur — alors que c’est son métier — dans la mesure où il ne fait pas attention à son environnement et en particulier à un élément — cet intrigant cadavre qui pourrait lui aussi lui servir justement comme matériau ?  

Je ne crois pas. Car ce début n’était pas qu’un artifice romanesque, il voulait dire aussi quelque chose du personnage de Bristol. On peut supposer qu’il est distrait, qu’il pense à autre chose. Il ne prête pas attention à ce corps qui s’écrase par terre car cela se passe hors de son champ visuel.

Cette scène est un matériau possible. Quand il la découvre ensuite, il note un détail qui pourra lui être utile dans son travail : c’est une contre-plongée sur une fenêtre de l’immeuble qui attire son regard et qui devient le matériau.

Il faut parfois que le début du livre soit un détonateur.

Jean Echenoz

D’une certaine manière, ce serait donc l’inverse de l’anti-réalisateur : il est tellement bon que son regard d’une façon inattendue se détourne de là où se pose celui du commun des mortels pour trouver un détail subtil !

Son attention ne se porte pas sur ce drame initial mais sur ce plan de l’immeuble où le drame s’est produit. Il a quand même une réaction de professionnel. De cette scène dramatique il ne retient qu’un élément décoratif : c’est encore la partie pour le tout .

On connaît l’importance que les romans policiers ont eu dans votre œuvre. Pourrait-on dire que Bristol est d’une certaine façon un anti-policier avec ce début qui offre un cadavre et une intrigue autour de cela qui se déploie en arrière-plan et qui va se résoudre à un moment donné presque comme si de rien n’était ?

En vérité, en commençant ce livre et après avoir écrit cette scène, je ne savais pas très bien comment j’allais me débrouiller ensuite avec elle.

Ce cadavre sur les bras pouvait devenir assez encombrant si je ne réglais pas cette affaire.

Mais je suis arrivé assez vite à trouver le fil possible qui expliquait sa mort, j’étais assez avancé dans le récit quand certains éléments m’y ont conduit logiquement, comme une évidence, comme si mon livre m’expliquait lui-même ce qui s’était passé.

Au début de la deuxième partie, dans le passage tragi-comique autour du flop que provoque le film de Bristol, le narrateur nous dit de ce dernier après la projection de l’avant-première : « Le lendemain matin, il s’éveille tard sans pour autant se lever tout de suite, il faut d’abord se reposer d’avoir dormi. » (p. 114) Nous parlions de Stendhal tout à l’heure et cette phrase ; dans ce contexte, m’a fait penser à ce qui pourrait être une variation de l’excellente phrase que l’on trouve dans Le Rouge et le Noir quand le narrateur nous dit sur Julien Sorel : « un des moments les plus pénibles de sa vie était celui où chaque matin, en s’éveillant, il apprenait son malheur. »

Le matin a une double dimension : il est comme une réinitialisation mais en même temps une répétition.

C’est ce moment où l’on se rappelle à soi — pas forcément à son malheur — mais qui est aussi le protocole du lever où il faut s’occuper de son corps, le nourrir, le laver avec les mêmes gestes, etc. Rien de plus répétitif que le matin, ce qui peut générer cette espèce d’angoisse du toujours pareil. C’est pour cela qu’au début, il y a ce petit passage sur le rituel du rasage qui était plus développé dans une première version. Je l’ai réduit parce que je l’avais déjà fait différemment dans un autre livre. Je suppose que c’est un sujet qui me tient à cœur. 

Dans ce même passage à la suite de l’échec de son film, Bristol va précisément chercher à faire dérailler cette routine, notamment matinale, en disparaissant. Quand il revient à Paris il est donc « malpropre et mal vêtu » — et il n’est pas rasé.   

Bristol quitte Paris et commence à errer, laisse sa voiture le conduire n’importe où sans y faire attention. Il se laisse faire comme pour improviser une autre vie. Et, oui, quand il rentre à Paris après cette espèce de fuite, son apparence a évidemment changé. Ça marche un moment mais ça ne durera pas.

Ce cadavre sur les bras pouvait devenir assez encombrant si je ne réglais pas cette affaire.

Jean Echenoz

Quand il est question du malheur du protagoniste toujours après l’échec de son film, on trouve cette phrase très drôle : « Là, le Lavomatic jouxte un imposant immeuble qui était, dans le temps, un grand et beau cinéma populaire avant qu’on le transforme en magasin de surgelés — Bristol se demande encore, pas très longtemps non plus, si ce ne serait pas une métaphore de sa vie. » Et j’ai envie de vous poser cette même question que se pose le personnage : est-ce une métaphore de sa vie ? Est-ce d’ailleurs une métaphore d’autre chose — au-delà de la vie de Bristol ?  

C’était une métaphore approximative, une supposition qui traverse l’esprit du personnage, rien ne dit qu’elle soit fondée. Elle venait en écho à la formule de Valéry qui apparaît plus tôt, quand Bristol la déchiffre au fronton du Trocadéro. Cela dit, dans l’évolution de l’exploitation du cinéma, le remplacement des nombreuses petites salles de quartier par des multiplexes a peut-être à voir avec la distribution alimentaire. Les grandes surfaces contre les petits commerces. Comme si cette diversité s’était concentrée, figée ou gelée.

Au-delà de l’image peu flatteuse du surgelé, vous avez employé le terme de gelé il y a un instant : n’est-ce pas aussi le comble pour un personnage comme Bristol et pour un narrateur comme le vôtre qui aiment le mouvement de se retrouver figé ? 

Après l’échec du film dont une partie du tournage est racontée, le personnage de Bristol se retrouve immobilisé, comme exclu de sa fonction de cinéaste et livré à lui-même. Il fallait voir ce qu’il allait faire de sa vie, conjurer cette immobilité par cette espèce de dérive solitaire en voiture à travers la France, retrouver un autre mouvement dans le récit. Encore une fois, il fallait que ça bouge.

Il est un peu dit quand même que c’est un réalisateur assez médiocre. 

Je ne voulais pas qu’il soit un grand cinéaste, un héros dans son art. Je n’ai pas très envie de m’intéresser aux vainqueurs qui risquent de m’ennuyer un peu. Je préfère m’attacher à des personnages un peu obscurs ou moyens, en difficulté ou en échec. Les grands romans qui me sont chers, chez Flaubert, chez Conrad ou Stevenson entre autres, sont souvent des chroniques d’échec.

Dans l’évolution de l’exploitation du cinéma, le remplacement des nombreuses petites salles de quartier par des multiplexes a peut-être à voir avec la distribution alimentaire.

Jean Echenoz

Quel type de relation avez-vous avec vos personnages — avec Bristol, par exemple ?

Pour Bristol, je crois que c’était un mélange d’affection et de dérision. Peut-être une vague caricature de moi-même, par moments, comme j’ai pu le faire dans d’autres livres. Il me semble de toute façon que les romans sont toujours plus ou moins des reflets de votre vie, même s’ils ont l’air très éloignés de vous-même. Comme des autobiographies brisées en mille morceaux et remontées dans un autre ordre, dont vous récupérez des fragments pour construire une fiction.

Vous écrivez comme si vous faisiez des puzzles à l’envers ?

Je commence toujours par accumuler des petites scènes, des éléments de dialogue ou de description qui n’ont pas grand chose à voir entre eux mais qui me semblent avoir une espèce de pertinence romanesque, une efficacité possible — ou qui sonnent bien.

En même temps, un scénario se dessine, qui était prémédité mais qui est progressivement nourri par ces fragments hétéroclites. C’est en effet un peu comme un puzzle inversé : tout ça finit par s’assembler et produire un tableau dont je n’avais pas une idée si précise au départ, même si j’avais une ligne générale. Et puis il y a, dès que le projet se met en place et aussi flou soit-il, des scènes établies par avance et qui sont comme des points de repère ou des étapes comme par exemple, dans Bristol, la scène de l’éléphant destructeur 1.

Connaissez-vous d’avance le point de départ et le point d’arrivée de cette ligne ou cela fait-il aussi partie du puzzle à monter ?

Le point de départ prend un moment à trouver sa forme, et le point d’arrivée s’impose assez tôt quand le travail commence à se mettre en place. Pour ce dernier livre, j’ai su très vite qu’il finirait sur cette scène de spot publicitaire, même si j’ai hésité sur les moyens d’y parvenir. Mais dès que j’ai eu l’idée de ce personnage féminin et de son rôle dans le récit, celui-ci ne pouvait pas s’achever autrement, c’était comme une évidence. 

Cette scène finale est une sorte de réaffirmation du pouvoir de l’image — bien que la dérision ne soit jamais très loin. On a l’impression d’avoir déjà vu cette publicité qui est décrite. 

J’avais été frappé par une publicité semblable à la télévision, je ne sais plus pour quel produit. C’était très bref, une fille montrait un truc en disant : « Ah, je ne connais pas ça ». Elle le mangeait puis s’exclamait : « Oh, c’est super bon ! » Tout ça à toute vitesse, pas plus de dix secondes : un condensé d’action, une épure publicitaire parfaite. Sauf qu’on n’avait pas vraiment le temps d’identifier le produit. Mais c’était la fille qui m’intéressait. Je suis toujours intrigué par les acteurs de ces spots — je me demande chaque fois d’où ils sortent, comment on les recrute, quelle est leur vie — comme par les figurants au cinéma. Pour Bristol, j’avais écrit tout un passage sur les figurants dans les films mais je ne l’ai finalement pas gardé, c’était une digression un peu trop longue qui déséquilibrait le récit.

Taper à l’ordinateur permet de repousser indéfiniment la prise de décision. C’est un avantage, mais qui a son revers pour peu que l’on soit légèrement obsessionnel. 

Jean Echenoz

Est-il vrai que vous écrivez plusieurs fois le manuscrit d’un même roman en repartant de zéro ? 

J’ai toujours travaillé comme ça, depuis le temps de la machine à écrire.

Une première version qui sert de point de départ. Les autres se succèdent pour que les choses se précisent de plus en plus.

Trois, quatre ou cinq versions jusqu’au moment où, à tort ou à raison, j’ai le sentiment que je ne peux plus modifier grand-chose. Je retapais donc tout à la machine avant qu’arrive l’ordinateur, et ce n’est plus tout à fait la même chose. 

C’est-à-dire ?

Le texte tapé à la machine paraissait définitif, du moins provisoirement définitif : pas de correction possible, pas de retour en arrière. Alors que l’ordinateur permet de repousser indéfiniment la prise de décision. C’est un avantage, mais qui a son revers pour peu que l’on soit légèrement obsessionnel. 

En tout cas, je continue à imprimer les versions successives d’un texte, et le travail n’a pas tellement changé. 

La dernière version est-elle nécessairement celle que vous retiendrez définitivement ou il vous arrive de revenir à une version antérieure ?

Ça ne s’est jamais produit. Il peut m’arriver de revenir sur des fragments que j’avais supprimés et qui trouvent finalement leur place ou jouent un autre rôle, mais généralement non, les versions précédentes sont caduques.

En parlant de retour en arrière, est-ce que vous aussi, comme le dit le narrateur à la page 123, vous préférez l’ellipse à l’hypotypose ?  

Je peux volontiers recourir à ces deux figures, avoir envie de descriptions très détaillées jusqu’à me risquer à des excès de précision, parfois quitte à m’en moquer un peu. Mais dans le passage que vous citez, je crois qu’une ellipse s’imposait. Ça me paraissait plus efficace, plus rythmé. Cela concernait la mélancolie du personnage et je préfère éviter de m’étendre sur les états d’âme, je n’ai guère de goût pour les développements psychologiques, mieux vaut réduire les choses en trois mots : j’aime mieux jouer avec l’action plutôt qu’avec l’affect.

Quelques lignes plus bas, vous écrivez que « la méthode elliptique n’exclut pas de recourir à l’image ». Dans le même passage, le narrateur coupe — l’image, pas le son — puis il fait après un « gros plan » sur l’annulaire de l’officier de police Julien Claveau qui n’a plus son alliance car il vient de coucher avec la voisine du dessous (« Un gros plan nous permet d’observer, sur l’annulaire voisin, le relief pâle et concave d’une alliance enlevée, comme une jante privée de son pneu », p. 125).

En plus de recourir explicitement au gros plan, j’aimais bien cette image de la jante et du pneu.

Je n’ai guère de goût pour les développements psychologiques, mieux vaut réduire les choses en trois mots : j’aime mieux jouer avec l’action plutôt qu’avec l’affect.

Jean Echenoz

D’ailleurs, vous filez la métaphore de la voiture plus tard dans le livre quand le narrateur compare le développement d’une discussion lors d’un dîner à une voiture vrombissante, qui roule à toute vitesse puis s’enlise soudainement avant d’éventuellement repartir. 

C’est un exemple de ce que je vous disais sur les fragments supprimés.

Avant de commencer le projet Bristol, j’avais écrit quelques lignes sur une conversation qui s’enlise comme une voiture embourbée, mais je ne savais pas très bien qu’en faire. J’aimais bien cette image mais je ne voyais pas de moment où elle pourrait me servir : elle n’avait d’intérêt nulle part. Et quand je suis arrivé à cette scène de repas, vers la fin du roman, j’ai trouvé l’espace où elle avait du sens, où il me semblait même qu’elle s’imposait. C’était précisément la pièce de puzzle qui manquait.

Vous trouvez-vous souvent à la fin d’un manuscrit, comme à la fin d’un puzzle ou d’un meuble que l’on monte, avec une pièce dont vous ne savez pas trop quoi faire ? 

Oui, bien sûr.

On ne peut pas forcer une pièce pour l’intégrer dans un tableau où elle n’a pas sa place, ça ne ferait qu’estropier la pièce et saboter le tableau. On peut garder le passage pour plus tard. Je me souviens qu’il y a très longtemps, j’avais une espèce de description de robinet dans une salle de bains qui me plaisait assez. C’est un peu trivial mais je l’aimais bien. Comme elle ne pouvait s’intégrer nulle part dans le roman que j’écrivais à ce moment-là, je l’ai quand même gardée en réserve et elle a trouvé sa place deux ou trois livres plus tard. 

J’ai parfois l’impression que le roman fonctionne comme un organisme, il peut rejeter des greffes qui ne prennent pas et qui pourront mieux jouer leur rôle dans un autre corps.

Quand on serait justement tenté de comparer les méthodes du cinéma et celles du roman dans le souci de représentation, sentez-vous que vous atteignez l’efficacité suprême lorsqu’on entremêle les deux comme vous le faites ?

Suprême, je n’irai sûrement pas jusque-là. Mais l’usage ou le détournement de la technique cinématographique permet une autre liberté de narration, un peu diagonale. C’est un outil supplémentaire. 

En plus de Diderot, lisez-vous d’autres romans où le narrateur aussi joue de la sorte avec le lecteur ? 

Je pense à ce mystérieux « Nous » qui est le premier mot de Madame Bovary et qui ne reparaîtra plus jamais dans le roman — même si l’on peut repérer une deuxième occurrence dans la scène des comices — sans qu’on sache bien si c’est un jeu, et lequel.

Mais il me semble que Nabokov, par exemple, est assez fort pour ce jeu de stratagèmes, presque de provocations avec le lecteur. Je crois me souvenir que dans Feu pâle, il y a un moment très déconcertant parce qu’il n’est pas du tout dans le style de ce qui le précède et tient presque du roman d’aventure, comme une pièce rapportée, puis à la fin de cette scène le narrateur dit à peu près : « j’espère que le lecteur aura apprécié ce passage ». Moins pervers que chez Nabokov, il y a ce jeu ironique qu’on trouve aussi chez Queneau, par exemple.

Le roman fonctionne comme un organisme, il peut rejeter des greffes qui ne prennent pas et qui pourront mieux jouer leur rôle dans un autre corps.

Jean Echenoz

Diriez-vous que le narrateur — diderotien — est bien omniscient mais joue par moments à ne pas l’être, à ne pas savoir certaines choses comme au début du chapitre 26, page 160 : « Nous ignorons en revanche pour le moment où Bristol se trouve, gageons que nous en saurons bientôt plus. » Et, cependant, tout de suite après, il nous indique avec précision ce qui se passe à chaque étage de l’immeuble rue des Eaux.

L’auteur est double, il n’est pas seul en se créant un double qui sera le narrateur. Il accorde au narrateur une force et une faiblesse : l’omniscience en même temps que l’ignorance et le doute. Le narrateur est finalement un personnage au même titre que les acteurs du roman — un personnage invisible qui s’exprime quelquefois à la première personne, peut donner son avis quitte à se tromper sur l’action.

Il y a un jeu ambigu entre auteur et narrateur : on ne sait pas forcément qui est en train de parler — ou plutôt d’écrire — d’autant plus qu’auteur et narrateur peuvent échanger leurs rôles, ou feindre de les échanger dans une espèce de va-et-vient. Si par exemple l’auteur décide, comme au début de Bristol, qu’un rendez-vous est annulé, le narrateur peut s’en plaindre comme un obstacle à son projet de récit et décide, pour gagner du temps, de résumer la vie d’un personnage ou de décrire un objet, feignant de laisser la place à l’auteur. Tout cela n’étant évidemment qu’un leurre.

Vos personnages semblent jouir d’une liberté quasi totale : ils font ce qu’ils veulent. Jusqu’où les laissez-vous aller ? Peuvent-ils être totalement autonomes ? 

Je crois que tout est plus ou moins contrôlé, suivant une ligne que je me suis fixée, même si c’est parfois improvisé, en marge de cet axe qui reste assez souple. Je ne crois pas que les personnages m’échappent en prenant leur autonomie, même si je peux feindre le moment où tel ou tel m’échappe. Jouer avec l’incontrôlé, comme laisser des parts d’ombre, cela peut donner des reliefs dans le récit.

Est-ce vraiment possible de tout contrôler dans le champ du roman ?

Bien sûr que non. Enfin, on s’imagine tout maîtriser mais il y a toujours une part d’inconscient, presque de cécité dans ce qu’on organise. C’est peut-être cette illusion d’omniscience qui est d’abord un des moteurs du livre, puis on peut s’apercevoir bien plus tard de son aveuglement.

Cela vous est-il déjà arrivé ? 

Oui, j’avais écrit dans les années 2000 une série de trois « vies imaginaires » à partir de personnages réels — Maurice Ravel, Emil Zátopek et Nikola Tesla. Je ne me suis rendu compte que bien plus tard, il n’y a pas si longtemps que ça, qu’elles étaient toutes construites sur le même schéma de grandeur et décadence, comme des destins parallèles. Ce n’était pas du tout prévu au départ. 

J’ai un peu de mal avec les vies héroïques.

Jean Echenoz

Maintenant que vous vous êtes rendu compte de cela, auriez-vous envie de faire une quatrième vie qui irait à l’encontre des trois premières ? 

Je pense quelquefois à une vie qui s’opposerait ou se démarquerait de ces trajectoires, qui serait de bout en bout glorieuse. 

Mais comme je vous l’ai dit, j’ai un peu de mal avec les vies héroïques.

Sources
  1. « Au signal convenu, un éléphant surgit pour se ruer vers la place du village. » C’est ainsi que s’ouvre le chapitre 12 du roman : nous nous trouvons en Afrique, sur le tournage du film du protagoniste. La scène décrit le passage d’un éléphant qui doit méthodiquement détruire tout un village — en suivant à la lettre ce qu’indique le scénario. Le narrateur saluera un peu plus tard le magnifique jeu d’acteur de cet éléphant dont le professionalisme et le sérieux est reconnu par tous sur le tournage.