Le nouveau livre de Milena Busquets (La dulce existencia, Anagrama) est un roman particulier. Son point de départ et sa trame est l’adaptation cinématographique du roman antérieur de Busquets, También esto pasará (Ça aussi, ça passera publié chez Gallimard en français).
Un récit sur un film qui porte lui-même sur un premier récit de la même autrice.
De multiples dimensions à travers lesquelles la narratrice fait voyager le lecteur avec légèreté pour tenter de figer non sans mélancolie certaines images, le vent, la mer ; en un mot, les souvenirs des jours heureux de son enfance sur la côte catalane, à Barcelone, à Cadaqués, avec sa mère — si centrale — et ses amis — si importants.
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La dulce existencia est un livre assez méta : c’est un texte que vous écrivez sur un film basé sur votre roman También esto pasará (Ça aussi, ça passera). La narratrice ressent même un léger malaise à la fin du chapitre 3 lorsqu’elle prend conscience de ces multiples dimensions. Cherchiez-vous avec ce livre à mettre fin précisément à cette sorte de vertige ? Vous dites par exemple à moment que vous aviez l’impression que quelque chose vous échappait avec le film : écrire ce livre vous a-t-il permis de retrouver ce quelque chose, cette histoire — de reprendre le contrôle ?
Pour moi — et je pense que c’est le cas pour beaucoup d’écrivains — écrire est toujours une tentative de reprendre le contrôle ou d’avoir le sentiment de reprendre un minimum de contrôle sur la vie et sur ce qui nous arrive.
Annie Ernaux, que j’admire beaucoup, dit que lorsqu’il lui arrive quelque chose, elle le raconte. C’est une façon de classer le dossier, de le clore ou de le comprendre. Je ne parviens quant à moi jamais à comprendre complètement ce qui m’arrive et ce que je raconte. Il reste toujours des chemins ouverts, des pistes que je n’ai pas explorées, des choses qui reviennent après un certain temps. Je pensais vraiment avoir clos le sujet avec ma mère en écrivant Ça aussi, ça passera. Pour moi, publier ce livre était un geste définitif.
Pourtant, dix ans plus tard, je me suis retrouvée à écrire à nouveau sur cela.
Ce n’était pas tout à fait volontaire : le film m’est tombé dessus.
Il vous est tombé dessus ?
Oui d’un seul coup. De manière très folle, j’ai rencontré une femme qui jouait le rôle de ma mère — et qui ressemblait à ma mère.
Il y a deux types d’auteurs : ceux qui, dans chaque livre, résolvent un sujet et ceux qui ne le résolvent jamais complètement.
Parmi ces derniers, il y a bien sûr parmi les plus grands, Proust — qui traîne les sujets dans le temps.
Écrire pour soi-même me semble toujours être un mensonge.
Milena Busquets
Quelle est la différence entre la publication d’un livre qui, à partir de ce moment-là, vous échappe puisque les lecteurs s’en emparent et le fait qu’il devienne un film ? Dans les deux cas, on pourrait être tenté de vouloir reprendre le contrôle face à une sorte de perte du livre…
Il y a en effet un sentiment de perte.
Dans mon cas particulier, tout est tellement personnel et proche de l’autofiction que c’est aussi un peu une perte de ma vie.
Je rencontre beaucoup de gens — presque toujours bien intentionnés, mais pas toujours — qui ont l’impression de me connaître. Or connaître quelqu’un, c’est déjà un peu le posséder. Il s’agit surtout de femmes qui ne me connaissent pas du tout, qui ont des vies complètement différentes et qui appartiennent à des générations très différentes. Mais d’une certaine manière, elles ont le sentiment que je leur appartiens un peu. C’est un peu vertigineux.
Quand un livre sort, il cesse d’être à vous : il devient ce qu’il doit être.
Un livre doit être jugé par les lecteurs — sinon vous trichez. Si vous commencez un livre, vous devez le terminer. Si vous avez l’incroyable chance de vous consacrer à une activité créative, vous avez l’obligation morale de la présenter au public à un moment donné.
Je n’ai jamais vraiment cru, par exemple, que Kafka voulait vraiment que Max Brod brûle ses manuscrits. J’ai toujours pensé qu’il savait que son ami les conserverait et qu’ils seraient publiés. Écrire pour soi-même me semble toujours être un mensonge.
Kafka a-t-il eu une influence sur votre travail, notamment dans la relation avec votre mère dans vos livres ?
Je m’appelle Milena précisément en référence à Kafka, à cause des lettres !
En matière de littérature sur les parents, personne n’est allé plus loin que la Lettre au père de Kafka pour demander des comptes à un père et sur ce qu’est la relation paternelle. À partir de ce texte, nous avons commencé à écrire sur les pères et les mères d’une manière complètement différente.
Dans les trois dernières pages de Lettre au père, Kafka semble finalement sauver son père, puis soudainement il renverse la situation. C’est un véritable coup de force. Kafka est un sauvage. Kafka, comme tous les grands écrivains tels que Proust ou Annie Ernaux, est un vrai sauvage. Les bons écrivains sont des sauvages absolus.
On ne peut jamais faire confiance aux écrivains.
Milena Busquets
Sauvages dans leur rapport au travail, à l’écriture, qui peut être très extrême — et sauvages dans leur rapport à leur environnement, à la réalité ?
La sauvagerie englobe tout, dans toutes ses dimensions.
Ils se moquent de ce qui peut arriver aux personnes qui composent leur environnement.
Dans mon cas, il arrive parfois que des gens me demandent ouvertement d’apparaître dans mes livres, ils vous disent même qu’ils vont vous raconter une histoire qui fera un roman génial — c’est toujours assez embarrassant…
De l’autre côté du spectre, d’autres personnes souhaitent que je les retire de mon livre. C’est un piège absolu : si vous écrivez et si vous travaillez dans et sur le monde qui vous entoure, vous vous nourrissez de tout.
J’ai été amusée d’apprendre, quand Yoga est sorti, que Carrère avait signé un document auparavant pour ne pas parler de sa femme et de leur histoire. Il l’a quand même fait !
La relation avec la réalité des écrivains, et surtout des écrivains du XXe et du XXIe siècle qui ne font pas totalement de la fiction, mais parlent de leur monde, est très sauvage.
En ce qui me concerne, c’est la raison pour laquelle je ne me mettrai jamais en couple avec un écrivain…
Même vous, vous ne faites donc pas confiance aux écrivains ?
On ne peut jamais les croire ! On sait parfaitement qu’on est de la matière première pour un écrivain. C’est encore pire si on est leur partenaire.
Dès qu’on entre dans le domaine de l’intimité — surtout physique — on passe dans une autre dimension. Si on laisse entrer quelqu’un dans son intimité, c’est de l’or pur pour un écrivain. La nudité physique et la nudité morale sont quelque chose de très intime.
Dès que vous avez couché avec quelqu’un, vous passez vraiment dans une autre dimension.
Certains disent qu’une aventure d’un soir peut être insignifiante. Je pense que cela signifie toujours quelque chose — et toujours quelque chose d’important.
Laisser un écrivain entrer dans votre vie est une chose très dangereuse.
C’est différent avec les amis même si, d’une certaine manière, on est toujours un peu amoureux de ses vrais amis.
D’ailleurs, la narratrice dit dans le livre — en paraphrasant Virginia Woolf — que le plus difficile après avoir écrit sur soi-même, c’est d’écrire sur ses amies.
Écrire sur soi-même est très difficile mais d’une certaine manière, on peut puiser dans ses sentiments, dans ce qu’on ressent, dans ses émotions, dans quelque chose de très physique, — très cutané, disons.
Virginia Woolf dit aussi que la meilleure façon de décrire un personnage est de raconter une petite anecdote à son sujet.
Dans le livre, par exemple, quand je parle de Marina Salas — l’actrice qui joue mon rôle dans le film — je raconte une petite anecdote dans un restaurant avec son compagnon, qui est un chef étoilé au guide Michelin, où c’est elle qui finit par commander le repas. Je trouve que cela décrit beaucoup mieux Marina que si j’essayais de me mettre à sa place. Il faut qu’il y ait une distance.
La difficulté est donc de trouver la bonne histoire : il faut avoir l’anecdote.
Par exemple, pour parler de vous, il me manquerait cet élément. Nous nous connaissons, il peut y avoir une sympathie, il peut y avoir un très bel appartement, une veste qui semble très bien, mais je n’ai pas d’anecdote avec laquelle je peux travailler. Tout est très beau. J’aurais besoin de voir par exemple que vous vous grattez l’oreille toutes les minutes ou qu’il y a une lampe horrible derrière vous… Ce serait un matériau de départ.
Et pourquoi est-ce encore plus difficile avec les amies ?
Parce que dans le cas des amies, tout ce qui précède se mélange à l’affection — et l’affection est un voile.
C’est un voile qui fait que quelqu’un vous intéresse beaucoup. Je ne peux parler que des gens que j’aime ; je ne peux pas parler des gens que je n’aime pas, des gens que je déteste. Je ne peux pas perdre une minute avec eux.
C’est pourquoi mes romans ne sont jamais très sanglants : je veux toujours rester proche de ce que j’aime. Avec les amis, le voile est aussi quelque chose qui vous empêche de juger avec une totale lucidité — à moins, là encore, d’avoir la bonne histoire.
Laisser un écrivain entrer dans votre vie est une chose très dangereuse.
Milena Busquets
Vous racontez dans le chapitre 4 que vous assistez pour la première fois à un tournage dans le bar Marítim qui se trouve à Cadaqués où se déroule une grande partie de votre œuvre, sur la côte catalane. Vous écrivez : « Je n’avais jamais vu cet endroit comme ça. […] Tout ce que j’ai vécu pendant les jours de tournage était à la fois totalement vrai et le comble de l’invention et du mensonge. » N’est-ce pas aussi ce qui peut arriver en littérature lorsqu’un lecteur découvre un personnage ou un lieu à travers un livre et le voit ensuite pour la première fois dans la réalité ? C’est un peu comme le narrateur de La Recherche et sa déception lorsqu’il découvre pour la première fois en vrai les personnages et les salons de ses lectures.
Bien sûr même si, dans mon cas, c’est un peu le contraire de Proust : je ne suis allée sur le tournage que pendant cinq jours.
Je n’ai pas eu le temps d’être déçue ni de voir tous les masques tomber.
Comme je le raconte dans le livre, toute la réalité qui a été spécialement mise en place pour raconter l’histoire de Ça aussi, ça passera est beaucoup mieux éclairée. Tout le monde est beaucoup plus beau que dans la vie.
Je suis restée dans cette fascination sans avoir le temps d’être déçue.
Je pense que c’est en partie pour cela que j’ai décidé de ne pas lire le scénario et de ne pas voir le film avant d’avoir terminé ce livre.
Tout devient plus complexe si l’on considère que la réalité est le film — qui est une fiction absolue inventée par quelqu’un de complètement différent, interprétée par d’autres personnes. Comme vous l’avez dit, c’est une version de quelque chose que j’ai vécu, que j’ai ensuite écrit et que j’ai enfin en quelque sorte réécrit. En général, la fiction est toujours meilleure que la réalité.
Je sens que j’ai une obligation non seulement envers la vérité, mais aussi envers la réalité. Dans mon cas, la vérité est capitale, c’est le plus important.
Milena Busquets
La narratrice dit dans le livre qu’elle veut rester vivre pour toujours dans ce monde qu’elle voit représenté dans le tournage. Préférez-vous la fiction créée par le cinéma ou par la littérature ?
C’est une bonne question. Je ne sais pas, cela dépend de la qualité du livre ou du film.
La plupart des gens vivent toujours avec un pied dans chaque monde. Il s’agit de trouver l’équilibre pour ne pas devenir fou et, à l’inverse, ne pas inventer un monde parallèle. Dans le cas particulier de ce film tiré de mon livre, cela m’a permis de rêver à l’idée que la vie a une solution.
C’est en partie ce que permet la fiction. Dans la vie, ce qui est important n’a pas de solution. Être quitté n’a pas de solution. Cesser d’aimer quelqu’un que l’on aimait il y a six mois n’a pas de solution. C’est comme la mort. En revanche, dans le film, on peut faire ce qu’on veut, décider que ces deux-là vont s’aimer éternellement, etc. C’est un pouvoir incroyable.
Ce pouvoir existe aussi dans la littérature. Mais je ne suis quant à moi pas capable de l’exercer. Je sens que j’ai une obligation non seulement envers la vérité, mais aussi envers la réalité. Dans mon cas, la vérité est capitale, c’est le plus important.
Si je devais vous décrire, j’aurais beaucoup de mal, par exemple, à dire que vous êtes un jeune homme blond — car cela me semble être une trahison. C’est un détail, personne ne s’en soucie, mais je ne sais pas faire cela. Pour raconter quelque chose, j’ai besoin que ce soit vrai, réel. Beaucoup considèrent que c’est un défaut majeur qui empêche presque de se consacrer à la littérature — mais j’ai besoin de chair et d’os.
À un moment donné, la narratrice se souvient d’une scène d’Anthony Hopkins avec Emma Thompson dans Les Vestiges du jour et nous dit : « Les yeux métalliques, presque inhumains, de Hopkins en disaient plus long sur la passion, le désir, la peur, la mort et la solitude que ce que je pourrais écrire en mille ans. »
Ceux qui se consacrent à l’écriture utilisent un moyen d’expression très ancien et rudimentaire — l’ordinateur ou parfois même un stylo et du papier…
La représentation visuelle est beaucoup plus puissante.
Si l’on fait un détour rapide par l’archéologie — que j’ai étudiée à l’université — il est normal que les humains aient d’abord imprimé leur main dans une grotte ou dessiné un bison avant d’inventer l’écriture. C’est beaucoup plus immédiat, beaucoup plus brut que de penser à écrire. Aujourd’hui, étonnamment, tout le monde pense pouvoir écrire. Tout le monde écrit des livres.
Mais il est très difficile de lutter contre l’image, car cela revient à essayer de lutter contre l’incarnation : la chair et le sang — or au fond, nous désirons tous cette incarnation.
La scène au Marítim est centrale : c’est le moment de la révélation. C’est là que vous vous rendez compte que vous allez écrire ce nouveau livre. Cette scène rappelle celle où le narrateur proustien sent le célèbre pavé dans Le Temps retrouvé, qui lui fait penser à la fameuse madeleine. Tout prend alors sens et il comprend sa vocation d’écrivain. Dans votre cas, pourquoi pensez-vous que cette révélation surgit ?
Cela varie beaucoup d’un livre à l’autre et d’une expérience à l’autre.
L’illumination qui me pousse à raconter quelque chose ne m’est pas souvent arrivée.
J’ai plutôt des intuitions, je pense qu’il y a des thèmes auxquels je dois m’attaquer ; certains me plaisent davantage, d’autres me font plus peur et me plaisent moins — ce sont peut-être d’ailleurs ceux que je devrais aborder.
Dans le cas de ce livre, il y a vraiment une révélation. En me retrouvant face à moi-même, mais vingt ans plus tôt, en entendant de loin des phrases écrites et prononcées par moi, j’ai pensé que je devais écrire ce livre. Cela me permettait également d’entrer dans une réflexion sur le thème de la fiction, de la réalité, de l’autofiction.
Vous faites de l’autofiction ?
On ne peut plus dire aujourd’hui qu’on fait de l’autofiction car c’est un terme qui a été horriblement dénigré.
Mais quoi qu’on en dise, je pense que tout est autofiction.
Il était évident que je devais écrire sur ce que j’avais sous les yeux : revoir ma famille, à Cadaqués ou à Barcelone, dans des lieux qui sont aussi en quelque sorte des personnages de mes livres et qui me sont très chers.
J’ai beaucoup plus de mal à imaginer mon prochain livre. J’ai plusieurs idées… mais cela me coûte plus.
Votre prochain livre ne pourrait pas porter sur le prochain film qui portera sur ce nouveau livre ? Vous pourriez ainsi créer un univers borgésien labyrinthique assez drôle et incroyable.
Non, Florent, je ne vais pas faire ça. Ce serait drôle, oui — mais horrible.
Je pense écrire un roman avec une histoire également très autobiographique, mais je vais essayer de faire quelque chose de différent. Il faut que ce soit différent.
Je vais revenir à la troisième personne, comme dans Ça aussi, ça passera — qui était mon alter ego.
Il est très difficile de lutter contre l’image, car cela revient à essayer de lutter contre l’incarnation : la chair et le sang — or au fond, nous désirons tous cette incarnation.
Milena Busquets
Pourquoi ?
Pour une raison très personnelle… très stupide. Je suis en ce moment très amoureuse. Mais l’histoire que je veux raconter est une histoire d’amour passée. Et je n’arrive pas à ne pas penser que, si je l’écris à la première personne, mon compagnon actuel me quittera.
Tout se mélange dans ma vie, c’est horrible.
C’est un peu le problème quand on dit qu’on fait de l’autofiction…
Tout à fait. C’est ridicule. Mon plus gros problème avec ce nouveau livre que je commence à concevoir, ce sont les justifications que je vais devoir donner.
La prochaine fois qu’on se verra, je vous dirai ce que j’ai finalement décidé.
Pour l’instant, j’essaie de faire des essais pour revenir à ce « elle ». Je pense que cela me donnera plus de liberté dans l’exercice de la narration.
En relisant des passages de Ça aussi, ça passera pour le film, j’ai pris conscience que je l’avais écrit avec plus de liberté que je n’en ai aujourd’hui. J’ai été surprise par le courage, l’impertinence, parfois le mauvais goût de ce que j’avais écrit. Mais il y avait une liberté que je veux retrouver. Quand on a vendu beaucoup de livres, tout à coup, qu’on le veuille ou non, et même si on est très habitué à gérer sa liberté, sans s’en rendre compte, on se limite dans son champ d’action parce qu’on ne veut pas faire mauvaise figure. On a peur de décevoir.
Enfin, je verrai comment faire pour que cet homme ne m’abandonne pas. En plus il est français et il sait que vous m’interviewez — donc il va lire ce que je suis en train de vous dire… Bon, c’est mon problème !
Revenons à Cadaqués, que vous avez mentionné tout à l’heure. À la fin du chapitre 2, vous écrivez : « Je n’arrive pas seulement à Cadaqués, j’arrive aussi toujours, à chaque fois, au Pays imaginaire » Pourriez-vous expliquer cette phrase dont le rythme semble culminer dans ce « Pays imaginaire » ?
Je pense qu’il existe des lieux et des personnes qui représentent le monde ouvert, les possibilités absolues, les rêves, le fantasme.
Cadaqués est un endroit très réel qui offre des possibilités infinies. Ce qui m’attire le plus, c’est de penser que tout peut arriver avec telle personne ou que tout peut arriver dans tel endroit. À Cadaqués, même si c’est un village de 1 500 habitants en hiver et que je le connais très bien, j’ai toujours cette impression.
Cela n’a rien à voir avec la familiarité. Cela peut aussi arriver avec des gens, même ceux que vous connaissez depuis plus de vingt ans. J’avais ce sentiment avec ma mère. Ma mère était aussi le Pays imaginaire.
L’important, c’est la relation qui se crée avec la personne ou le lieu. Dans le cas d’un village qui est physiquement situé dans un endroit qui, a priori, ne peut vous mener nulle part. Mais vous y arrivez — et vous arrivez ailleurs. Vous mettez soudainement les pieds dans un autre univers, dans un autre genre, dans un ailleurs. C’est formidable quand ça arrive. Le champ des possibles s’ouvre. Il faut avoir des gens et des endroits comme ça.
D’une certaine manière, la littérature est aussi ce champ infini des possibles. Cadaqués est-il votre univers littéraire, votre livre préféré ?
Cadaqués est l’un de mes personnages préférés.
Je pense qu’il y a en chacun de nous une ambivalence entre le désir de sécurité, de stabilité et les possibilités infinies. Pouvoir réunir ces deux choses est un rêve : un lieu très physique et très réel, mais aussi un lieu où tout peut arriver.
Il y a des villes, des lieux et des personnes qui s’épuisent. On arrive en pensant qu’ils seront éternels et un jour, ils ne sont plus. Si les gens ne vous font pas rêver, il ne faut pas les fréquenter. Pour moi, c’est encore plus important que l’intelligence.
Le début du chapitre 3 est très beau. Vous faites un parallèle entre la douce fatigue après une journée à la plage et après une journée avec son amoureux. La narratrice dit : « La relation avec la mer et la relation avec un amant sont assez similaires, seuls les amoureux très maladroits ne font pas penser à la mer ». À travers ce parallèle, pensiez-vous également à la longue tradition de la Carte de Tendre du XVIIe siècle, par exemple, qui cherche à représenter à travers une carte, les rivières, les océans, les sentiments amoureux ?
Il n’y a pas un seul écrivain qui n’ait parlé de la mer. C’est un thème infini. Tous les écrivains parlent d’une manière ou d’une autre de la mer.
Elle recèle une expérience physique avec la mer. Pour ceux d’entre nous qui sommes nés dans le sud — de l’Europe ou du monde — et qui avons été très proches de la mer, je pense que la première relation physique que nous ayons eue a peut-être été le fait d’y plonger. De la même manière, ce sera sans doute aussi la dernière relation physique que j’aurai lorsque mon corps sera en ruine, lorsque plus aucun homme ne voudra de moi. La mer continuera d’une certaine manière à servir : la mer accueille.
Il y a en chacun de nous une ambivalence entre le désir de sécurité, de stabilité et les possibilités infinies. Pouvoir réunir ces deux choses est un rêve
Milena Busquets
La mer est pour moi une expérience très spéciale et très solitaire. J’ai une relation très romantique et très physique avec la mer.
Je me sens très mal à l’aise quand une plage est pleine de monde. Une mer où il y a plus de trois personnes qui nagent, où j’ai quelqu’un qui nage près de moi, c’est comme si quelqu’un entrait dans ma chambre quand je suis avec mon amoureux.
Entrer dans la mer est l’une des premières sensations physiques complètes. Ce n’est pas comme entrer dans une baignoire quand on était enfant, l’eau est à une certaine température, avec du savon, c’est un environnement contrôlé. Dans la mer, il y a un antagoniste — comme dans l’amour. Il y a un antagoniste très clair : l’eau peut ne pas être à la température que vous souhaitez, votre corps peut ne pas être en forme, il peut y avoir des méduses dans la mer, etc. Il y a des milliers d’éléments antagonistes.
Dans la mer comme en amour, à un moment donné, vous vous retrouvez complètement submergé par les vagues. Il est impossible de ne pas penser à cette convergence. Dans la mer aussi, vous pouvez mourir. C’est très dangereux…
Il existe une très belle archive de Marguerite Duras d’un entretien qu’elle a donnée à la télévision française dans Au-delà des pages en 1988, dans laquelle elle dit que c’est la première fois, à ce moment-là, pendant l’entretien, qu’elle se rend compte que tous ses livres se déroulent au bord de la mer. Diriez-vous que c’est votre cas aussi ?
Je vais chercher cette archive !
L’Amant est un livre très important pour moi. Une étagère entière de ma bibliothèque est uniquement consacrée aux livres de Duras.
La mer est une rencontre avec le physique. Dans le sud de l’Europe où je vis, le temps entre aussi en ligne de compte : il y a une saison pour se baigner. Nous savons que cela ne durera pas éternellement.
Cette saison est d’ailleurs sur le point de commencer…
J’ai déjà mis un pied dans la mer, mais je n’ose pas encore me baigner car je trouve l’eau trop froide.
Il y a un moment où la saison des baignades commence et un moment où elle se termine. Cela n’est pas sans rappeler encore une fois l’amour — et même la vie.
Y a-t-il des baignades dans la mer qui sont meilleures que d’autres ?
Je suis très sensible à la baignade et je sais quand j’ai eu une bonne baignade ou une moins bonne. Tous les ans, je recherche toujours la meilleure baignade de l’été. C’est vrai que cela ressemble un peu au sexe. Ces expériences peuvent finir par se mélanger dans votre esprit : nous avons tous des baignades mémorables comme des coups mémorables.
Avec ma mère, nous recherchions toujours la meilleure baignade de l’été.
Il y a une baignade, sans savoir pourquoi, un jour, peut-être en août, en septembre, où soudain l’eau est parfaite. Le corps est parfait, vous vous sentez bien, le soleil brille d’une certaine manière et une plénitude, un bonheur incroyable surgit.
Si les gens ne vous font pas rêver, il ne faut pas les fréquenter. Pour moi, c’est encore plus important que l’intelligence.
Milena Busquets
Dans le livre, vous parlez « du paysage intraitable, sauvage et contagieux de Cadaqués » ; ce que l’on pourrait dire aussi d’une relation amoureuse. La mer de Cadaqués est-elle différente des autres mers ?
C’est comme la rose du Petit Prince. Je ne sais pas si c’est une mer différente et je ne sais pas si c’est une mer meilleure, mais c’est ma mer. Si je me déplace d’un centimètre vers le haut, vers la France, ou vers le Sud, j’ai immédiatement l’impression que ce n’est pas la même chose.
Cadaqués fait partie de ces endroits qui ne s’épuisent jamais et que vous considérez comme spéciaux parce que vous y avez passé plus de temps. Parce que, d’une certaine manière, ils vous connaissent aussi.
La mer de Cadaqués me connaît.
Vous écrivez dans le livre que vous aimeriez vous souvenir ou revenir en rêve au Marítim illuminé comme il l’était pour le tournage. Pourriez-vous me raconter comment est votre journée parfaite à Cadaqués, comment vous aimez vous en souvenir ou même l’imaginer ?
J’ai beaucoup de souvenirs, car j’y ai passé mon enfance, ma jeunesse, et j’y retourne encore aujourd’hui.
Je me souviens très bien d’un petit bateau avec lequel nous partions naviguer, un petit bateau en bois. Et je me souviens que certains jours, après avoir laissé le bateau au port, nous rentrions à la maison et passions chez le glacier pour acheter une glace pour le dessert après le déjeuner.
À l’époque, ce souvenir n’avait aucune importance pour moi.
Il y avait ma mère, les chiens qui venaient aussi se baigner avec nous, mon frère, des amis dans la voiture bondée. Nous descendions et nous discutions pour savoir si nous voulions une glace à la pistache ou tutti frutti — un parfum immonde que mon frère adorait. Le glacier n’existe plus. Beaucoup de gens ont disparu. J’aimerais pouvoir revenir à cette époque.
Et puis il y avait aussi les nuits à Cadaqués. Ces nuits folles de découvertes, d’amours fugaces. À minuit, nous sortions et nous nous retrouvions au Marítim et tout était parfait. C’était le sentiment que toutes les possibilités s’offraient à nous. J’aimerais revenir à une journée de ma jeunesse à Cadaqués, quand tout est encore à découvrir, à commencer, quand tout est encore possible.
C’est cela, la « douce existence » ?
Oui, absolument, la jeunesse est la douceur de vivre. C’est peut-être la seule douceur réelle qui nous soit donnée.
Je le vois maintenant avec l’arrivée du printemps, avec les garçons et les filles — surtout les filles. Elles se déshabillent, commencent à sortir leurs robes d’été. J’adore ça. Elles sont très jolies. C’est l’époque des floraisons, des jeunes filles en fleurs. On est en phase avec le printemps, avec le beau temps, avec la mer. Le monde vous incite, vous donne de l’élan.
Les gens qui prétendent que la beauté et l’harmonie n’ont pas d’importance sont des menteurs. J’aimerais être en harmonie avec le monde, avec le printemps et avec l’été encore un peu ; je sais que c’est court, je sais que ce n’est pas éternel.
La jeunesse est une douce existence. C’est la meilleure douce existence — c’est mieux qu’un film.