Depuis le 2 avril, nous suivons dans notre Observatoire la disruption mondiale causée par la guerre commerciale à grande échelle lancée depuis la Maison-Blanche. De Brad Setser à Giuliano da Empoli en passant par Dominique de Villepin, la revue recueille les propositions pour résister à ce choc. Si vous considérez que ce travail mérite d’être soutenu et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent

Dès son premier jour, l’administration Trump s’est lancée dans une guerre commerciale à grande échelle. Elle a augmenté les droits de douane sur l’acier et l’aluminium, les voitures et tous les autres produits concernés par lesdits « reciprocal tariffs ». Les observateurs sont nombreux à avoir du mal à comprendre la logique derrière ces mesures : selon vous, quels sont les objectifs de l’administration Trump avec sa politique tarifaire ?

De nombreuses personnes se focalisent sur le récit économique déployé par l’administration Trump pour justifier les droits de douanes — mettant en avant certains objectifs économiques, notamment par rapport à l’industrie manufacturière américaine. Or il me semble essentiel de souligner que des objectifs politiques entrent aussi en jeu, qui n’ont que très peu à voir avec les objectifs déclarés.

L’un des objectifs politiques de l’administration Trump est la réduction d’impôts

L’administration veut montrer qu’elle dispose de nouvelles sources de revenus afin de soutenir une manœuvre parlementaire qu’elle doit effectuer au Sénat et d’obtenir ces réductions d’impôts. Trump dit souvent que la meilleure période pour les États-Unis était « quand il n’y avait pas d’impôt sur le revenu » : il propose de passer d’un modèle d’imposition basé sur le revenu à un modèle basé sur la consommation, grâce aux droits de douane.

Le deuxième objectif politique est de détruire l’ordre international fondé sur des règles, qui, selon lui, ferait peser une contrainte sur les États-Unis. 

Le président américain ne croit pas au « rules-based order » et il a déclaré à plusieurs reprises qu’il souhaitait mettre fin à la participation américaine à l’OMC. C’est aussi pour cela que Trump qualifie souvent l’Europe d’« arnaque » (scam) : l’Union repose sur cet ordre international fondé sur des règles.

Le troisième objectif politique de l’administration Trump à travers les droits de douane est de créer une relation de domination dans les négociations avec 190 pays. 

Alors que les relations économiques étaient auparavant fondées sur le rules-based order, chaque pays devrait désormais prouver sa loyauté à l’administration, et offrir des « avantages » (goodies) à Trump et à son clan. Cela ne concerne pas seulement les pays, mais aussi les entreprises : en gros, tout le monde cherche à obtenir des exemptions. Cela crée de nombreuses opportunités d’enrichissement pour l’administration voire la famille Trump elle-même — c’est ce qu’on vu avec l’accord avec les Émirats arabes unis sur les crypto-monnaies.

Trump propose de passer d’un modèle d’imposition basé sur le revenu à un modèle basé sur la consommation, grâce aux droits de douane.

Abraham Newman

Il faut bien comprendre que ces décisions ne sont pas prises par une administration américaine guidée par l’intérêt national : ce sont des décisions qui servent Trump, sa famille et le mouvement MAGA qui les soutient.

On pourrait déceler là une sorte de mentalité impériale au sein de l’administration Trump, qui chercherait à obtenir un « tribut » des autres pays afin de pouvoir créer un ordre hiérarchique. Pensez-vous que l’administration Trump agit avec un agenda « néo-impérialiste » ?

Je ne suis pas sûr que l’« impérialisme » soit le bon cadrage.

Cela dit, la vision stratégique globale de l’administration Trump est en effet totalement déconnectée de la vision traditionnelle de l’après-guerre. 

Les États-Unis s’appuyaient traditionnellement sur un ordre multilatéral fondé sur des règles, reposant sur trois piliers : les règles, les marchés ouverts et les droits de l’Homme. Il s’agit d’un libéralisme au sens des droits politiques libéraux. Au contraire, l’administration Trump s’appuie sur l’arbitraire, la domination et l’inégalité entre les acteurs du système international.

J’utilise le terme — même s’il n’est pas encore tout à fait approprié — de « néo-monarchiste » pour qualifier Trump. 

Avant l’État-nation, les interactions internationales étaient fondées sur des systèmes monarchiques. Elles étaient transnationales, et très inégales. Certaines parties du monde étaient considérées comme importantes, d’autres comme peu importantes, voire non pertinentes. Au sein même des sociétés, un clan d’initiés était le moteur des interactions internationales. Les citoyens étaient totalement exclus du gouvernement des royaumes.

Ce genre de débat a déjà eu lieu au niveau national autour de concepts tels que le « néo-féodalisme ». La réflexion portait sur les inégalités au sein des sociétés. Pour ma part, je pense que nous entrons surtout dans un nouveau type de structuration du système international, fondé sur d’autres principes tels que l’arbitraire, l’inégalité entre souverains et la domination. Au lieu d’avoir des règles qui apportent des certitudes, tout le monde se retrouve confronté à l’incertitude. 

Le monde est soumis à une sorte de nouveau « droit des Rois » : tout ce que dit le Roi fait loi. 

Au royaume de Trump, il existerait des relations de subordination — comme avec le Groenland et le Canada. Loin de la conception d’après-guerre selon laquelle toutes les nations sont égales, il y aurait l’idée que certaines le sont moins que d’autres.

On constate également que ceux qui sont considérés par l’administration Trump comme des pairs sont les pays dotés de sphères d’influence. Ainsi, Poutine en Russie et Xi en Chine sont le genre d’acteurs que la Maison-Blanche considère comme égaux des États-Unis.

Enfin, dans cette conception néo-monarchiste ou néo-royaliste, le but des relations internationales est de servir le clan — famille, courtisans — qui tient le au pouvoir. 

Dans ce nouvel ordre, l’Europe se trouve dans une position très difficile : elle n’exerce pas d’autorité sur une sphère d’influence autour d’elle et elle n’est pas dirigée par un clan ou une tribu.

Au royaume de Trump, il existerait des relations de subordination — comme avec le Groenland et le Canada. 

Abraham Newman

L’administration Trump a lancé une grande série de négociations après avoir suspendu une partie des droits de douane imposés à l’occasion du « Liberation Day ». Pourraient-elles aboutir ?

Cette initiative a déclenché 190 négociations simultanées — ce à quoi le gouvernement américain n’était pas du tout préparé. Il n’a pas de plan pour chacun de ces pays. Il n’a même pas de plan pour les pays les plus importants.

C’était très clair dans le cas du Japon : les négociateurs japonais sont venus aux États-Unis et — du moins selon ce que j’ai entendu lorsque j’étais au Japon — on leur a dit quelque chose comme « give us something big ». Ce n’est pas de cette manière que l’on entame des négociations commerciales. 

Ces négociations sont toujours très politiques car elles touchent à des aspects profondément enracinés du fonctionnement des économies. Il faut donc être à même de disposer d’une feuille de route sur ce qui va se passer. Dans de nombreux cas, non seulement l’administration américaine n’a pas de plan mais elle a même éliminé les experts qui auraient pu élaborer ces plans. Alors que l’exercice du D.O.G.E. consiste essentiellement à vider le Département d’État de ses diplomates, ceux-ci qui auraient pu élaborer des plans de négociation.

Le deuxième point est que les États-Unis sont en position de faiblesse dans ces négociations, en raison du poids du marché obligataire.

Une partie essentielle de la tactique américaine dans les négociations consiste en effet à dire que si aucun accord n’est conclu, les droits de douane reviendront au niveau réciproque plus élevé. Mais le marché obligataire a déjà signalé qu’il ne supporterait pas le coût de ces droits de douane plus élevés : je ne vois donc pas comment la plupart des pays pourraient aller au-delà du niveau actuel des droits de douane, qui est de 10 %.

C’est cette dynamique qui vient de se reproduire dans les négociations entre les États-Unis et la Chine.

Les conséquences pour les États-Unis d’avoir imposé plus de 100 % de droits de douane étaient trop élevées : les ports se vidaient et les familles américaines auraient réellement pu devoir priver leurs enfants de poupées pour Noël. L’« accord » annoncé aujourd’hui avec la Chine n’a rien d’un deal : les États-Unis ont tout simplement cédé. Ils ont seulement pris conscience d’une réalité : il leur est impossible de supporter l’impact économique d’un découplage total. Soyons clairs : les droits de douane de 30 % s’appliquent toujours : cela alimentera encore davantage l’inflation. Cette nouvelle « pause » de 90 jours renforce donc encore l’incertitude économique sur les marchés.

Ce revirement américain affaiblit considérablement les États-Unis vis-à-vis de la Chine. Pour bien négocier, il aurait fallu que l’administration discute avec ses alliés et obtienne leur accord préalable avant d’imposer des menaces. Ensuite, s’il y avait eu quelques récalcitrants, Trump et ses hommes auraient pu dire : « nous vous puniront ». Mais en l’occurrence ils ont déjà déclenché une telle escalade qu’il n’y a pas d’autre choix que de reculer.

Enfin, les États-Unis ont sapé leur crédibilité quant à leur capacité à respecter un accord. 

Trump a pratiquement changé de position tous les jours.

La liste des conditions générales pour les négociations entre les États-Unis et le Royaume-Uni comprend par exemple la phrase suivante : « Le présent document ne constitue pas un accord juridiquement contraignant. »

Si votre objectif est de négocier, pourquoi accepteriez-vous cela ? L’administration Trump fonctionne comme le compteur kilométrique d’une voiture qui se remettrait toujours à zéro. Vous n’obtenez aucun crédit en concluant un accord avec l’administration Trump : ils demanderont toujours plus. 

Pour Trump, les deals ne sont pas un test de loyauté : c’est un test de domination. Si vous cédez à l’accord, on vous demandera toujours plus — car vous aurez montré votre faiblesse à l’administration.

Dans cette situation, comment négocier avec le gouvernement américain ? Certains pays ont indiqué qu’ils ne riposteraient pas et se sont engagés dans la négociation — le Royaume-Uni, qui été jusqu’à conclure un accord, l’Inde, le Japon. Les pays devraient-ils se montrer plus assertifs ?

Les pays qui négocient se mettraient dans une position confortable en adoptant une ligne du type : « nous ne riposterons pas, mais nous ne conclurons pas d’accord non plus ».

Dans une négociation, on met en œuvre des représailles pour avoir un moyen de pression. Cela suppose que l’on s’attende à ce que, lorsqu’un accord sera conclu, il sera respecté et maintenu, conformément à la négociation.

Or avec l’administration Trump, que ce soit dans le cadre de l’accord de libre-échange avec la Corée ou de l’accord avec le Canada et le Mexique, Washington a montré qu’il n’était pas disposé à être un partenaire crédible dans ces négociations. Quel serait alors l’intérêt de conclure un accord, s’il n’est pas crédible ?

Pour Trump, les deals ne sont pas un test de loyauté : c’est un test de domination.

Abraham Newman

Le problème avec les représailles, c’est qu’elles nuisent avant tout à vos propres industries et consommateurs — car vous augmentez en fait les droits de douane sur les marchandises.

Une bien meilleure stratégie consisterait à dire : « Nous n’allons ni riposter, ni conclure d’accord. Nous allons continuer à ouvrir davantage nos marchés aux tiers et nous allons passer à autre chose. Lorsque les États-Unis seront prêts, ils devront revenir et réduire leurs droits de douane, car ils se nuisent à eux-mêmes. »

Pourtant, si l’on considère que l’administration Trump ne comprend que la force et la souffrance, en augmentant la souffrance dans l’économie américaine par des représailles, n’augmente-t-on pas les chances d’arrêter l’intimidation ?

Les États-Unis ont déjà déjà tellement de leurs relations avec la Chine que des représailles causeraient surtout des souffrances à la société du pays qui les mettrait en œuvre.

Si l’Union décidait d’imposer des droits de douane en Europe, cela ne ferait qu’affaiblir l’économie européenne.

Dans ce contexte, l’Europe ferait beaucoup plus mal à Washington en signant une série d’accords de libre-échange avec d’autres pays : cela saperait encore davantage la confiance des investisseurs vis-à-vis des États-Unis.

La Chine a choisi la riposte. Cela a créé une dynamique de représailles conduisant quasiment au blocage des échanges commerciaux entre la République populaire et les États-Unis — jusqu’à la toute récente « pause » de 90 jours qui pour une durée temporaire abaisse considérablement le niveau des droits de douanes. Pourquoi pensez-vous que Pékin a réagi ainsi ?

Je ne suis pas sinologue, mais je pense que cette réaction est principalement due au manque de crédibilité de l’administration Trump. Ils savaient que, s’ils ne se montraient pas fermes dès le début, les exigences ne cesseraient de s’accumuler. Cela fait partie de leur expérience des négociations avec la première administration Trump. 

D’autre part, ils savaient qu’au sein de l’administration, un groupe puissant veut attaquer la Chine sur le plan économique — Peter Navarro et ses partisans. Ils savaient donc qu’il n’était pas possible de s’en tirer à bon compte, dans n’importe quel type de négociation. Ils ont compris que les négociations n’aboutiraient pas à un résultat clair. Alors que l’administration Trump avait déjà imposé un niveau très élevé de droits de douane, à environ 60 %, je pense que la seule façon pour la Chine de signaler sa position à l’administration Trump était d’opter pour une escalade assez forte.

Adam Posen a publié un papier intéressant dans Foreign Affairs où il affirme que la Chine a toutes les cartes en main et qu’elle sortirait gagnante d’une escalade 1. Je pense que pour le moment, la situation reste très incertaine et instable. 

La récente désescalade indique que les États-Unis ne pourront pas maintenir un découplage total. Ils devront plutôt composer avec une inflation plus élevée et une incertitude persistante. Ce qui viendra ensuite n’est pas clair, mais je ne suis pas convaincu que ce soit « sans aucun doute la Chine » ou « sans aucun doute les États-Unis ». Dans tous les cas, les deux parties vont souffrir économiquement, et cela va nuire à la vie des gens. 

Donald Trump a déclaré à la télévision que les enfants ne devraient recevoir à Noël « que deux poupées » et qu’ils devraient s’en contenter 2. Quel genre de monde est-ce là ?

J’estime que les États-Unis sont en position de faiblesse dans cette négociation en raison de la manière dont l’administration Trump l’a menée. Comme je l’ai expliqué, l’administration Trump a déjà signalé qu’elle ne pouvait pas aller plus loin à cause de sa position très précaire sur les marchés obligataires. Si vous regardez les obligations à dix ans, elles sont meilleures que les obligations à court terme : cela suggère que les gens pensent que les droits de douane vont baisser. Ainsi, si les droits de douane ne baissent pas avec la Chine, le marché risque de vaciller. 

À l’heure actuelle, toutes les grandes entreprises ont déjà constitué des stocks. Face à ce qu’il se passait, elles ont surstocké. L’activité portuaire ralentit déjà. Les États-Unis ont vu venir un choc dans les chaînes d’approvisionnement pour les prochaines semaines : le fait qu’ils aient accepté la désescalade à Genève prouve qu’ils étaient en position de faiblesse dans les négociations.

L’autre argument avancé par Adam Posen, et d’autres, est que le gouvernement chinois serait plus disposé à laisser ses citoyens souffrir. Le régime serait plus à même de maintenir des sanctions que les États-Unis. Avec la campagne de Biden, nous avons vu que son administration n’a pas été capable de gérer une inflation de 8 % — ce qui n’est même pas énorme, comparé à la Turquie par exemple. Certes, c’est un taux élevé et les gens en ont souffert, mais par rapport à l’économie mondiale, je ne suis pas sûr que le citoyen américain moyen soit prêt à supporter autant de coûts.

Le nouvel argument avancé par Scott Bessent est que les droits de douane sont un moyen de pression pour inciter tous les pays à s’engager dans un front commun face à la Chine. Pensez-vous que cette perspective soit réaliste ?

En sapant sa crédibilité, l’administration américaine sape en fait sa position vis-à-vis de la Chine.

Les droits de douane affaiblissent les liens économiques entre les États-Unis et de nombreux pays, qui seraient nécessaires pour construire un front uni : la Thaïlande, le Vietnam ou les Philippines, se sont retrouvés soudainement confrontés à des difficultés économiques pour exporter leurs produits vers les États-Unis.

Ces mesures nuisent également aux États-Unis sur le plan politique.. Je viens de passer quelques jours à Taïwan et, même si les Taïwanais n’aiment pas en parler, un sentiment de « scepticisme américain » émerge — une incertitude quant à la fiabilité des États-Unis. Les droits de douane ne font que renforcer ce scepticisme chez certains, qui commencent à se dire qu’ils ne peuvent peut-être plus compter sur les États-Unis.

L’Europe ferait beaucoup plus mal à Washington en signant une série d’accords de libre-échange avec d’autres pays : cela saperait encore davantage la confiance des investisseurs vis-à-vis des États-Unis.

Abraham Newman

On voit donc que les États-Unis affaiblissent les relations économiques qui pourraient être utilisées contre la Chine, tout en augmentant leurs risques politiques vis-à-vis d’elle. Dans le même temps, la désescalade américaine montre que même les États-Unis ne sont pas vraiment capables de parvenir à un découplage vis-à-vis de la Chine. Si vous faites partie de ces pays, pourquoi devriez-vous supporter des difficultés que les États-Unis eux-mêmes ne sont pas prêts à endurer ?

De son côté, Pékin tire profit de cette situation. La République populaire mène actuellement une campagne mondiale pour souligner qu’elle n’est pas le pays agresseur. Lula vient d’arriver en Chine et cherche à conclure davantage de contrats sur le soja. Il y a un an, rien de tout cela n’aurait été possible : les États-Unis s’efforçaient de créer une coalition économique anti-chinoise, en utilisant à la fois la carotte et le bâton. Aujourd’hui, ils se contentent de menacer les pays pour obtenir leur coopération. 

Or si vous voulez vraiment inciter les gens à coopérer avec vous, vous devez leur donner des incitations — qu’il s’agisse de transferts de technologie, d’aide au développement ou d’autre chose — et je n’entends rien de tel de la part des États-Unis à l’heure actuelle. Au contraire, le démantèlement d’USAID détruit nos efforts pour fournir des ressources qui pourraient amener ces pays à collaborer au sein d’un bloc anti-Chine.

Pensez-vous que cela pourrait transformer l’ordre mondial, en particulier l’ordre commercial ?

Ma plus grande crainte est que les pays qui sont attachés à l’ouverture et au commerce ne prennent pas le leadership et ne stabilisent donc pas le système international.

Il faut bien comprendre une chose essentielle : ce n’est pas parce que les États-Unis ne veulent pas faire partie d’un ordre international fondé sur des règles que cet ordre doit nécessairement disparaître.

C’est pourquoi il faut éviter à tout prix la fragmentation entre des pays comme le Japon, l’Australie ou les États membres de l’Union européenne.

Bien qu’ils soient extrêmement puissants sur le plan économique, ils ne se considèrent souvent pas comme des leaders du système international — estimant plutôt que c’est le rôle que les États-Unis devraient jouer. 

Pourtant, c’est un fait : les États-Unis refuseront de jouer ce rôle au cours des prochaines années. Si les pays veulent maintenir un ordre international fondé sur des règles, ce sont eux qui doivent le faire exister et le diriger.

Il me semble important que l’Union se coordonne étroitement avec tous ceux qui veulent continuer à faire du commerce librement et crée une sorte d’« alliance de l’ouverture » — un ensemble de pays qui prendraient acte du fait que les États-Unis ne veulent pas faire partie de l’ordre commercial mondial mais qui continueraient à le faire avancer malgré tout. 

Face à Trump, la ligne devrait être : « nous ne riposterons pas, mais nous ne conclurons pas d’accord non plus ».

Abraham Newman

Dans cette optique, j’estime que des accords tels que celui conclu entre l’Europe et le Mercosur sont très importants.

En Asie, le Partenariat transpacifique global et progressiste (ou CPTPP) est clef et l’Europe devrait s’efforcer d’y adhérer — ou du moins d’approfondir ses relations avec la région. Ursula von der Leyen a indiqué que c’était l’un des objectifs de Bruxelles, mais il existe encore beaucoup de résistance à ce sujet — comme sur le Mercosur.

Si l’Europe, le Japon et les autres grandes puissances économiques ne parviennent pas à se coordonner, nous assisterons à une fragmentation accrue du système international. Le pire scénario serait alors, comme je le mentionnais plus haut, une sorte de découplage en spirale qui ne concernerait pas seulement les États-Unis et la Chine, mais se répercuterait également sur l’Europe.

Dans cette « ligue » pour sauver l’ordre mondial fondé sur des règles, l’Union et le Japon — peut-être aussi le Brésil et la Corée du Sud — pourraient-ils travailler avec la Chine ? Ou bien le contexte actuel — tensions politiques, différends commerciaux — rendrait cela impossible ?

La Chine est aujourd’hui plutôt en position de faiblesse en raison de sa situation économique interne et des droits de douane imposés par les États-Unis. Même à 30 %, la Chine va souffrir des restrictions américaines.

L’Union ne devrait jamais considérer Pékin comme l’acteur dominant par défaut : la Chine a un intérêt à maintenir l’ouverture et le commerce avec le reste du monde. L’Europe doit donc être capable d’expliquer quelles sont ses exigences pour que cela fonctionne. 

Le pire scénario serait une sorte de découplage en spirale, qui ne concernerait pas seulement les États-Unis et la Chine, mais se répercuterait également sur l’Europe.

Abraham Newman

Certains considèrent qu’il devrait y avoir une coordination entre l’Europe et la Chine pour stabiliser l’économie internationale. Dans les années 1980, les États-Unis et le Japon avaient par exemple mis en place des restrictions volontaires à l’exportation afin que le Japon ne déverse pas des tonnes de voitures sur le marché américain. Si la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine se poursuivait, l’Europe devrait alors travailler avec Pékin pour adopter une approche similaire. Le message adressé à la Chine pourrait être : « votre intérêt à long terme est de stabiliser cette relation, et non de déverser toutes vos marchandises en Europe pour créer une guerre commerciale ».

Cela dit, je suis très sceptique quant à la possibilité que l’Europe puisse simplement se rallier à un ordre dirigé par la Chine.

La guerre en Ukraine nous a montré que l’Europe ne pouvait pas compter sur les gouvernements autocratiques pour respecter leurs engagements à long terme. L’interdépendance économique comporte à la fois des menaces et des opportunités, comme Henry Farrell et moi-même le montrons dans nos travaux sur l’arsenalisation de l’interdépendance (weaponized interdependence3 et dans notre livre L’Empire souterrain. Comment les États-Unis ont fait des réseaux mondiaux une arme de guerre 4.

La Chine a montré sa volonté de contraindre l’Australie, la Corée et le Japon. C’est un pays qui est clairement prêt à utiliser ses relations économiques pour exercer son pouvoir. Personne en Europe ne devrait être naïf et penser que « si les États-Unis ne sont plus notre protecteur, alors la Chine devrait l’être ». Cela n’a aucun sens.

Pour autant, à tout le moins sur le plan commercial, la Chine a tout intérêt à maintenir l’ouverture et à coopérer avec l’Europe à l’atténuation des difficultés que les droits de douane actuels créent dans le monde.

Passons maintenant à l’impact à long terme que cette politique pourrait avoir sur l’économie et la puissance des États-Unis. Dans vos travaux sur l’interdépendance, vous montrez que les États-Unis ont tiré profit de leur influence sur certains réseaux — notamment la finance, la communication et les données. Considérez-vous le système commercial international comme étant l’un de ces réseaux dominés par les États-Unis ?

Dans nos travaux avec Henry Farrell, nous nous sommes concentrés sur de nombreuses activités du secteur des services, et sur la manière dont le monde en est devenu dépendant — qu’il s’agisse de Google et Facebook, de J.P. Morgan ou de la propriété intellectuelle américaine. 

Même si les Taïwanais n’aiment pas en parler, un sentiment de « scepticisme américain » émerge sur l’île.

Abraham Newman

À terme, les droits de douane pourraient conduire à une moindre utilisation de ces services, mais dans de nombreux cas, ils n’auraient pas d’incidence directe, car il s’agit du secteur tertiaire.

Cela dit, je pense que l’on observe un scepticisme croissant quant à la capacité des pays à considérer ces entreprises comme de simples acteurs économiques mondiaux. En Europe, on entend de plus en plus parler de l’Eurostack et de la nécessité d’une alternative européenne indépendante aux fournisseurs de cloud computing et aux hyperscalers américains. De la même manière, dans de nombreuses capitales, le débat porte sur les systèmes militaires américains.

Avec Henry Farrell, nous expliquons dans un article pour Foreign Affairs que, si des entreprises américaines comme Twitter ou Google s’alignent trop sur le gouvernement américain, et si l’état de droit est moins clairement établi, cela poserait finalement un problème d’image de marque à ces entreprises dans des marchés comme l’Europe 5. Les consommateurs et les gouvernements se demanderaient si elles sont réellement indépendantes des exigences du roi Trump.

Si le marché américain commence à suivre la « loi du Roi » plutôt que la sienne, la puissance économique des États-Unis pourrait s’en trouver affaiblie à long terme.

Abraham Newman

Cela pourrait avoir un impact à long terme sur la puissance économique des États-Unis. Pensez-vous que les dommages causés seront difficiles à réparer ?

À la fin de notre livre, nous avertissions avec Henry Farrell que la plus grande menace pour la puissance économique des États-Unis à long terme ne résidait pas tant dans la montée en puissance de la Chine que la menace qui pèse sur la démocratie et l’État de droit américains eux-mêmes. 

Il est encore temps de les réparer. On pourrait par exemple mettre en place une série de réformes qui contribueraient à rassurer le monde sur le fait que le droit de propriété et l’État de droit sont assurés. Mais cela n’est pas garanti si cette situation dure trop longtemps.

Ce qui rend les entreprises américaines si attrayantes, c’est le fait que nous disposons du marché le plus vaste, le plus liquide, le plus transparent et le plus responsable au monde. Si, soudainement, ce marché commence à suivre la « loi du Roi » plutôt que la sienne, la puissance économique des États-Unis pourrait s’en trouver affaiblie à long terme.

Sources
  1. Adam S. Posen, « Trade Wars Are Easy to Lose : Beijing Has Escalation Dominance in the U.S.-China Tariff Fight », Foreign Affairs, 9 avril 2025.
  2. Trump says US kids might have ‘two dolls instead of 30’ due to tariffs, BBC, 1er mai 2025.
  3. Henry Farrell, Abraham L. Newman, « Weaponized Interdependence : How Global Economic Networks Shape State Coercion », International Security ; 44 (1) : 42–79, 2019.
  4. Henry Farrell et Abraham Newman, L’Empire souterrain. Comment les États-Unis ont fait des réseaux mondiaux une arme de guerre, Odile Jacob, 2024.
  5. Henry Farrell et Abraham Newan, « The Brewing Transatlantic Tech War », Foreign Affairs, 3 avril 2025.