Un nouveau sonnet de Cervantès
L’aubaine est rare, d’un nouveau texte attribué à un écrivain de la taille de Cervantès (1547-1616). Même quand elle ne consiste qu’en un modeste sonnet, la trouvaille est susceptible d’éveiller des réflexes qui ne sont pas sans rappeler ceux que cause l’invention des reliques de saints — on oublie trop combien la canonisation littéraire emprunte à la religieuse, outre son nom, ses modalités et ses processus de sanctification des auteurs et des textes.
D’ardents débats ont pu multiplier les papiers attribuant ou retirant tel ou tel texte à l’auteur de Don Quichotte, le célèbre manchot de Lépante Miguel de Cervantès qui, par l’ironie qui le caractérise, semble avoir anticipé dans ses fictions ces jeux d’autorité et d’auctorialité. Songeons, ainsi — par ordre de probabilité d’attribution croissant —, au bref Dialogue entre Cilène et Sélane sur la vie paysanne (mais l’attribution à Cervantès depuis 1874 est bien loin d’en être consensuelle), à La Tante supposée, nouvelle redécouverte en 1788 et dont l’attribution à Cervantès par Isidoro Bosarte est aujourd’hui majoritairement acceptée, à l’Épître en vers à Mateo Vázquez, découverte en 1861 et dont la redécouverte du manuscrit en 2005 par José Luis Gonzalo Sánchez-Molero semble confirmer l’attribution, et enfin, à La Conquête de Jérusalem par Godefroy de Bouillon, hommage à l’épopée du Tasse (que l’on s’accorde à attribuer à l’auteur de Don Quichotte depuis sa découverte par l’hispaniste italien Stefano Arata, en 1992).
Cependant, quand ce nouveau texte, sonnet de circonstance qui ne brille pas par son originalité, ne présente à première vue qu’un très mince intérêt littéraire, il serait dommage de ne pas saisir l’occasion d’une réflexion sur ce qu’il permet malgré tout d’établir, notamment en ce qui concerne les rapports de Cervantès à la politique de son temps.
Que la rédaction du Grand Continent accueille les présentes considération est l’occasion de mesurer à quel point les perspectives politiques et géopolitiques sont de nature à éclairer la pensée de Cervantès et, particulièrement, le nouveau sonnet que j’ai eu l’honneur de porter à la connaissance de la communauté scientifique dans les pages de la revue Criticón 1.
Le texte en question est un sonnet d’éloge, placé, comme cela se faisait fréquemment à l’époque, au début d’un petit imprimé publié à Madrid en août 1612. Cet imprimé contient un récit de fête (une relación, une chronique) dans lequel un certain Juan de Oquina, trésorier du vice-roi de Naples, le comte de Lemos, rapporte les réjouissances publiques organisées trois jours durant à Naples pour célébrer la double union entre les maisons de Bourbon et de Habsbourg.
La décision de ce mariage avait été rendue publique au mois de février 1612, au terme de longues tractations entre la régente de France, Marie de Médicis, et le roi d’Espagne, Philippe III : en 1615, après avoir effectué l’échange des princesses sur l’île des Faisans, au milieu de la Bidasoa, le jeune Louis XIII allait épouser l’infante, Anne d’Autriche, et sa sœur Elisabeth allait devenir l’épouse du futur Philippe IV. Cette union traduisait un renversement stratégique radical, après la mort d’Henri IV qui, juste avant son assassinat par Ravaillac en 1610, avait lancé les accords et les préparatifs matériels nécessaires à une guerre d’ampleur européenne contre l’Espagne, en s’alliant avec des princes protestants d’Allemagne et avec la Savoie.
L’événement était donc d’importance et les capitales européennes rivalisèrent de fastes pour dire symboliquement tant leur joie que leurs rôles politiques respectifs.
Paris fut la première à fêter l’événement, avec l’inauguration, en avril 1612, de la place des Vosges, alors place Royale, et c’est précisément pour répondre à ces fastes que le comte de Lemos voulut organiser à Naples des fêtes, qui venaient après celles d’autres cours italiennes, mais en renchérissant de magnificence. Cervantès lui-même devait faire référence à ces célébrations dans son Voyage au Parnasse, publié en 1614, mais commencé probablement deux ans plus tôt, témoignant de leur retentissement dans le monde littéraire et politique de l’époque.
Cervantès, en mettant son talent au service de cette entreprise, se fait le partisan du comte de Lemos, et c’est ce qu’il célèbre déjà en 1612 dans le sonnet maintenant redécouvert :
De Miguel de Cervantes a don Juan de Oquina
Soneto
Salen a luz por vuestro buen deseo,
don Juan de Oquina, las heroicas fiestas
que a la envidia serán siempre molestas
en cuanto al mundo diere luz Timbreo ;
el alto ingenio y las grandezas veo
(a la tierra y al cielo manifiestas)
de vuestro dueño en ellas, y son estas
honra de Lemos, gloria de Himineo.
De generosos ánimos modelo,
leyes de quien las galas la reciben,
demostración de bien fundado gusto,
fiestas en fin de quien se alegra el cielo,
se enamora la tierra, y que aperciben
venturas nuevas al novel Augusto.
*
En voici une version prosaïque :
Sonnet de Cervantès à don Juan de Oquina
Sous l’impulsion de votre noble désir, don Juan de Oquina, paraissent au grand jour les fêtes héroïques qui seront toujours, tant que le monde recevra la lumière d’Apollon Thymbrée, détestées par l’envie. J’y reconnais l’élévation de l’esprit et la grandeur de votre maître, manifestes tant à la terre qu’au ciel : ces fêtes sont l’honneur de Lemos, la gloire d’Hyménée, le modèle pour les âmes généreuses, une loi de qui fait la loi en matière d’élégance, la démonstration d’un goût solidement fondé — en somme, ces fêtes sont la réjouissance du ciel, la séduction de la terre, et elles préparent de nouveaux bonheurs pour le jeune Auguste !
Le comte de Lemos, mécène de Cervantès
Qui fut ce comte de Lemos, en qui Cervantès semble voir l’homme providentiel, modèle, loi et exemple, semblable à un nouvel Auguste ?
L’histoire littéraire a gardé sa mémoire avant tout, et presque exclusivement, pour le rôle de mécène qu’il exerça en faveur de Cervantès, qui à son tour lui dédicaça toutes les œuvres qu’il devait publier au cours des années qui lui restaient à vivre. Ce point est essentiel si l’on veut comprendre la relative stabilité économique qui permit ensuite à Cervantès l’incroyable rafale de publications qui caractérise ses dernières années, avant sa mort en 1616 (la même année que Shakespeare) : les célèbres Nouvelles exemplaires (1613), l’édition de son théâtre (1615), la seconde partie du Don Quichotte (1615), et enfin, posthumes, Les Travaux de Persilès et Sigismonde (1617), avec une dédicace signée peu de jours avant qu’il s’éteignît, qui redit l’importance pour lui de son mécène : « Le pied dans l’étrier, en agonie mortelle, Seigneur, je t’écris ce billet… »
Le père du comte de Lemos avait déjà été vice-roi de Naples, de 1599 à 1601, et lui-même présida le Conseil des Indes, entre 1603 et 1609, avant d’accéder à son tour à la dignité de vice-roi de Naples, en 1610. Au Conseil des Indes, particulièrement, il s’était intéressé aux affaires des colonies espagnoles et cherchait à renforcer l’autorité de l’Espagne en Amérique et en Asie, jusqu’aux confins les plus éloignés de la Monarchie — l’Amazonie, le Chili et les Moluques, c’est-à-dire la mer de Chine. En qualité de vice-roi de Naples, il lui revenait de veiller sur une pièce centrale de l’échiquier italien, qui lui-même assurait la pérennité de la présence espagnole à la fois contre la République de Venise et, surtout, l’Empire ottoman. Installé dans la capitale du Sud de l’Italie, il entreprit un programme de réformes, fondé sur une série d’enquêtes publiques et encouragea les lettres et la pensée 2.
Ce programme s’inscrivait à son tour dans un programme politique plus général, celui du duc de Lerma, favori (valido) tout-puissant de Philippe III, et à la fois l’oncle et le beau-père du comte de Lemos. Le duc poursuivait une politique de pacification progressive des relations de l’Espagne avec les autres puissances européennes, dans un esprit alors imprégné de ce que les historiens dénomment le tacitisme, sorte de pragmatisme politique qui portait l’empreinte de la pensée de Machiavel, inavouée car le Prince sentait le soufre. Une série de traités européens avantageux pour l’Espagne avait pu être conclue : d’abord, en 1598, la paix de Vervins signifia la fin d’un affrontement de plus d’un siècle avec la France — et Henri IV, juste avant son assassinat par Ravaillac, avait semblé vouloir rouvrir les hostilités — ; puis, en 1604, le traité de Londres pacifia les relations anglo-espagnoles de manière très favorable à l’Espagne — malgré le désastre de l’Invincible armada, en 1588 — ; enfin, en 1609, la trêve de Douze ans mit un terme, malheureusement provisoire, à la guerre faisant rage dans les Pays-Bas espagnols.
La puissance espagnole, dans cette ère de ce qu’on a pu appeler la Pax hispanica, pouvait enfin se consolider, et l’alliance matrimoniale avec la France, dont le duc de Lerma fut l’artisan, semblait venir couronner ce système d’alliances duquel on attendait la paix de la Chrétienté. Celle-ci était alors loin de se douter que, très peu d’années après, la Guerre de succession de Montferrat (1613-1617), puis la Défenestration de Prague (1618) allaient la plonger dans l’horreur d’un affrontement généralisé de plus de trente ans, jusqu’aux traités de paix de Westphalie (1648), à l’origine, politiquement parlant, de l’Europe, une nouvelle réalité qui remplacerait la Chrétienté défunte. Ces traités mirent définitivement fin aux aspirations de suprématie de l’une ou l’autre puissance européenne et consacraient, par ailleurs, le triomphe d’une nouvelle conception de la chose politique, dont la religion était désormais exclue et qui allait recevoir sa formulation radicale dans l’œuvre politique d’un Thomas Hobbes.
Cervantès se faisait influenceur : il mettait son renom littéraire international au service de la stratégie de communication du vice-roi.
Roland Béhar
En échange de la protection reçue, Cervantès relayait, à Madrid, la politique culturelle de son protecteur. Il se faisait ainsi, pour le dire d’un mot d’aujourd’hui, influenceur : il mettait son renom littéraire international — qui était grand, depuis 1605 (année de la publication de son best-seller, Don Quichotte) — au service de la stratégie de communication du vice-roi, qui tenait à ce que l’on sût à Madrid combien il travaillait à la gloire de l’Espagne, en particulier par l’organisation de somptueuses fêtes en l’honneur du mariage des princes héritiers d’Espagne et de France.
Cervantès, penseur politique ?
Comment comprendre, dès lors, les éloges dont Cervantès se montra si prodigue à l’égard du comte de Lemos ? Est-il raisonnable de voir dans l’auteur de Don Quichotte un penseur politique ? Nous ne nous aventurerons pas jusque-là, et ce malgré la vision européenne des problèmes qui se dégage notamment de la dernière de ses œuvres, Les Travaux de Persilès et Sigismonde, publiée à titre posthume en 1617.
La question même de la pensée de Cervantès a fait couler bien des litres d’encre, notamment depuis la publication d’un ouvrage capital des études cervantines, dont on ne fête pas assez, en cette année 2025, le centième anniversaire : El pensamiento de Cervantes, d’Américo Castro — ouvrage dont son auteur allait ensuite se dédire car il reflétait, selon lui, une vision trop idéaliste de la Renaissance européenne, dont Cervantès aurait été, à son avis, le sommet espagnol. La notion de politique est étrangement absente de ce livre qui réhabilite Cervantès comme porteur de vues théoriques que ses fictions déploient : Castro écrivait à une époque qui ne pressentait pas encore les déchirements de la Guerre civile et qui cherchait encore, pour l’Espagne, à répondre aux inquiétudes héritées des générations de 98 et de 14, celles d’un Miguel de Unamuno et d’un José Ortega y Gasset. Or aux yeux de ces auteurs, Cervantès était la pierre de touche de toute définition de la monarchie espagnole considérée dans la splendeur de sa gloire et la misère de son déclin, le témoin le plus lucide de l’une comme de l’autre.
Cervantès, néanmoins, faisait montre de songer à la politique plus souvent qu’on ne pourrait le penser : depuis l’Épître en vers à Mateo Vázquez composée en 1577, alors que Cervantès était prisonnier à Alger (Vázquez était alors secrétaire d’État de Philippe II) jusqu’à la seconde partie de Don Quichotte, de 1615 — chapitres 47-53, où le héros éponyme adresse à son fidèle compagnon Sancho Panza, à l’occasion de l’épisode burlesque de la Ínsula barataria où Sancho est appelé à devenir le gouverneur d’une île, une série de conseils de bon gouvernement dans lesquels il est difficile de ne pas voir le reflet d’une pensée politique.
Cervantès, penseur politique alors ? Non, sans doute.
Du moins pas au sens où purent l’être nombre d’« arbitristes » de son temps 3, « primitifs espagnols de la pensée économique », d’après Pierre Vilar, et pas non plus comme put l’être, un Baltasar Álamos de Barrientos, auteur en 1613 d’un Tacite espagnol illustré par des aphorismes pour ne citer qu’un exemple de ce que l’on appelle le « tacitisme », une sorte de libertinage érudit à l’espagnole. Cervantès fut proche d’humanistes tels que Pedro de Valencia, défenseur, à la même époque, d’un scepticisme en matière d’opinions et de doctrines : on peut donc créditer l’auteur de notre sonnet d’un relatif désengagement d’avec les idéologies politiques et confessionnelles de son temps, constamment démontré dans son œuvre. Sa connaissance effective de la réalité administrative de l’Espagne lui fit nourrir un sain désenchantement (desengaño) 4. Fils d’un temps qui connut — et craignit — Machiavel et qui, contemporain de Bacon, pressentait Hobbes, Cervantès décrit trop les relations humaines pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles devraient être pour entretenir beaucoup d’illusions. En revanche, la bonne politique, qui veut la paix tout en préparant la guerre, repose sur une gestion équilibrée des ressources des différentes contrées, en fonction de leurs poids respectifs — raison du mémoire sur l’administration fiscale du royaume de Naples publié en 1612, que le comte de Lemos connaissait déjà depuis le temps où son père avait exercé la fonction de vice-roi, dix ans plus tôt.
Cervantès décrit trop les relations humaines pour ce qu’elles sont — et non pour ce qu’elles devraient être — pour entretenir beaucoup d’illusions.
Roland Béhar
Les pays pèsent : c’est ce qu’enseigne, hier comme aujourd’hui, la géopolitique, et c’est ce que savait le comte de Lemos, comme peu de responsables de la Monarchie espagnole d’alors.
Ses hautes fonctions politiques l’avaient mis au fait de l’état du monde et l’avaient progressivement convaincu de la nécessité d’un certain nombre de réformes. Président du Conseil des Indes, il avait étudié de près la situation des vice-royautés des Indes occidentales, et plus particulièrement de celles du Pérou — et il n’est pas un hasard que Juan de Oquina, son trésorier, ait été auparavant l’administrateur de l’énorme fortune de la « Coya » Ana María de Loyola, dernière descendante des Incas. Par-delà les Indes occidentales, le comte de Lemos avait cependant même considéré les Indes orientales. C’est ainsi que l’on appelait les deux moitiés du monde que se réservaient, depuis le traité de Tordesillas de 1496, l’Espagne et le Portugal. Ces deux moitiés se trouvaient réunies à l’époque de Cervantès dans ce qu’on connaît comme l’Union des couronnes, sous un seul sceptre, celui de Philippe III.
Le comte de Lemos et le « mystère » des Nouvelles exemplaires
1612 marqua donc le début de la fructueuse entente entre Cervantès et le comte de Lemos, son mécène — ce qui devait bien convenir à Cervantès, digne héritier de l’esprit ironique d’un Horace — : le premier fruit littéraire en furent les fameuses Nouvelles exemplaires publiées en 1613 mais prêtes pour l’imprimerie dès 1612. Dans le prologue au lecteur, vers la fin, après s’être orgueilleusement dépeint lui-même en auteur de Don Quichotte et d’autres œuvres qui lui ont valu la gloire, après avoir revendiqué, tel un nouveau Boccace, l’honneur d’être le premier à s’illustrer dans l’art de la nouvelle en Espagne, et après avoir affirmé la double valeur de divertissement et d’utilité de ces nouvelles, Cervantès glisse une phrase qui a dérouté depuis lors les commentateurs : « Je veux néanmoins que tu considères ceci : puisque j’ai eu la hardiesse d’adresser ces nouvelles au grand comte de Lemos, elles enferment quelque mystère caché, qui en rehausse le prix. »
Comment comprendre le mot « mystère », quand Cervantès le glisse malicieusement à la fin de son prologue, en guise de clin d’œil au comte de Lemos, désigné comme lecteur idéal parmi tous les lecteurs ?
Sans doute faut-il rappeler, avec Américo Castro encore, que Cervantès distinguait le miracle du mystère : le premier se produit en-dehors de l’ordre naturel, le second n’est un miracle qu’en apparence, n’étant qu’un cas naturel se produisant rarement, comme Cervantès l’affirmerait dans les Travaux de Persilès et Sigismonde (« los milagros suceden fuera del orden de la naturaleza, y los misterios son aquellos que parecen milagros y no lo son, sino casos que acontecen raras veces », II, 2) 5. Cervantès, en cela, s’inscrit dans le courant intellectuel issu de la philosophie de Pietro Pomponazzi, qui soulignait cette séparation entre ordre naturel et ordre surnaturel dans son De incantationibus (1556). Ce courant de pensée se prolongea chez certains penseurs du royaume de Naples, notamment Bernardino Telesio, auquel Cervantès avait rendu hommage dès son premier roman, La Galatée (1585) : son De rerum natura juxta propria principia (1565) relevait du courant de Pomponazzi, qu’on peut nommer naturaliste, à défaut de rationaliste, et auquel appartiennent de grands contemporains de Cervantès, Giordano Bruno et Giambattista della Porta — théoricien de la magie « naturelle ». La philosophia di Bernardino Telesio, ristretta in verità (Naples, 1589) condensait encore la doctrine de Telesio, contribuant à en diffuser la connaissance dans la capitale du Sud de l’Italie, et bien au-delà. On sait que le comte de Lemos affectionnait particulièrement La Galatée — c’est-à-dire, à la sortie des Nouvelles exemplaires, peut-être plus que Don Quichotte — et qu’il encouragea, à Naples, les travaux de l’école des disciples de Telesio et Della Porta.
Dès lors, il ne convient sans doute pas de chercher dans les Nouvelles exemplaires de « plus haut sens », mais simplement l’exposé de cas humains rares mais non moins naturels, et dans tous les cas instructifs (exemplaires), par un romancier aguerri, parfaitement au fait de la marche du monde, depuis l’administration directe ou indirecte des confins de la monarchie espagnole jusqu’à la pénétration la plus intime des cœurs humains. Ces exposés que sont les Nouvelles obéissent toujours à une conception physique des poids et des mesures, fidèle à la tradition de Telesio.
Il semble qu’on n’a jamais vraiment prêté attention au rapport causal entre l’affirmation d’un « mystère caché » et l’adresse du recueil au comte de Lemos. Or il suffit de supposer que Cervantès souhaita par-là louer en Lemos l’esprit capable de lire les Nouvelles comme telles : il le louait comme il le faisait dans son sonnet encomiastique de 1612, quand il soulignait « l’élévation de l’esprit et la grandeur » du vice-roi.
Telle est peut-être la leçon de ce modeste sonnet adressé par Cervantès en 1612 à Juan de Oquina et, par-delà ce dernier, à son maître, le comte de Lemos : si l’éloge peut sembler platement courtisan, Cervantès allait s’efforcer, dès la même année 1612, à démontrer au vice-roi qu’il n’en était rien et qu’il le tenait véritablement en très haute estime, par une sorte de connivence à laquelle le prologue des Nouvelles exemplaires fait allusion.
Si l’on s’arrête à examiner les lieux où se déroulent les Nouvelles, on voit immédiatement qu’elles dessinent une géographie remarquablement vaste de la Monarchie espagnole — préfiguration, peut-être, de celle des Travaux de Persilès et Sigismonde. Si La Petite Gitane demeurait une nouvelle purement espagnole, qui soulevait le problème des Roms dans la Monarchie, avec le thème de l’enlèvement d’enfant, dès la seconde des nouvelles, L’Amant libéral, le lecteur se trouve projeté dans les aléas géopolitiques de la Méditerranée : originaire de Trapani, en Sicile, le héros s’est vu réduit en captivité en Turquie — comme Cervantès l’avait été à Alger. La troisième des Nouvelles, Rinconète et Cortadillo, dépeint la vie picaresque des bas-fonds de Séville, capitale économique de la Monarchie espagnole, viciée par les richesses importées depuis les Indes et théâtre des exploits des confréries du crime qui faisaient la loi dans certains quartiers de la ville du Guadalquivir. Faisant écho à la première et la seconde des Nouvelles, la quatrième, L’Espagnole anglaise, reprend le motif de l’enfant enlevé, en partant cette fois de l’épisode de la prise de Cadix par la flotte anglaise du comte d’Essex (1596), évoquant par-là la concurrence grandissante entre empires atlantiques. Le héros du Jaloux d’Estrémadure, au demeurant, a fait fortune aux Indes avant de s’enfermer chez lui, avec son épouse, dans une maison de Séville. Les récits suivants se restreignent à un cadre géographique plus limité, revenant dans l’intérieur des terres de la Vieille Castille, sauf pour Madame Cornélie, qui se déroule à Bologne, mais toutes les nouvelles méditent sur des ressorts humains, toujours étonnants car mystérieux — mais non miraculeux —, de la vie espagnole.
Cervantès n’a eu de cesse de tracer les contours de cette réalité hispanique, laquelle tendait alors — préfiguration de la mondialisation — à se confondre avec ceux du monde. Cette tension vers les confins du monde apparaît constamment dans et autour de son œuvre. Prenons-en deux indices.
Dans la dédicace au comte de Lemos de la seconde partie de Don Quichotte, de 1615, Cervantès feignit d’avoir été approché par un émissaire de l’empereur de Chine, qui souhaitait devenir son protecteur et faire de Don Quichotte le manuel d’apprentissage de la langue espagnole dans un collège dont l’auteur du roman aurait été lui-même le recteur. Cervantès aurait décliné l’offre pour préférer la protection du vice-roi de Naples, et il affirma sans flatterie aucune sa reconnaissance au vice-roi, dans le prologue au lecteur, qui suit la dédicace. Mais l’anecdote n’en est pas moins révélatrice d’une vision géostratégique du monde où la Chine est l’horizon ultime de l’empire espagnol : cette vision n’est en rien originale, car l’Espagne avait conçu dès 1588 une entreprise de conquête de la Chine et toute l’Europe parlait alors même des progrès de la mission jésuitique de Matteo Ricci à Canton. La présence de l’anecdote de l’empereur de Chine inscrit cette dimension géostratégique dans la perception du texte littéraire.
Cervantès n’a eu de cesse de tracer les contours de cette réalité hispanique, laquelle tendait alors — préfiguration de la mondialisation — à se confondre avec ceux du monde.
Roland Béhar
Un processus similaire se produisit également en 1614-1615, avec la traduction française des Nouvelles exemplaires, par François de Rosset et Vital d’Audiguier. Non content de donner à connaître la traduction de ce texte dont le public espagnol faisait alors grand cas et dont les lecteurs français, très attentifs aux choses de l’Espagne depuis la décision du mariage de 1612, attendaient de pouvoir également savourer la verve et l’inventivité, l’éditeur du volume ajouta aux douze nouvelles une treizième d’une autre plume, mais qui tentait de rejoindre l’esprit de celles de Cervantès : L’Histoire de Ruis Dias et de Quinze autres princesses des Moluques, composée par Louis Gédoyn de Bellan. Il n’est pas question, ici, d’entrer dans les détails de ces nouvelles aventures qui demeurèrent longtemps associées, en France et même au-delà (en Angleterre, en particulier, chez un John Fletcher 6), au nom de Cervantès, mais leur horizon géographique manifeste à quel point le cadre politico-stratégique de Cervantès, qui était celui du comte de Lemos, était une évidence aux yeux de tous.
Les Nouvelles exemplaires, comme autrefois le Décaméron de Boccace, servent le bien de la chose publique, par le polissage des mœurs humaines, mais aussi, et c’est ce que j’ai souhaité souligner ici, par l’évocation d’un cadre géostratégique dans lequel la matière humaine des Nouvelles vient s’inscrire. Cervantès partageait sans nul doute avec Lemos le souci de résoudre par la voie (géo-)politique ce que les armes, pour victorieuses qu’elles fussent, comme à Lépante, n’étaient pas parvenues à emporter en faveur de l’Espagne.
Depuis les années 1530 et le gouvernement du vice-roi Pedro de Toledo, Naples était sans nul doute le territoire qui contrôlait l’Italie et, par l’Italie, le centre de la Méditerranée : c’est par Naples que la Monarchie tenait en échec les forces de la Sublime Porte, de même que c’est par Milan que l’Espagne tenait la voie de l’Europe centrale.
Mais Cervantès, de par les péripéties de son existence, concevait les déterminants stratégiques, économiques et géopolitiques de l’Espagne, surtout par son versant méditerranéen, dont Naples était le centre. De ce fait, il ne pouvait que lui sembler normal de faire l’éloge de l’homme politique qui, depuis Naples, semblait capable de maintenir l’équilibre et la pérennité géopolitique de la Monarchie espagnole : tel est, sans doute, l’espoir qu’il osa exprimer dans le sonnet de 1612 nouvellement découvert, qui nous encourage à prendre au sérieux la dimension politique de la vision du monde cervantine.
Sources
- Roland Béhar, « Del cartel a la fama de Villamediana : noticias sobre la Relación de Juan de Oquina de las fiestas de Nápoles de 1612 (con un soneto desconocido de Cervantes, dos poemas del contador Pedro de Morales, y notas al Viaje del Parnaso) », Criticón [En ligne], 147, 2023, url : http://journals.openedition.org/criticon/23387 ; doi : https://doi.org/10.4000/13okk. La découverte, effectuée à la Bibliothèque universitaire de Salamanque, en Espagne, et grâce à l’amabilité de notre collègue Juan Miguel Valero, a donné lieu à un papier dans la presse espagnole, que nous devons à la courtoisie d’Adrián J. Sáez : https://www.abc.es/opinion/adrian-j-saiz-soneto-desconocido-cervantes-20250424154512-nt.html.
- Mentionnons, en particulier, la publication d’un mémoire sur la réforme du système fiscal du royaume de Naples publié par le comte de Lemos en la même année 1612 : Reformación y nuevas ordenanzas para la Cámara de la Sumaria, Escribanía de Ración, Caja militar y Caja ordinaria, Nueva situación de rentas y tierras asignadas para ellas y la forma que se ha de guardar en los pagamentos, cobranzas, cuentas, y escrituras del Reino de Nápoles, hechas y mandadas guardar por el Ilustrísimo y Excelentísimo Señor Don Pedro Fernández de Castro, Conde de Lemos […] Con acuerdo del Consejo Colateral.
- Sur cette catégorie, dont Cervantès se moque au demeurant ouvertement, voir l’utile mise au point d’Anne Dubet, « L’arbitrisme : un concept d’historien ? », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques [En ligne], 24, 2000, mis en ligne le 17 janvier 2009, consulté le 05 mai 2025, url : http://journals.openedition.org/ccrh/2062 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ccrh.2062.
- Pour l’histoire des rapports du jeune Cervantès avec les milieux italiens de la politique, on peut rappeler le livre de Patricia Marín Cepeda, Cervantes y la corte de Felipe II. Escritores en el entorno de Ascanio Colonna (1560-1608), Madrid, Polifemo, 2015.
- Américo Castro, El pensamiento de Cervantes, Madrid, Revista de Filología española, 1925, p. 64-66. Rappelons, en outre, que Castro consacra vingt ans plus tard encore de belles pages à l’exemplarité des Nouvelles de Cervantès (« La ejemplaridad de las Novelas cervantinas », Nueva Revista de Filología Hispánica, 11, 1948, 4, pp. 319-332).
- Voir l’excellente étude de Carmen Nocentelli, « Spice Race : The Island Princess and the Politics of Transnational Appropriation », PMLA, 125, 3, 2010, pp. 572-588.