Un nouveau Michon n’est jamais anodin — au contraire. Deux ans seulement après la publication de Les Deux Beune, J’écris l’Iliade (Gallimard) confirme cette règle. Les quatorze textes qui composent ce livre sont une nouvelle tornade de style, d’images, d’histoires dont seul l’auteur de Vies minuscules a le secret. On navigue dans un jeu permanent qui mêle autofiction, mythes, désirs, Borges, la Sicile, Paris, Homère — c’est-à-dire, Pierre Michon. 

Les bons incipits annoncent souvent les meilleurs livres : ici, tout — ou presque — se trouve dans la première phrase du livre qui donne le ton — et un rythme qui ne faiblira jamais : « J’eus à vingt-six ans une aventure ferroviaire, à la faveur de laquelle je devins un autre. » 

Nous montons donc à bord de ce train piloté à toute allure par un « je » Pierre Michon. Pour soutenir la revue et recevoir toutes nos nouveautés littéraires lorsqu’elles sortent, abonnez-vous 

J’écris l’Iliade est d’une certaine façon un livre sur le désir. « Ce récit est souvent érotique », dites-vous. Au début du livre vous écrivez encore, « L’Iliade est née de la voix d’Homère sans doute, mais surtout du désir d’Hélène ». Pourrait-on dire aussi « J’écris l’Iliade est né de la voix de Pierre Michon sans doute, mais surtout du désir d’une femme » ? 

C’est un livre qui essaye de prendre sa source dans le désir de la femme. De fonctionner comme un désir de femme.

Vous écrivez — et répétez — dans le livre en parlant d’Homère : « Il est le plus connu des aèdes — le rossignol en chef. » Êtes-vous, vous aussi, un rossignol ?

Ici, je mélange et fait jouer les deux sens du mot rossignol  : l’oiseau au plus beau chant, l’aède prodigieux — et l’objet dévalué, bon à vendre aux puces, mais recherché par les amateurs. Homère moribond a ces deux aspects. 

Pour ma personne d’auteur, c’est au lecteur d’en juger.

Qu’évoque à vos yeux d’aède de la Creuse le chant du rossignol ? L’entendez-vous de nouveau ces jours-ci ? 

Ah, le rossignol… où je vis actuellement, je ne peux pas l’entendre. Mais j’ai une longue histoire avec cette espèce — et avec son image. Enfant je l’entendais de mon lit toutes les nuits de printemps, montant du jardin touffu de l’école de Mourioux. Je le prenais pour un merle exceptionnellement doué, jusqu’à ce qu’on me dise que c’était un autre — et moins beau que le merle, un petit oiseau gris qu’on entend la nuit, mais qu’on voit rarement (je me demande si j’en ai jamais vu un).

Mais je sais lequel m’a donné le plus grand éblouissement  : c’était dans la banlieue verte d’Orléans, chez ma femme qui aimait tant les oiseaux. Je devais être en train de lire Michelet ; je m’étais levé la nuit  : comme je pissais, un rossignol se mit à chanter, et je décollais. Je me demande si mon goût pour le cri de guerre médiéval « Chants d’oiseaux  ! » qu’on trouve cité dans Michelet, n’a pas là sa scène primitive. 

Et les contes à propos du rossignol  ?

Le rossignol et l’empereur de Chine, d’Andersen, bien sûr. Las de voir mourir ses rossignols, l’empereur se fait faire un oiseau mécanique par l’I.A. de son temps, mais ça ne marche pas. 

Il faut aussi le petit tas de plumes mortel pour entendre « son chant joui jouissant », comme l’écrivait le troubadour Gaucelm Faidit, un Limousin d’Uzerche. 

Les troubadours ont abusé du rossignol, qu’ils appelaient rossignolet.  

Mes histoires sont de l’autofiction mêlée à des souvenirs réels.

Pierre Michon

Le chant du rossignol est une sorte d’Iliade aussi, avec ces cycles qui reviennent chaque année, au même moment, avec ses leitmotivs ? 

Oui, c’est l’éternel retour du même, le rossignol de Keats.

On trouve des jeux autour de leitmotivs (« Je suis blond »), de l’emploi d’épithètes homériques. Nous pourrions de prime abord penser qu’il y a un parallèle ou une espèce d’assimilation entre le narrateur « Pierre Michon » et Homère. Mais ce dernier n’est-il pas plutôt une figure paternelle ? 

Ces leitmotivs ont la fonction de rimes… Ce sont des jeux d’écho, comme à la bataille d’Issos dans Le Rêve d’Alexandre. Des échos qui décuplent le chant. Encore des trilles de rossignol.

Je ne sens pas Homère comme paternel. Un grand-père ou un frère très aîné, peut-être…  Cependant les figures du narrateur, et peut-être toutes figures de ce livre, s’assimilent à lui, oui.

Dans notre dernier — et magnifique — entretien, vous faisiez un rapprochement entre votre père que nous n’avez pas connu et Hannibal (qui est d’ailleurs aussi mentionné dans le livre) car ils étaient tous deux borgnes. Homère est aveugle — comme Borges en fin de vie ! Ne faut-il pas voir ici (c’est le cas de le dire) quelque chose de l’ordre de la filiation dans les yeux — ou dans leur absence ?

Hannibal le chef borgne partage avec Rimbaud et Shakespeare le privilège d’être cité dans presque tous mes écrits.

Pour les borgnes, en plus d’une image du père, c’est le thème de « l’amputation qualifiante » qu’a étudié Dumézil dans la mythologie : le héros gagne en force grâce à l’organe qui lui manque, œil ou jambe. Des figures épiques. Des caïds. On voit défiler les miens ici, dans Malama Tamaî.

Le magnifique premier texte démarre en grande pompe, à toute allure. Il dépote pour ainsi dire, au rythme d’une métaphore filée du coït : d’un côté, une femme ; de l’autre, les machines — et plus précisément le train. Le narrateur annonce d’emblée « une aventure ferroviaire » que l’on peut comprendre à trois niveaux : une aventure, un voyage dans un train, certes ; une aventure, une image sexuelle du train ; une aventure, une relation sexuelle dans un train. Le train a, bien sûr, une image assez connotée ; pourquoi avez-vous voulu aller plus loin en le transformant même et directement en femme ? Le narrateur devient même explicite : « La Mikado était une chaude fille. »

« L’aventure ferroviaire », le grand fantasme… 

Mes histoires sont de l’autofiction mêlée à des souvenirs réels : ici le voyage nocturne, la convocation à Lyon, l’ivresse lyrique dans le train, la loco effroyable, son plein d’eau vu comme un coït, le militaire réformé, j’ai vécu tout ça, tout est vrai. Tout, sauf l’Italienne miraculeuse qui crie Mamma mia dans l’amour, la Maman-Putain. 

Là j’assouvis nos fantasmes, ceux du lecteur et les miens.

Le livre semble fonctionner par évolutions elliptiques. Dans le premier récit, on commence avec la locomotive à vapeur et la dernière phrase du texte nous dit : « Le train du retour était mené par une locomotive électrique. » Faut-il voir ici une première tension entre différentes époques, entre l’ancien et le moderne — que l’on trouve formulée sous d’autres formes dans le livre ? 

Je ne crois pas qu’il y ait de la tension entre l’ancien et le nouveau ; seulement le constat des métamorphoses, toutes, celles d’Ovide comme celles des changements dus aux techniques. Mon livre s’est chargé de l’amour et de la guerre, certes ; mais aussi de la métamorphose. Les trois distractions des dieux  : l’amour, la guerre, la métamorphose. 

Faire l’amour et la guerre, mais aussi prendre mille formes, cygne ou moineau, vache et moustique. Ces occupations des dieux sont aussi celles du rapport frontal à autrui  : le baiser, le tuer, devenir lui.

Mon livre s’est chargé de l’amour et de la guerre, certes  ; mais aussi de la métamorphose. Les trois distractions des dieux  : l’amour, la guerre, la métamorphose. 

Pierre Michon

L’autre évolution elliptique est encore plus condensée dans le deuxième chapitre avec une belle remotivation de la catachrèse. Il est écrit en parlant d’Homère : « Il avait encore vingt ans et l’usage de ses yeux. » et dix paragraphes plus bas : « Inutile d’ajouter qu’il n’a plus de dents. » Comment comprendre le rapport au temps avec lequel le narrateur semble jouer ? 

La chronologie est une invention de l’Occident, comme dit Borges après beaucoup d’autres. Le brouillage chronologique est une constante, d’un chapitre à l’autre.

Y a-t-il aussi une volonté par cette dimension comique (le livre étant aussi drôle), de désacraliser aussi la figure d’Homère — tout en chantant sa gloire ?

Oui et non. Le titiller, l’humaniser, le fragiliser, faire rire à ses dépens, mais toujours le garder sacré. Il est retiré du lot. Une figure élue.  

Dans « La bataille d’Éryx », le Zouave (pas le narrateur, l’autre), fait une belle description des temples et dit à un moment donné « Ce ciel est le visage du dieu ». Deux questions : quel est « ce » ciel qui se prête à devenir ce visage, comment est-il ou doit-il être ? Pourriez-vous le décrire ? Et quel est ce dieu dont il est question ? 

Le ciel. Les cieux. Les ciels. La richesse du mot. Si changeant, mais toujours le même. Peut-être le seul apte à figurer le visage d’un dieu.

Une dialectique ouvre et ferme « La bataille d’Éryx » avec Borges au début et Platon à la fin entre « consul » et « esclave ». Quand vous sentez-vous « consul » — et quand « esclave » ? Peut-on être les deux à la fois, en même temps ?

Le statut d’homo sapiens. Sociologique, mais aussi ontologique. 

Le roseau pensant est-il d’abord roseau ou d’abord pensée ? 

Tantôt l’un et l’autre, voilà. 

Je ne sens pas Homère comme paternel.

Pierre Michon

J’aimerais vous poser la question qui est posée à la toute fin du chapitre « Hélène revient » : « Est-ce ma vie que j’ai vécue ? Ou la leur ? »

Je tiens beaucoup à ce texte, le plus hard. C’est qu’il est au plus près de ma vérité vécue (raison pour laquelle je l’ai déplacé en Bretagne, loin de Mourioux, son vrai lieu, dans la bouche d’un futur grand cinéaste sado que je ne suis pas). Le personnage de l’instituteur est exactement celui qui fut le mien à Mourioux. La scène de voyeurisme est plus rapprochée qu’elle ne le fut, mais elle a existé.

Qui suis-je  ? Je ne le sais plus moi-même. Je revis tous mes souvenirs, ici et maintenant, handicapé. 

Je suis eux tous, je suis Ulysse, je ne suis personne.