« Au Liban, la peur de la guerre civile est toujours là — et elle n’est pas irrationnelle », une conversation avec Marwan Chahine

Aujourd’hui marque le cinquantième anniversaire du déclenchement de la guerre civile libanaise.

Marwan Chahine a passé 10 ans à enquêter et à récolter des témoignages sur et autour de cette date.

Avec Beyrouth, 13 avril 1975, il signe un magistral récit de narrative non fiction « par en bas », à la Jérémie Foa.

Marwan Chahine, Beyrouth, 13 avril 1975. Autopsie d'une étincelle, Paris, Belfond, 2024, 560 pages, ISBN 9782714499264, URL https://www.lisez.com/livres/beyrouth-13-avril-1975/9782714499264

Comment définiriez-vous la journée du 13 avril 1975 ?

Le 13 avril 1975 est généralement considéré comme le point de départ officiel de la guerre civile libanaise, tant par la majorité des historiens que par une grande partie de la population libanaise. Elle est devenue la date la plus symbolique du début du conflit, même s’il est en réalité très difficile de dire quand il a effectivement commencé.  

Quelles autres dates pourraient être avancées ?

Certains évoquent par exemple la blessure mortelle de Maarouf Saad en février 1975, à la suite d’une manifestation de pêcheurs à Saïda. Saad, ancien député et figure importante du panarabisme sunnite libanais, soutenait activement la cause palestinienne. Cette manifestation protestait contre le monopole d’une entreprise de pêche, dont Camille Chamoun, ancien président de la République (1952-1958) et figure de la droite chrétienne, était un des principaux actionnaires. Lorsque Saad est blessé — il meurt quelques jours plus tard — cela déclenche une série d’émeutes dans le sud du pays. Mettre l’accent sur cet épisode est souvent une manière de souligner la dimension sociale et économique des causes de la guerre, qui trancherait avec des lectures plus classiques, qui insistent surtout sur les causes politiques ou confessionnelles. 

Du côté de la droite chrétienne, on met généralement en avant l’accord du Caire signé en novembre 1969. Ce texte, conclu sous l’égide de Nasser entre le chef de l’armée libanaise Émile Boustani et Yasser Arafat, était censé fixer un cadre légal à la résistance armée palestinienne sur le territoire libanais. Pour une partie de la droite chrétienne libanaise, cet accord représente une abdication de la souveraineté nationale libanaise et l’amorce d’une désagrégation de l’État. 

Donc l’année 1969 renvoie à des enjeux de souveraineté territoriale et de démographie ; février 1975 met en lumière des tensions sociales et économiques. Dès lors, que révèle le choix d’avril 1975 comme point de départ « officiel » ?  

Il incarne un moment de basculement politique : un conflit de voisinage à caractère communautaire se transforme en point de non-retour dans la désintégration du tissu étatique libanais. 

Pour bien comprendre ce basculement, il est utile d’examiner un autre moment charnière souvent négligé : l’opération israélienne dans le quartier de Verdun à Beyrouth en avril 1973, au cours de laquelle plusieurs leaders palestiniens sont assassinés. Cet épisode déclenche une double dynamique : d’une part, la radicalisation de certaines factions palestiniennes et l’affaiblissement de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), qui pousse d’autres groupes de la Résistance palestinienne à adopter une logique plus offensive ; d’autre part, la réaction du camp chrétien libanais, avec une mobilisation croissante des milices, en particulier les Phalanges. 

C’est à partir de ce moment, selon moi, que l’on assiste à l’armement systématique des factions chrétiennes. Cela marque l’émergence non pas d’un État dans l’État — comme le dénonçait le camp chrétien à propos de l’entité palestinienne armée — mais de deux États dans l’État, chaque camp ayant ses structures militaires, son autonomie politique, et ses zones d’influence. Dès 1973, l’homme politique de centre-droit, Raymond Eddé, s’inquiétait de cet effondrement de l’autorité centrale et prophétisait : « la prolifération des milices armées conduira à brève ou longue échéance à des affrontements armés, non entre Libanais et Palestiniens, mais entre les Libanais eux-mêmes ». 

Le 13 avril 1975 cristallise précisément cette rupture : il incarne le jour où l’État libanais, déjà affaibli, cesse définitivement d’exister comme entité souveraine unificatrice. 

Revenons au 13 avril 1975. Pourriez-vous nous retracer le déroulement précis de cette journée, telle que vous avez pu la reconstituer ?

Ce jour-là, deux événements se déroulent simultanément à Beyrouth. D’un côté, dans le quartier chrétien d’Ain El Remmaneh, a lieu l’inauguration d’une église en présence de Pierre Gemayel, fondateur des Phalanges libanaises. De l’autre, à l’ouest de la ville, un défilé militaire est organisé par le Front du Refus en commémoration d’un attentat suicide commis un an plus tôt à Kyriat Schmona, en Israël, par un commando du FPLP Commandement-Général, dirigé par Ahmed Jibril. Le FPLP CG est l’un des principaux mouvements du Front du Refus, une coalition de partis dissidents de l’OLP qui reprochent à Arafat d’avoir ouvert la voie à des négociations avec Israël. 

Ces deux événements se déroulent à une courte distance l’un de l’autre dans une ville déjà fragmentée, où les zones d’influence communautaires sont devenues des lignes de tension. Pour rejoindre le lieu du défilé, les Palestiniens doivent traverser des quartiers chrétiens. Ce jour-là, une série d’accrochages se produit dans ces zones de contact, témoignant de l’effritement de l’autorité de l’État. La police, déjà largement impuissante, est incapable d’imposer l’ordre malgré de multiples avertissements et des démarches en amont pour mettre en place un autre itinéraire. 

La peur et les rumeurs jouent un rôle central dans l’escalade. Après le départ de Pierre Gemayel, il y a un échange de coups de feu entre des membres de son entourage et des militants palestiniens. Joseph Abou Assi, l’un de ses gardes du corps, également proche de la ligne radicale du fils cadet de Gemayel, Bachir, est tué. Pour la population chrétienne du quartier, c’est la preuve que des Palestiniens avaient projeté une attaque contre Pierre Gemayel. Cette perception alimente un climat de paranoïa défensive : les habitants et les miliciens, convaincus qu’une attaque est imminente, se préparent à riposter. 

C’est dans ce contexte tendu qu’un bus transportant des membres du Front de Libération Arabe (un parti palestinien appartenant au Front du Refus) — majoritairement des civils, mais pour la plupart en uniforme et porteurs d’armes — traverse le quartier chrétien. Le bus est pris pour cible et 22 de ses passagers sont tués. L’attaque est menée à la fois par des miliciens et par des civils armés, signe d’une militarisation déjà diffuse de la société. 

Ce point est essentiel : la porosité entre civils et combattants, entre miliciens déclarés et habitants armés, entre actes de guerre et violences de voisinage, fut au cœur de la dynamique du conflit libanais jusqu’en 1990. De ce point de vue, le 13 avril ne marque pas tant le début de la guerre que la manifestation visible de son enracinement profond.

La peur et les rumeurs jouent un rôle central dans l’escalade.   

Marwan Chahine

Vous avez consacré neuf ans de votre vie pour en proposer un récit linéaire et cohérent. Pourquoi s’y consacrer avec une telle intensité ?  

Pour être tout à fait honnête, il y a dans ma démarche une part de contingence — presque d’accident. Après avoir travaillé en Égypte où j’ai couvert la période post-révolutionnaire, mon arrivée au Liban coïncidait avec les commémorations du 40e anniversaire du 13 avril 1975, ce qui a sans doute contribué à tourner mon attention vers cette date charnière et tout particulièrement sur le flou total qui existait autour de l’enchaînement des événements : il y a un peu près autant de versions du 13 avril que de camps politiques au Liban.  

Je crois qu’au-delà de cette coïncidence temporelle, c’est aussi cela qui m’a attiré dans cette histoire. En tant que Franco-Libanais, je connaissais mal la guerre du Liban, ou plutôt je ne la comprenais pas pleinement. J’ai ressenti le besoin de la saisir dans sa complexité, mais aussi de trouver une manière de la raconter — une manière qui soit à la fois fidèle aux faits et porteuse de sens — en partant de son déclenchement. J’ai mis à contribution ce que je savais faire, c’est-à-dire mon expérience de journaliste, mais aussi mes défauts : une certaine tendance à l’obsession, à l’acharnement dans l’enquête. 

Au fond, ce projet s’est nourri à la fois de mes compétences, de mes limites, et de mes aspirations du moment — notamment un désir d’écriture, de littérature. La guerre civile libanaise s’est imposée comme objet, mais cela aurait pu être à travers un autre événement, un personnage, une autre énigme historique. Ce que je cherchais, c’était une forme de narration capable de restituer cette guerre avec une certaine distance, et selon un prisme encore inexploré. Non pas pour livrer une vérité définitive, mais pour tenter de construire un récit à la fois rigoureux et lisible d’un conflit dont les mémoires sont à la fois éclatées et profondément sensibles. 

Existe-t-il d’autres dates aussi importantes dans l’histoire de la guerre civile ?  

Pas vraiment. Il existe, dans certaines mémoires locales ou communautaires, des dates qui revêtent une importance équivalente, mais cela varie fortement selon les régions et les appartenances confessionnelles. Si l’on s’interroge sur les dates qui ont marqué la mémoire collective du conflit à l’échelle nationale, le 13 avril 1975 s’impose avant tout comme une date par défaut. Elle n’a pas été choisie parce qu’elle synthétise l’ensemble du conflit ou qu’elle en représente le moment le plus tragique, mais parce qu’il fallait bien une date, faute d’un réel travail collectif de mémoire et d’historicisation. 

Autrement dit, le 13 avril est moins un point de départ que le symptôme d’une amnésie partagée. C’est la seule date sur laquelle tout le monde finit par s’accorder, précisément parce qu’elle n’engage pas une lecture trop clivante du conflit. Elle marque un seuil : à partir de là, le récit national s’interrompt. Le paradoxe, c’est qu’on continue de s’arrêter, dans les manuels scolaires libanais, sur des événements liés à la fondation du pays — comme le départ du dernier soldat de l’armée française en 1946 — tout en occultant tout ce qui vient après. On s’arrête à la naissance du Liban, mais on ne raconte pas ce qu’il advient ensuite. 

C’est révélateur d’une réalité structurante du Liban contemporain : la guerre civile n’est pas enseignée. Ce qui circule, ce sont des récits fragmentaires, souvent informels, mêlant mémoire familiale, souvenirs communautaires et récits partiels. Il ne s’agit pas de mémoire clinique — le terme ne serait pas juste — mais plutôt d’une mémoire morcelée, tributaire de l’expérience intime ou communautaire, sans mise en perspective nationale ou historique rigoureuse. 

Pensez-vous que la reconstruction de l’État libanais passera nécessairement par l’élaboration d’une mémoire commune ?

C’était, pour être honnête, l’une de mes intuitions de départ. J’étais convaincu qu’il fallait absolument construire une mémoire commune de la guerre civile libanaise. Je ne savais pas encore très bien pourquoi, mais c’était une idée presque « inculquée » — sans doute parce que j’ai grandi en France, dans une culture où l’histoire nationale s’écrit autour de récits partagés, d’événements balisés, de lieux de mémoire. En arrivant au Liban, je m’attendais, par exemple, à voir une plaque indiquant le lieu du déclenchement de la guerre, comme cela aurait existé ailleurs. Et j’ai été frappé par cette absence de mise à distance, cette absence de signalisation, comme si rien ne s’était passé ou que cela ne méritait pas d’être nommé. 

Cette impression a nourri mon envie d’écrire « une bonne fois pour toutes » cette histoire. Même si, en réalité, cette idée n’était pas encore très élaborée dans mon esprit. En explorant plus profondément la question de la mémoire de la guerre, j’en suis venu à la conclusion qu’elle est à la fois trop présente et trop absente. Trop présente parce qu’il existe une multitude de récits — souvent non vérifiés, subjectifs, fragmentaires — issus de mémoires familiales, communautaires, individuelles. Mais ces récits ne forment jamais un tout. Ils ne se rencontrent pas. Et en réaction à cette cacophonie, il y a aussi une amnésie organisée, une forme de déni collectif, qui consiste à dire : « De toute façon, on ne saura jamais. Chacun a sa vérité. » 

Cette attitude résulte largement de la loi d’amnistie qui, loin de panser les blessures, a permis aux seigneurs de guerre de rester au cœur du jeu politique et ainsi d’institutionnaliser l’amnésie. Dès lors, deux dynamiques mémorielles coexistent : une mémoire éclatée, proliférante, mais sans socle commun — et, en miroir, une amnésie volontaire, un refus de regarder en face ce passé douloureux.  

Il ne doit pas être évident de commencer une enquête face à cette amnésie organisée.  

En 2015, au moment où je me suis vraiment lancé dans ce travail, le Liban connaissait une période de relative stabilité. Depuis 2006, mis à part les événements de 2008 et quelques assassinats politiques, le pays n’avait pas connu de nouveau conflit majeur. L’idée que « ça allait mieux » circulait. Et cette période a vu émerger, notamment dans la société civile, des mouvements intéressés par les questions de mémoire, de disparition, de reconnaissance des victimes. J’ai eu le sentiment, à ce moment-là, que la mémoire avait le vent en poupe, et que ma démarche s’inscrivait spontanément dans ce courant. 

Elle m’a aussi semblé perçue comme inoffensive. D’abord parce que le contexte n’était pas celui d’une crise aiguë, avec son lot de crispations identitaires. Ensuite, parce que ma position personnelle — Franco-Libanais, journaliste, extérieur aux grandes appartenances partisanes — me permettait d’entrer en contact avec des interlocuteurs de tous bords sans susciter de méfiance. Aux yeux des uns, j’étais français ; pour d’autres, de gauche ; pour certains, chrétien… Cette position de relative neutralité, ou plutôt de fluidité identitaire, a sans doute contribué à créer un climat de confiance. 

Enfin — et c’est un point essentiel — j’ai senti chez beaucoup de mes interlocuteurs un immense désir de parler. Cette amnésie nationale a fait d’eux les grands oubliés de l’histoire. Or chacun avait gardé en lui une mémoire héroïque de sa propre expérience de la guerre, souvent partagée seulement dans un cercle restreint. Ils se percevaient comme des acteurs de premier plan, mais dont personne ne reconnaissait le rôle. Pouvoir raconter leur histoire à un tiers extérieur, c’était une manière de faire revivre ce passé glorieux, au moins symboliquement. C’était aussi l’espoir d’être, enfin, valorisés. 

J’ai senti chez beaucoup de mes interlocuteurs un immense désir de parler.

Marwan Chahine

Je crois que ma démarche s’est nourrie de toutes ces dimensions — personnelles, culturelles, politiques, affectives. Et même si je ne prétends pas avoir apporté une réponse définitive, je suis convaincu que réfléchir à une mémoire partagée reste une étape nécessaire dans tout projet de reconstruction politique et symbolique du Liban. 

L’une des forces de votre ouvrage est de resituer ce début de guerre civile à hauteur d’homme, et notamment de milicien. Ce faisant, vous faites émerger un archétype de petit chef, que l’on retrouve des deux côtés, et qui est notamment incarné par Joseph Abou Assi, le garde du corps de Pierre Gemayel qui meurt au début de la journée.  

Effectivement, ce que révèle cette journée du 13 avril, c’est que la guerre n’est pas un surgissement brutal, mais l’aboutissement d’un processus déjà engagé. Ce jour-là, des armes sont confiées à des hommes que l’on pourrait qualifier de voyous. Lorsque l’on délègue la gestion de l’ordre — ou du désordre — à ce type de figures, le conflit devient presque inévitable. C’est à ce moment précis que l’on mesure la déliquescence de l’État, incapable d’assurer sa souveraineté autrement que par des relais paraétatiques. 

Joseph Abou Assi, du côté chrétien, et son meurtrier présumé, du côté palestinien, incarnent tous deux cette dynamique. Tous deux sont gardes du corps. Ce sont des figures intermédiaires, des hommes de main. À un moment, je plaisante en disant que c’était une époque où il y avait décidément beaucoup de corps à garder — une manière de souligner la prolifération des petits chefs dans une société en voie de militarisation. 

Mais ce phénomène dépasse le simple cadre de la guerre civile : ces figures s’inscrivent dans une dynamique sociale plus ancienne, issue d’un héritage féodal très enraciné. Le Liban, malgré ses prétentions étatiques, n’est jamais tout à fait sorti de l’ordre préétatique. Abou Assi est ainsi à la fois un milicien pré-guerre et une rémanence du abadoye ottoman, cet homme de main agissant pour le compte d’un seigneur local. Il est l’héritier d’une culture politique qui repose moins sur les institutions que sur les loyautés personnelles, les réseaux et les clientélismes. 

Ce qui m’a frappé, c’est que ces figures ne sont pas seulement le fruit de trajectoires individuelles : elles produisent un effet d’entraînement dans la société. Elles deviennent des modèles à imiter. L’homme qui a probablement ouvert le feu sur l’autobus palestinien ce 13 avril, était moins un exécutant qu’un jeune un peu paumé qui jalousait Joseph Abou Assi et rêvait de prendre sa place et d’incarner cette autorité virile, enracinée dans le quartier. Cela dit beaucoup de la logique de surenchère qui s’installe ensuite dans la guerre : les plus jeunes veulent surpasser les aînés, dans une spirale de violence et d’imitation. 

On retrouve là une forme de mimétisme milicien, nourri par la fragmentation du tissu politique et par l’absence d’un véritable État régulateur. Ce n’est pas seulement une guerre entre partis ou factions, c’est une guerre où chacun joue un rôle, souvent fantasmé, dans une pièce sans metteur en scène. 

Dans le récit du 13 avril, on se rend compte que les chefs de clan sont assez absents de cette première journée…

C’est vrai. Et c’est peut-être, je dois l’admettre, un parti pris de mon récit. Mais c’est aussi, à mes yeux, une limite inhérente à la manière dont on a souvent raconté cet événement : en l’attribuant à une chaîne de décisions verticales, où des chefs auraient voulu la guerre et des exécutants se seraient contentés d’obéir. Or, mon expérience — à la fois comme enquêteur, mais aussi simplement comme être humain — m’a appris que les choses sont rarement aussi linéaires. Il y a des intentions, certes, mais elles échappent presque toujours à leurs auteurs. Il y a du chaos, de l’improvisation, de l’accident. Et la guerre, dans ses premières heures, ressemble souvent moins à une opération planifiée qu’à une série d’enchaînements chaotiques. 

Un ancien officier ayant servi en Bosnie (et sans lien avec le Liban) m’a confié après avoir lu le livre : « La guerre, c’est ça. Ce ne sont pas les généraux, ce sont les sergents qui décident. » Ce renversement du regard, je crois, est essentiel pour comprendre ce qui s’est réellement passé ce 13 avril. 

Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de responsabilités des partis. Le fait, par exemple, que Joseph Abou Assi, un homme connu pour sa violence, pour ses antécédents — quatre ans plus tôt il avait été condamné à de la prison pour avoir tiré dans l’œil d’un policier — ait été promu garde du corps de Pierre Gemayel, n’a rien d’anodin. Faire de lui une figure quasi institutionnelle du parti phalangiste est un choix éminemment politique. Et ce choix en dit long sur les dynamiques internes du mouvement.

Car le parti phalangiste lui-même est alors traversé par des courants contradictoires, qui s’incarnent dans les deux fils de Pierre Gemayel. D’un côté, le père, notable conservateur, attire autour de lui une élite bourgeoise — avocats, médecins — soucieuse de défendre la souveraineté libanaise face à la présence palestinienne, mais sans sombrer dans la violence aveugle. Le fils aîné, Amine Gemayel, son héritier politique désigné, est un avocat brillant, orateur habile, qui incarne une ligne modérée. Mais de l’autre côté, autour de Bachir Gemayel, le plus jeune fils, se constitue un autre noyau : une bande plus radicale, plus violente, dont faisait partie Joseph Abou Assi. Un cadre phalangiste de l’époque m’a confié cette phrase révélatrice : « Bachir et sa bande, ils voulaient casser du Palestinien. » Ce sont ces hommes-là, ces jeunes radicaux, qui prennent le dessus ce 13 avril. Leurs adversaires, du côté palestinien, ne sont pas très différents dans leur désir d’en découdre : là aussi, des lignes coexistent. Il y a des modérés, mais ils sont progressivement marginalisés, tandis que des groupes plus radicaux — comme le FPLP-Commandement général — occupent le devant de la scène. 

Le fait que ce groupe ait pu organiser, ce jour-là, un défilé militaire en plein Beyrouth-Ouest, avec armes lourdes, en dit long sur l’état de fragmentation du territoire et de l’autorité. Au cours des années précédentes, le parti s’était distingué par sa ligne jusqu’au-boutiste et ses actions militaires spectaculaires et d’une grande brutalité, n’hésitant pas à s’en prendre à des civils ou à commettre des attentats-suicides. 

Le 13 avril n’est pas le fruit d’un ordre venu d’en haut, mais le symptôme d’une société déjà minée par la radicalisation, la perte de contrôle des élites sur leurs bases, et la montée en puissance de figures intermédiaires, issues de la rue, des quartiers, des milices. C’est une guerre qui commence par le bas. 

Alors même que Bachir Gemayel est l’une des figures les plus connues de la guerre civile libanaise, il est assez absent de votre enquête. Pourquoi ? 

C’est vrai, et ce n’est pas un oubli. C’est un choix, ou du moins une limite assumée. Bien sûr, Bachir Gemayel plane en arrière-plan de plusieurs épisodes que je décris, et notamment de celui du 13 avril. Joseph Abou Assi était considéré comme l’un des proches de Bachir, un membre de son cercle. Sa première apparition dans l’espace public est liée à une opération musclée sur le campus de l’Université américaine de Beyrouth, où des miliciens tentèrent de faire pression pour faire expulser des militants de gauche — c’est au cours de cet incident qu’un policier a perdu un oeil. L’opération a été conduite sous l’influence directe de Bachir Gemayel qui était lui-même encore étudiant.  

De la même manière, la question du degré d’intentionnalité dans les événements du 13 avril reste ouverte. Certains, à juste titre, se sont interrogés : Abou Assi a-t-il vraiment agi seul ? A-t-il décidé de rester sur place après le départ de Pierre Gemayel de sa propre initiative ? A-t-il pris les armes et organisé un quadrillage du quartier sans en référer à personne ? Rien ne permet de trancher avec certitude. Mais on sent bien que l’ombre de Bachir, même indirecte, n’est jamais loin. Ce que l’on peut affirmer, en revanche, c’est que le cercle de jeunes radicaux autour de Bachir, dont Abou Assi faisait partie, était déjà actifs et influents. Et c’est peut-être cette constellation — plus que Bachir lui-même — qui a agi en cette journée inaugurale.

C’est une guerre qui commence par le bas. 

Marwan Chahine

Quoi qu’il en soit, j’ai fait le choix de ne pas pousser plus loin la piste de l’implication de Bachir Gemayel. D’abord parce que je ne disposais pas des éléments suffisants pour l’affirmer avec rigueur. Ensuite parce que je voulais éviter de faire un livre à charge, un livre de révélations ou de polémiques, ce qui aurait peu de sens dans un pays où l’on sait d’avance qu’il n’y aura pas d’issue judiciaire. Mon intention était différente : produire un récit réflexif, qui permette de penser le Liban de l’époque, dans sa complexité, plutôt que de désigner des coupables ou d’alimenter un imaginaire de la conspiration.  

Dans ce récit du premier jour de la guerre, vous vous tenez aussi assez loin du contexte international qui pèse sur le Liban de 1975. De ce point de vue, vous vous inscrivez dans une historiographie de la guerre civile qui est avant tout attentive aux logiques de voisinages meurtriers. 

On trouve de nombreuses analyses géopolitiques de la guerre du Liban – pour certaines excellentes. Il y a bien évidemment un contexte régional qui préside au conflit et une responsabilité directe d’un certain nombre de puissances étrangères, en particulier d’Israël. Pour autant, j’avais envie de raconter la guerre d’une autre manière.  

Ce qui m’a frappé, dans les récits que j’ai pu collecter, c’est à quel point elle se joue aussi à l’échelle micro-locale : celle de quelques quartiers, de quelques rues, parfois même de quelques immeubles. C’est une guerre extrêmement topographique. Et l’une des choses les plus fortes qui se dégage, c’est cette dimension de voisinage, au sens le plus concret du terme. 

Je pense beaucoup aux travaux d’historiens comme Jan T. Gross ou plus récemment Jérémie Foa, qui a montré à quel point, dans les guerres civiles, les massacres les plus violents surviennent souvent entre personnes qui se connaissent, entre voisins. On est loin des imaginaires de guerres impersonnelles ou stratégiques. Au Liban, en 1975, on est dans une ville comme Beyrouth, profondément fragmentée, mais sans cloisons nettes : les lignes de front sont sinueuses, elles traversent les quartiers, se déplacent à chaque crise, et cela rend la logique de conflit profondément intime. 

C’est cette violence au ras du sol que j’ai voulu restituer. Elle ne relève pas de grands idéaux politiques. Les protagonistes de cette première journée ne sont pas des intellectuels ni des stratèges. Ils agissent souvent par réflexe, par peur, par instinct communautaire ou clanique. Leurs motivations sont avant tout territoriales : défendre leur quartier, leur rue, leur « chez eux ». Beaucoup d’interprétations dominantes du conflit ont été « par le haut » : idéologisées, géopolitisées, surrationnalisées. Mon approche est celle d’un journaliste qui veut descendre dans les ruelles. 

Un exemple très parlant, ce sont les micro-distinguos que les gens établissent entre eux — par exemple entre deux modèles de voitures, comme la Fiat 1500 et la Fiat 1800, qui pouvaient suffire à désigner l’Autre, à définir à quelle communauté ou milieu il appartenait. On est dans une société ultra-codée, où des détails minuscules prennent une importance décisive, surtout en temps de guerre.

Le Liban vit, depuis sa création, dans une forme d’état de guerre potentiel permanent. Ce n’est pas une guerre totale, mais c’est une paix fragile, réversible, instable.

Marwan Chahine

Cette logique de voisinage trouve aussi sa matérialisation dans l’omniprésence des barrages, qui deviennent des lieux de contrôle, de tension, voire d’exécution. Peut-on dire que la guerre libanaise est, entre autres, une guerre de barrages ? 

Absolument. Beyrouth est la ville des barrages, comme Paris fut celle des barricades. C’est presque une forme d’urbanisme en soi. Cela tient en partie à la petite échelle géographique de la ville, mais aussi à la fragmentation sociale et communautaire du territoire — fragmentation qui précède la guerre, même si elle s’amplifie pendant le conflit. On a là une société féodale et villageoise, où la souveraineté de l’État est déjà fragile. Le barrage, dans ce contexte, devient le symbole de l’échec de l’État à faire respecter la loi. 

Le 13 avril, c’est précisément cela qui se joue : les habitants d’un quartier chrétien refusent que des Palestiniens continuent de traverser leur secteur. Ils demandent à la police d’intervenir. Celle-ci met en place un barrage filtrant mais ce n’est pas suffisant pour les habitants qui décident alors de monter leur propre barrage pour bloquer la route. Ce n’est pas un plan militaire, c’est une réponse immédiate à un sentiment de vulnérabilité. Et, comme toujours dans ces cas-là, ça finit par déraper. 

Il faut rappeler qu’il y a eu des incidents similaires dans les années qui précèdent, notamment à Kahale en 1970 où un convoi palestinien est pris pour cible à un barrage chrétien. En 1974, à Dekouene puis à Tarchiche, ce sont également des accrochages à des barrages qui vont mettre le feu aux poudres et entrainer des affrontements mortels. Ces événements ne sont pas toujours spectaculaires, mais ils participent de cette escalade territoriale. Les routes coupées deviennent des fronts de guerre à petite échelle, où la circulation devient un enjeu politique. Traverser un quartier, c’est prendre un risque. Et peu à peu, cela devient intolérable, insupportable pour chacun des camps. 

Ce que vous décrivez là, c’est aussi une porosité entre guerre et paix, entre civil et combattant. Cette indistinction se reflète dans les trajectoires des acteurs de la guerre, mais aussi dans l’après-guerre, où beaucoup de combattants sont revenus à une vie « normale ». Comment comprendre cette perméabilité ? 

C’est, à mes yeux, l’un des traits les plus spécifiques de la guerre civile libanaise : l’absence de frontière nette entre le temps de guerre et celui de paix. Et cette porosité ne date pas de 1975. Le Liban vit, depuis sa création, dans une forme d’état de guerre potentiel permanent. Ce n’est pas une guerre totale, mais c’est une paix fragile, réversible, instable. 

Au début du conflit, ce sont en grande partie des civils qui prennent les armes. Ils le font souvent sans encadrement clair, sans plan défini, et les partis politiques eux-mêmes ont un contrôle limité sur leurs bases. Beaucoup d’exactions sont le fait de groupes semi-autonomes. Et ces mêmes personnes, après la guerre, réintègrent la société, plus ou moins bien selon leur milieu d’origine. 

Certains, surtout ceux issus de familles modestes, ont vécu la guerre comme un moment d’élévation sociale : le seul temps de leur vie où ils ont eu du pouvoir, une reconnaissance, un rôle. Pour eux, la mémoire de la guerre reste valorisante, héroïque. D’autres, surtout issus des élites, sont revenus à leur position d’avant, comme si de rien n’était. Un gardien d’université, ancien milicien, me racontait qu’un des professeurs le snobait et ne lui adressait même pas la parole alors que pendant la guerre, il le suppliait en pleurant de le laisser passer à un barrage. C’est une scène saisissante : la guerre a redistribué les cartes, même brièvement, et cela laisse des traces. 

Mais au fond, la structure sociale du pays n’a pas été fondamentalement transformée. Ceux qui ont dirigé avant ont souvent retrouvé les rênes. Et beaucoup de ceux qui ont combattu ont été instrumentalisés, parfois cyniquement. Un militant phalangiste m’a un jour dit : « On était des voyous, mais ils étaient bien contents qu’on soit là pour se battre contre les Palestiniens. » C’est une réalité difficile à entendre, bien qu’elle ne soit pas propre au Liban : dans bien des conflits, ce sont les classes populaires qu’on a envoyées en première ligne. 

C’est le cinquantième anniversaire du début officiel de la guerre civile libanaise. Celle-ci reste-t-elle une possibilité pour le Liban contemporain ?  

Ma conclusion, c’est que la guerre civile de 1975 était déjà en germe bien avant qu’elle n’éclate, et qu’elle n’a jamais complètement disparu depuis. Malgré la résurgence de discours alarmistes, je ne pense pas que nous soyons aujourd’hui à la veille d’un nouveau conflit armé généralisé. Mais en même temps, la peur de la guerre civile est toujours là, et elle n’est pas irrationnelle. 

Cette peur trouve sa source dans l’absence de projet national fort. Depuis sa création, le Liban fonctionne selon une logique communautaire profondément institutionnalisée. Le pacte national n’a pas permis de dépasser les appartenances confessionnelles, au contraire : il a renforcé les logiques de camp, parfois jusqu’à l’antagonisme. On le voit clairement dans les interprétations des crises récentes : chacun lit les événements à travers sa propre grille communautaire, souvent en opposition radicale à celle des autres.

Beaucoup d’interprétations dominantes du conflit ont été « par le haut » : idéologisées, géopolitisées, surrationnalisées. Mon approche est celle d’un journaliste qui veut descendre dans les ruelles. 

Marwan Chahine

Prenons un exemple récent : la guerre à Gaza. Certains Libanais, notamment dans les milieux chrétiens, tiennent le Hezbollah pour seul responsable de l’implication du Liban dans un conflit qui, selon eux, ne devrait pas être le sien. Ils tiennent un discours quasiment identique à celui que la droite chrétienne tenait dans les années 1970 à propos de la présence palestinienne. D’autres, au contraire, voient dans le Hezbollah le dernier rempart de la souveraineté nationale, face à l’indifférence ou à la passivité des autres communautés. On retrouve là les lignes de fracture anciennes, simplement déplacées vers de nouveaux acteurs.

C’est cette capacité à se diviser à la moindre crise interne ou externe — à réactiver les logiques identitaires, les vieux réflexes de méfiance et de repli — qui trahit la fragilité du projet national libanais, une fragilité structurelle, presque originelle. Et ses voisins, en particulier la Syrie et Israël, le savent bien et n’ont eu de cesse d’appuyer dessus. À l’automne dernier, Benyamin Netanyahou a ouvertement appelé les Libanais à se soulever contre le Hezbollah sous peine de leur faire vivre un autre Gaza. Le Liban, en réalité, n’a jamais eu le temps de se construire comme une nation politique pleinement intégrée. Il a coagulé des groupes, mais il n’a pas fédéré une volonté commune de vivre ensemble.  

Et cela me ramène à une question que vous m’aviez posée au début de notre entretien : l’écriture de l’histoire peut-elle construire la nation libanaise ? En réalité, je crois que cela fonctionne dans les deux sens. L’écriture de l’histoire peut contribuer à forger un récit national. Mais il faut, en amont, un désir de vivre ensemble suffisamment fort pour porter cette démarche. Ce désir s’est exprimé de manière très nette lors du soulèvement de l’automne 2019 mais, assez logiquement, il s’est étiolé avec la succession de graves crises politique et économique. Sans compter que de nombreux jeunes qui portaient ce désir ont quitté le pays. Il y a toutefois un réel motif d’espoir avec l’arrivée au pouvoir de figures politiques qui apparaissent plus propres et moins dépendantes des logiques communautaires, comme le nouveau président de la République, Joseph Aoun, et le premier ministre, Nawaf Salam. Cela sera-t-il suffisant pour cimenter ce désir de vivre ensemble ? J’aimerais le croire mais le passé du pays conjugué au contexte régional incitent à la prudence.

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