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Le désalignement, puis l’engrenage menaçant dans lequel Donald Trump se place vis-à-vis de l’Europe et des Européens crée des remous importants dans les sociétés européennes, en particulier en France.
Facteur de déstabilisation, son élection rend le monde « moins sûr » pour près de deux tiers des Français. Ce « choc » Trump produit deux effets majeurs : tout d’abord, la séquence ouverte par la dispute dans le bureau ovale avec Zelensky entraîne une surmobilisation anti-Trump et pro-Union dans une grande partie de l’opinion française. Pour autant, et c’est la deuxième conséquence majeure du néo-impéralisme américain, le trumpisme polarise les clivages sur la question du soutien à l’Ukraine notamment — clivage lui-même structuré par les systèmes de valeurs et d’opinions des individus.
Ainsi, un vaste consensus anti-Trump et pro-Ukraine rassemble des électeurs de gauche progressiste et du centre « élitaire » et « libéral ».
En face, une minorité pro-Trump et hostile à l’Union, composée des citoyens partageant des valeurs identitaires, se montre favorable aux narratifs trumpistes, et à ceux défavorables à l’Ukraine et à la défense européenne.
1 — La perception du risque d’un conflit armé divise les Français
La moitié des Français sondés considère que le risque d’un conflit armé sur le territoire de l’Union est élevé.
Toutefois, cette perception varie beaucoup en fonction des électorats avec une clivage net entre le centre et les extrêmes :
- Les électeurs LFI (48 %), RN (29 %) et Reconquête (22 %) ont plutôt tendance à minimiser ce risque ;
- tandis que les autres partis le prennent plus au sérieux (à 55 % chez LR ou 78 % chez les socialistes).
2 — Un « quasi » consensus anti-Trump
Les clivages provoqués par le « choc » Trump s’illustrent bien avec ce graphique, qui permet de comprendre où se situent les alliés du président américain en France.
À la question de savoir si Trump est un ami ou un ennemi de la France, seuls 8 % répondent « un ami », 41 % le classent parmi les ennemis, et une majorité de 50 % ne le situent ni dans un camp ni dans l’autre.
Dans le détail, nous assistons à une sorte de mise en adéquation des clivages entre les sociétés américaine, française et européenne. En d’autres termes, les prises de position de Trump trouvent uniquement un écho dans les groupes les plus radicaux et les plus « à droite », comme le montre le graphique supra. Sur le plan des valeurs, cet électorat est probablement proche de celui du mouvement « MAGA » aux États-Unis. Ainsi, seuls 10 % des Traditionalistes et 5 % des Identitaires considèrent Donald Trump comme un ennemi de la France. À l’inverse, dans les groupes qui partagent une sensibilité sociale, écologiste et progressiste, l’idée que le président américain est un ennemi est majoritaire, voire très consensuelle. Elle est partagée par 73 % des Multiculturalistes, 67 % des Solidaires, 63 % des Modérés ou encore 51 % des Sociaux-Démocrates.
Au niveau des électorats, c’est logiquement chez les électeurs RN et Reconquête que l’on a le plus de difficulté à faire entrer Trump dans la case « ennemi ». Si environ 20 % d’entre eux le considèrent comme un ami, c’est surtout une sorte de « relativisme » qui domine : deux tiers environ refusent de le classer comme ennemi ou ami.
3 — Face aux États-Unis, compromis ou rupture ?
Ce « relativisme » — ou ce « pragmatisme », c’est selon — se retrouve dans l’opinion concernant l’attitude à avoir vis-à-vis des États-Unis d’Amérique. L’électorat est alors coupé en deux « parts » quasiment égales : 40 % pensent que la France doit s’opposer à Trump, quand 49 % souhaitent une politique de « compromis ».
Les Français se distinguent ici de leurs voisins européens, sondés sur la même période dans 8 autres pays, par leur opposition plus franche envers leur vieil allié américain. Est-ce le fruit d’une tradition « gaullienne » d’indépendance et de souveraineté, que Jacques Chirac et Dominique de Villepin ont également incarné en 2003 ? Toujours est-il que seuls les Espagnols et les Belges approchent ce degré de « rébellion » vis-à-vis des États-Unis avec respectivement 38 % et 37 % d’entre eux qui souhaitent une politique « d’opposition ».
Dans le détail, on retrouve ici aussi un clivage « gauche-droite » assez classique : deux tiers des électeurs des Républicains et du Rassemblement National sont favorables à une politique de compromis quand deux tiers des électeurs insoumis et écologistes sont favorables à une politique d’opposition. Sur cette question, les électeurs modérés du « bloc macroniste » sont assez clivés, ce qui n’est pas le cas sur la plupart des autres questions du sondage.
4 — Des clivages favorables à Emmanuel Macron et à son « bloc central »
Dans un contexte difficile sur le plan national, le Président de la République tire son épingle du jeu sur le plan international.
De la même manière que lors de la campagne présidentielle 2022, il semble tirer parti des soubresauts géopolitiques, et répondre aux aspirations d’une grande partie de l’électorat français.
45 % des Français sondés jugent ainsi qu’il a eu la bonne attitude vis-à-vis du gouvernement américain. Une opinion partagée très largement dans son électorat, mais aussi dans les électorats « frontaliers » du Parti Socialiste et des Républicains. 84 % des électeurs de la liste socialiste portée par Raphaël Glucksmann aux élections européennes portent un jugement favorable sur Emmanuel Macron. Ce sont les électeurs les plus enthousiastes, témoignant des passerelles qui existent encore entre l’électorat social-démocrate — absolument central dans ses deux victoires électorales de 2017 et 2022 — et le Président de la République.
Plus globalement, sur les questions internationales, les électeurs « modérés » du centre-gauche jusqu’au centre droit sont les plus enclins à défendre l’Ukraine, la défense européenne, le réarmement, l’extension de la dissuasion nucléaire française, etc.
Un sondage d’un type nouveau, opéré par Cluster 17 dans une dizaine de pays et avec des milliers de sondes, particulièrement complexe à mettre en œuvre, pour mesurer l’opinion publique européenne.
Autrement dit, les sujets internationaux constituent des clivages favorables à une « réunification » du bloc central, comme en témoigne le graphique infra synthétisant les réponses à la question sur l’extension du parapluie nucléaire français.
On voit assez nettement sur cette question que les électeurs qui se situent dans les clusters de la partie haute du graphique, dotés d’un capital culturel et économique souvent plus élevé que la moyenne, et partageant des opinions très favorables aux institutions, sont les plus enclins à être d’accord avec cette extension du parapluie nucléaire. C’est également le cas sur la saisie des avoirs russes ou l’obligation d’acheter européen en matière d’armement.
5 — Entre soutien à l’Ukraine et résignation
L’une des principales conséquences de l’attitude de Donald Trump vis-à-vis de l’Europe est la progression, dans l’opinion française et européenne, de la demande d’engagement militaire en faveur de l’Ukraine. De 43 % en novembre 2024, on passé à 51 % de Français qui souhaitent que l’Union « s’engage davantage militairement pour soutenir l’Ukraine ».
Le clivage très structurant dans l’électorat français entre « pro-système » et « anti-système » est également central dans les opinions à l’égard de l’aide à l’Ukraine. Ainsi, les électorats sont extrêmement polarisés sur cette question : la demande d’engagement en faveur de l’Ukraine culmine à 91 % chez les électeurs PS, 85 % chez les électeurs Renaissance mais s’effondre à 23 % chez les électeurs du Rassemblement National et 13 % chez les électeurs Reconquête. Si ce clivage entre un centre et un centre-gauche progressiste et pro-Union européenne d’une part, et une droite radicale identitaire et anti-Union d’autre part, était déjà à l’œuvre avant l’élection de Donald Trump, l’élection de ce dernier semble renforcer cette polarisation. En effet, la demande de soutien à l’Ukraine baisse chez les électeurs RN (de 31 % à 23 %) tandis qu’elle progresse chez les électeurs socialistes et du centre — voir graphique infra. En somme, Donald Trump agit comme un accélérateur de clivages dans une société française déjà très divisée sur le sujet ukrainien. Notons que les électeurs de la France Insoumise semblent particulièrement touchés par cette polarisation. Chez eux, elle joue en faveur d’un renforcement du sentiment « pro Ukraine » : s’ils demeurent clivés sur la question, la demande d’un renforcement de l’engagement militaire passe de 26 % à 48 % en quelques mois.
Bien que la demande d’un soutien accru à l’Ukraine progresse dans le pays, la lassitude voire la résignation vis-à-vis de ce conflit semble être le sentiment majoritaire en France.
47 % des Français estiment ainsi que « l’Ukraine doit accepter de signer un traité de paix même si cela doit la conduire à céder la partie de son territoire occupé par la Russie ». À l’inverse, seuls 35 % des sondés considèrent qu’elle doit être soutenue jusqu’à la reprise des territoires perdus. Ce dernier point de vue est faiblement partagé. Même dans les électorats les plus favorables au soutien ukrainien, cette opinion rassemble une courte majorité : 59 % des électeurs Renaissance et tout de même 65 % des électeurs socialistes mais seulement 42 % des électeurs écologistes et 28 % des électeurs Républicains. La France se distingue ici des autres pays : les Français sont en effet parmi les plus résignés mais moins que les Roumains et beaucoup moins que les Italiens.
6 — Un sursaut européen en France
L’autre effet majeur du retournement stratégique américain est la résurgence d’un fort sentiment européen, probablement davantage par nécessité et effet de contexte que par véritable éveil civique. Pour autant, les opinions penchent ici clairement en faveur d’un réarmement européen et d’une mise en commun des moyens de défense.
Tout d’abord, 77 % des Français estiment que l’Union « ne doit compter que sur ses propres forces » pour sa sécurité et sa défense, contre seulement 4 % qui considèrent que l’Union « peut compter sur les États-Unis pour assurer sa sécurité et sa défense ». Une position partagée dans tous les électorats même si, là encore, les électeurs d’extrême droite — et de LFI — se montrent les plus défavorables à la défense européenne. Les Français se situent dans le trio de tête en Europe, juste derrière les Belges et les Danois, symbolisant la forte demande d’indépendance qui traverse le pays mais aussi une grande partie de l’Europe. Cette demande de souveraineté est profondément ancrée dans l’opinion française. Les deux évènements majeurs des cinq dernières années — la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine — ne peuvent que renforcer cette demande qui est elle-même le produit d’un sentiment d’insécurité généré par la dépendance française à certaines matières premières ou certaines ressources.
Cette demande de souveraineté s’illustre par un résultat écrasant : 86 % des Français souhaitent que les pays européens soient « obligés » de se fournir uniquement dans l’Union en matière d’armement.
Les Français sont, en revanche, plus partagés sur le « curseur » de l’effort de réindustrialisation militaire : 48 % d’entre eux sont d’accord avec l’idée d’augmenter le budget de la défense des pays européens à 5 % du PIB, mais 31 % considèrent qu’il y a des dépenses plus urgentes. Sur cette question, ce sont les électeurs les plus à gauche qui se distinguent (voir infra). Les électeurs de gauche les plus rupturistes sont ainsi près de 70 % à s’opposer à cet investissement, dans une logique « anti-militariste » assez classique à la gauche de la gauche.
Cette demande d’effort de guerre « exceptionnel » est relativement partagée mais ne fait pas tout à fait consensus. Il en va de même pour l’instauration d’un « service militaire obligatoire de 12 mois pour garantir la défense de l’Europe » (tableau 6). Sur cette question, ce sont à nouveau les électeurs les plus à gauche qui sont les plus défavorables. Cet enjeu clive également les électeurs de Renaissance à 50/50 car elle les met face à un paradoxe pour leur système de valeurs : ils sont certes favorables au réarmement et à l’impérieuse nécessité de renforcer la défense européenne, mais ne sont dans le même temps pas porteurs de valeurs conservatrices et autoritaires. C’est ce dernier point qui explique pourquoi les électeurs de droite et du RN sont les plus favorables à cette question, l’instauration d’un service militaire étant fortement corrélée à la demande « d’ordre » sur le plan intérieur et à une conception verticale de l’autorité et de l’éducation. Cependant, la formulation de la question, qui mentionne « la défense de l’Europe », explique pourquoi les scores ne sont pas plus nets dans cet électorat euro-défiant.
7 — Le rejet d’Elon Musk est massif en France — sauf chez les électeurs LR, RN et Reconquête
À l’instar de Donald Trump, le patron du D.O.G.E. n’inspire globalement pas confiance en France :
- il est massivement rejeté par les partis du centre et de la gauche — 78 % de l’électorat Renaissance et 91 % de l’électorat socialiste déclarent ne pas du tout lui faire confiance ;
- s’il n’inspire pas de défiance chez le RN ou Reconquête, il ne suscite pas non plus d’engouement : le gros des électeurs du parti d’Éric Zemmour et Sarah Knafo sont « plutôt d’accord » avec le fait qu’on puisse lui faire confiance.
Au plan démographique, les plus opposés à Musk sont les tranches d’âge les plus jeunes de la population (18-34 ans).
Concernant Tesla, 66 % des Français sondés sont favorables à boycotter la firme de Musk, avec là encore une polarisation gauche-droite marquée sur ce sujet.
- à gauche et au centre, entre 83 % (Renaissance) et 93 % (EELV) sont favorables au boycott ;
- à droite, les électeurs du RN, de LR et de Reconquête n’y sont quant à eux pas favorables.
8 — Un Afuera ! à la française est-il souhaité à droite ?
Le clivage gauche-droite est nettement marqué sur la question de savoir si Milei et Musk devraient être des modèles à suivre en Europe pour réduire drastiquement les dépenses publiques.
- de Renaissance (86 %) à LFI (97 %) on y est défavorable — bien que de manière plus nuancé au sein du parti présidentiel (avec 42 % « plutôt pas d’accord » et 43 % « tout à fait en désaccord »)
- à droite, que ce soit chez LR, au RN ou à Reconquête, on y est plutôt favorable. C’est dans ce dernier parti que le modèle Musk/Milei de coupe des dépenses publiques est le plus apprécié, 63 % de ses sympathisants étant « tout à fait d’accord » avec les méthodes du patron de X et du président argentin.
9 — Un consensus contre Poutine
À l’exception de celui de Reconquête, les électorats de tous les partis sont d’accord pour dire que le président de la Fédération de Russie non seulement ne respecte pas les principes démocratiques mais « se comporte comme un dictateur ».
Sur Trump, les avis sont pour l’instant moins tranché même si la tendance autoritaire se dégage nettement.
10 — L’Alliance atlantique : la grande impopulaire pour défendre le continent
Entre une armée européenne — plébiscitée à gauche, sauf chez LFI dont l’électorat est plus partagé sur la question et rejetée à droite —, l’armée nationale — plutôt boudée à l’exception de Reconquête — et l’OTAN, c’est cette dernière qui pâtit des opinions les plus défavorables à la question de savoir quel est le meilleur dispositif pour assurer la défense du continent.
Chiffre notable : c’est au sein de l’électorat RN de Marine Le Pen et Jordan Bardella que la préférence pour une OTAN dominée par les États-Unis est la plus élevée avec 14 %.
En somme, notre sondage dévoile la complexité des clivages français sur les questions internationales. L’opinion se structure fortement autour d’un double clivage qui oppose d’un côté les citoyens favorables à l’Union et porteurs de valeurs progressistes, et de l’autre les citoyens défiants vis-à-vis de l’Union et porteurs de valeurs identitaires. Ces systèmes de valeurs et attitudes semblent particulièrement explicatifs des opinions françaises sur le sujet de la défense européenne et de la défense de l’Ukraine. Nous l’avons vu, le revirement stratégique de Trump accélère et participe à la structuration de ces clivages.
Ces résultats posent une question intéressante : serions-nous en train d’assister à une forme d’homogénéisation et de polarisation des opinions européennes et occidentales en deux « camps » ? C’est en tout cas ce que laisse penser l’alliance nouvelle d’un vaste bloc identitaire et conservateur, allant de Washington à Moscou et assumant l’affrontement avec l’Union et les « progressistes ».