Pascal Quignard signe un nouveau roman, Trésor caché (Albin Michel, 2025) dans lequel la protagoniste, Louise, une correctrice de manuscrit âgée d’une cinquantaine d’années, perd son compagnon de toujours — son chat. En l’enterrant, elle découvre un trésor dans son jardin qui va lui permettre de voyager, de changer d’air — et de vie.
Une nouvelle porte s’ouvre sur l’univers quignardien. Entre la Bourgogne et Capri en passant par Naples, les différents narrateurs rencontrés en cours de route proposent une fresque sur la vieillesse, l’amour, la nature, le beau, la mort au rythme de descriptions poétiques et de promenades solitaires.
Nous le rencontrons dans son appartement parisien — à la lisière d’un joli jardin vert et ensoleillé, entre des milliers de livres, à côté de son piano.
Le titre de votre dernier roman, Trésor caché, est au singulier. Mais ne diriez-vous pas que les trésors cachés sont finalement plusieurs dans le livre ? Le trésor que le personnage principal découvre dès les premières pages semble être moins une fin en soi qu’un moyen vers d’autres choses — vers d’autres trésors.
Vous avez totalement raison. Le premier trésor est un trésor de hasard — et ce n’est pas le trésor ; c’est le fait qu’une mort puisse faire surgir quelque chose du fond de la terre de façon contingente. En réalité, cela lance une chasse au trésor, et pose la question suivante : quel est le trésor dans nos vies ? Quels sont les instants ? Quelles sont nos préférences ? Et on ne trouve pas.
Il y a des tas de pistes qui peuvent se mêler, à cause de cette chasse au trésor, par rapport à ma propre vie. Lorsqu’on vieillit, il y a quelque chose aussi qui est de l’ordre de la récapitulation. On se demande alors, qu’est-ce qui a été le meilleur pour moi ? Qu’est-ce que tu quitteras avec le plus de peine ? Il y a une sorte de mélancolie aussi. À cet égard, la littérature est très liée à la mélancolie.
Je pense que c’est lié désormais : au moment où j’écrivais ce livre, je me disais que le ou les trésors, étaient plutôt les virages. C’est ce que je croyais. Alors qu’on a beaucoup vécu, on se rend compte que ce qui est extraordinaire, c’est que chaque virage, chaque conversion, chaque métamorphose, chaque déménagement, chaque divorce aussi — même les épreuves cachent quelque chose qui se révèle. Ces conversions sont si belles — comme Saint Augustin quand il entend une chanson qui le prend tout à coup.
Le trésor, c’est toucher la rotation d’un grand temps de saisonnier.
Pascal Quignard
Vous parlez au passé. Vous avez changé d’avis ?
Effectivement, je croyais que c’était cela. Mais maintenant que le livre est paru, je pense que — mélancoliquement par rapport à ceux qui sont morts jeunes — le trésor, c’est la vieillesse.
Je le vois aussi avec le courrier que je reçois : c’est ce qui a été perçu par certains lecteurs. Cela leur faisait du bien d’une part que l’on ne cherche pas à être positif et d’autre part, qu’on trouve précisément dans le fait de creuser, de savoir creuser sa souffrance, creuser ses deuils. On obtient derrière le chagrin quelque chose qui a été bon. On peut penser, bien sûr, à la santé ou à la jeunesse peut-être, mais ce n’est pas vraiment cela le trésor.
L’âge que vous avez, l’âge où on est le plus beau, si j’ose dire, ce n’est pas l’âge où on est le plus heureux, curieusement. Ce n’est pas l’âge le plus voluptueux non plus. C’est très bien que l’on perfectionne la santé, mais je ne crois pas qu’il faille regarder dans cette direction.
Le trésor, c’est plutôt toucher la rotation.
Toucher la rotation d’un grand temps de saisonnier.
D’avoir vu beaucoup de gens mourir, c’est aussi un secret du bonheur peut-être, d’avoir vu beaucoup de saisons passer, d’avoir vu beaucoup d’automnes, beaucoup de neige et beaucoup de printemps. C’est le fait d’assister à ces cycles-là, à ce grand temps.
Cela a l’air un peu nietzschéen ce que je dis mais ce n’est pas du tout mon intention d’être à ce point philosophique. Je n’y vois surtout pas cette idée — que je trouve complètement désagréable — d’un midi perpétuel. Au contraire, je suis comme les chats — je préfère les heures de pénombre. Votre question est très bonne mais je n’ai pas de réponse plus claire que celle que je vous donne.
Ce que vous dites sur la jeunesse ne peut pas ne pas faire penser à la célèbre phrase de Nizan : « j’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. »
Cette phrase est je crois, hélas, très juste. C’est d’ailleurs l’âge où on est le plus tenté — et on le fait souvent — de se tuer.
On se tue souvent très jeune.
J’ai été très suicidaire pendant longtemps dans ma vie — jusqu’à 30, 40 ans. Je ne le suis plus du tout. C’est assez mystérieux.
Mais dans le même temps, il faut dire la vérité : quand vous voyez un jeune homme ou une jeune femme de vingt ans, il n’y a pas de plus bel âge. Et cependant, ce n’est pas l’âge où le bonheur est accessible. Pourquoi faut-il toujours une expérience ?
Vous allez me trouver peut-être trop psychanalytique mais je pense qu’il faut du renaître pour naître vraiment. On ne peut pas, d’entrée du jeu, être dans le vivant.
Une ou deux dépressions, un ou deux séjours aux enfers, puis on remonte — et on remonte peut-être plus vivant. Mais je ne suis pas un maître penseur, moins encore que Nizan.
Je suis comme les chats — je préfère les heures de pénombre.
Pascal Quignard
J’ai l’impression que vous êtes, vous aussi, entré dans cette chasse au trésor en écrivant le livre. Obéissez-vous à un plan ou vous vous laissez porter au fil de l’écriture pour vous prêter au jeu ?
Il faut dire la vérité. Je ne suis pas un écrivain qui est en position de domination par rapport à ce qu’il fait : il s’agit plutôt d’une façon de vivre que j’ai depuis l’âge de douze ou treize ans. Cela a commencé par la lecture, par le fait de traquer les bons prétextes pour se retrouver en retrait, pour que personne ne vous embête — fuir.
Il y a de la fuite à l’origine dans ce mouvement-là. Et que le recoin et le silence soient respectés. C’était cela le trésor à cet âge-là.
Ensuite, à force de lire, parfois les livres qu’on voudrait lire font défaut et on les écrit. On se substitue à ce qui manque un petit peu. L’expérience de fond c’est la lecture. On ne voit pas toujours la passivité extasiée qu’est la lecture — où on est vraiment passif, tandis que lorsqu’on écrit, on est actif. Pour mieux saisir cette image je préfère prendre une autre expérience, qui est la musique. Je pense que le secret de la musique est que les vrais musiciens ne peuvent pas être en même temps les compositeurs et les interprètes. Il faut être totalement aphone, obéissant, passif pour être bouleversé par la musique.
La lecture en moi-même est plus profonde que le fait volontaire de se mettre à écrire.
C’est donc une façon de vivre ; n’arrivant pas à accéder à moi-même illico presto, vers 3, 4, 5 heures le matin, je lis ou j’écris. Peu importe.
Et puis vers 10 heures du matin, ma journée est finie, je suis heureux. C’est fini, je n’ai plus rien à faire. Et c’est une très belle vie. En plus, maintenant, elle me permet de vivre. C’est absolument idéal.
À force de lire, parfois les livres qu’on voudrait lire font défaut et on les écrit. On se substitue à ce qui manque un petit peu.
Pascal Quignard
J’aime énormément retravailler ce que je fais. Au fur et à mesure que je retransforme tous ces petits fragments, je les associe et dans ce cas-là, ils prennent en effet un sens. Mais ce sens ne vient pas d’origine, il ne vient que dans la relecture. À force de repasser les variations, le thème naît. Mais le thème n’est pas initial.
Il y a une très belle description dans le deuxième chapitre sur l’eau et l’importance d’un fleuve dans la création d’une ville — et de la vie. On y trouve cette phrase étonnante du personnage principal : « j’ai soif d’eau ». Peut-être pourriez-vous expliquer en quoi ce pléonasme n’en est pas vraiment dans la mesure où il ne s’agit ni d’une envie de boire, ni de l’eau que l’on boit — ou du moins que l’on boit différemment ?
Si nous prenons le premier monde dans lequel nous vivons, nous ne buvons pas l’eau amniotique.
D’où ce mystère tellement extraordinaire que l’on m’a expliqué sur les suicides à l’état de fœtus. Le fœtus pince le cordon ombilical pour ne pas être nourri. Il en meurt. C’est vraiment une scène très étrange. J’y pense en vous écoutant car il est précisément dans l’eau. C’est son habitat. Mais, en effet, elle n’est pas sa nourriture.
Je peux vous répondre par ma propre vie — et par le fait que j’aurai toujours vécu sur le bord d’une rivière ou le bord de la mer. J’ai besoin d’eau comme quelque chose qui est plus ancien.
Il y a un cycle, aussi. C’est plus profond encore que les tortues qui reviennent dans leur île ou que les saumons qui parcourent des milliers de kilomètres pour revenir au lieu d’origine. Il y a ce cycle de l’eau : le nuage arrive en haut de la montagne, il se fait neige où glacier, il fond, ce sont les ruisseaux, les rivières, les fleuves, c’est la mer, alors ça se vaporise sous le soleil — puis ça repart.
Il y a quelque chose qui est extraordinairement hypnotique.
Quand je me mets au bord d’une rivière, je m’apaise. Je pense que mon rythme cardiaque diminue.
N’arrivant pas à accéder à moi-même illico presto, vers 3, 4, 5 heures le matin, je lis ou j’écris. Peu importe.
Pascal Quignard
Nous venons de l’eau. Il paraît que l’eau ne serait pas venue directement de la terre mais serait tombée d’un météore sous forme de glace pour ensuite fondre.. Enfin, ce sont des histoires de physiciens. Mais je dois dire que toutes les histoires m’intéressent.
La première cellule où se posent l’extérieur et l’intérieur, c’est une goutte d’eau — une larme. Je trouve cela assez fascinant.
« On est toujours profondément chez soi quand on s’assoit sur le bord d’une rivière », écrivez-vous. Dans ce joli jeu de sonorités, faites-vous une différence entre l’eau d’une rivière, de la mer, de l’océan — dont il question aussi dans le roman — ou l’eau de pluie même, dans l’hypnose de la contemplation ?
Il est vrai que ce n’est pas la même chose. Quelque chose me gêne.
Il y a quelques mois, je suis allé à Palma parce que je voulais voir la cellule dans la chartreuse de Chopin. Et j’ai eu du mal à trouver dans la Méditerranée une petite crique où il y ait assez de vagues pour entendre leur bruit.
J’aime l’océan — qui est pour moi l’Atlantique. En Bretagne, il y a une sonorité, une puissance, des estrans extraordinaires.
Bien que je l’aime énormément, la Méditerranée ne me paraît pas tout à fait une mer. J’espère désespérément trouver un endroit où il y a des vagues, où il y a cette sonorité hypnotique. On reste dans son transat, on peut travailler, on peut s’endormir au rythme d’un bruit extraordinairement continu.
Je suis fasciné par l’idée que les sons puissent avoir tout précédé — y compris l’espace, mais aussi les oreilles, bien sûr.
Vous dites encore de l’eau : « c’est qu’elle fut là avant la vie ». Pourrait-on voir dans ce passage une forme de métaphore aussi de l’écriture avec cette eau qui coule avant la composition du roman comme le fleuve qui coule avant la construction de la cité — une sorte de petite musique borgésienne qui est à la source de la création littéraire ?
Cela me rappelle un très beau musée sur l’art ancien au Japon, à Tokyo.
On y voit des forêts de sapins, de pins, des grands pinèdes et, surgir et se projeter au-dessus, des cascades. Pour les Japonais, l’eau, ces cascades sont la vie. C’est une belle définition de la vie.
Nous, en Occident, nous estimons que l’eau n’est pas la vie — qu’elle est apparue après. C’est admirable qu’on ait fait de l’eau quelque chose comme la vie ; surtout quand on est dans un archipel où il y a mille îles — entre les eaux.
Une ou deux dépressions, un ou deux séjours aux enfers, puis on remonte — et on remonte peut-être plus vivant.
Pascal Quignard
D’ailleurs, la vie apparaît aussi après cette espèce de révélation qu’expérimente la protagoniste du roman, Louise : à partir de ce moment-là, le monde autour d’elle se crée avec une longue énumération d’endroits dans la ville — qui apparaissent parce qu’on les dit, par une sorte de parole performative, de verbe créateur.
La cité apparaît comme un souvenir de la beauté du lieu. Un souvenir de loutre — ou un souvenir d’autre chose, mais pas forcément humain.
J’avais fait des quatuors dans lesquels le premier violon était un physicien des liquides, Quéré, dont le père lui-même était un physicien du Collège de France. Il m’avait envoyé sa thèse à laquelle je n’ai absolument rien compris — mais j’étais très fier qu’il me l’ait adressée. Voici où je veux en venir : la question centrale de ses travaux était : pourquoi une goutte d’eau ne coule pas tout droit.
Prenons la Seine — le long de laquelle j’ai toujours vécu jusqu’à me retrouver au Havre, quand j’ai eu deux ans. Même quand je travaillais à Paris, j’étais au Quai des Grands Augustins. J’ai toujours été lié comme cela au lieu d’origine. Alors il est vrai qu’à force de rebondir sur un côté ou sur l’autre, on produit une évolution, non pas directe mais en méandre. L’eau a quelque chose de l’ordre de la création.
D’un côté, elle creuse des falaises tout à fait immenses et quelque peu vertigineuses — desquelles on peut se suicider facilement — et d’un autre côté, des criques, des endroits plus sablonneux.
Je suis un baroque. Dans les œuvres d’art, j’aime le fait qu’il y ait des moments actifs et des moments passifs, qu’il y ait cette alternance sans cesse.
Ce serait plus qu’une métaphore : il y aurait dans la construction des rives selon les fleuves quand ils s’abandonnent vers la mer quelque chose de double : d’un côté, les falaises ; de l’autre, des endroits où l’on construit des petites cités — ou des maisons, comme la mienne.
Regardez, Mallarmé : il est parti sur l’eau. C’est l’un de mes dieux.
L’un de ceux que j’ai connus et qui m’a le plus influencé, Paul Celan, s’est jeté dans l’eau… Il y a donc quelque chose là-dedans qui n’est pas que personnel.
Je suis un baroque.
Pascal Quignard
On remarque justement à la lecture du roman un rapport singulier entre les personnages humains et leur environnement, avec la nature. Il y a l’eau, mais aussi des rosiers qui parlent, le parc de Virgile à Naples, la mère de la protagoniste qui s’incarne « dans l’air frais d’avril » à la fin du chapitre II. Quelle est la place que vous octroyez à ces éléments ? Y a-t-il une hiérarchie ou deviennent-ils des personnages qui sont sur le même plan que les personnages humains ?
J’aime bien que vous ayez été sensible à cela car j’y suis moi-même très sensible.
Non, il n’y a pas de hiérarchie : et précisément, s’il n’y a pas de hiérarchie, il y a donc une espèce d’égalité.
J’ai eu une expérience à ce sujet. C’était au vieux monastère de Maguelone — cette espèce de Mont-Saint-Michel admirable près de Montpellier. Des amis psychanalystes m’avaient invité pour faire un colloque entre, si j’ose dire, Freud et moi-même. Il faisait très chaud. Et à Maguelone, on est entourés d’eucalyptus, de lauriers-roses et de pins parasols. Il y avait aussi des paons qui sautaient péniblement dans les feuilles, dans les branches basses des arbres.
Je voyais combien les arbres souffraient. À ce moment-là, j’ai vraiment eu cette sensation, en effet, d’une sorte d’égalité. Il n’y avait pas d’eau, on avait envie de les aider. Depuis, j’avoue que je sais très bien quand un jardin est heureux, quand il y a de la rosée, quand tous les massifs sont contents — et puis quand ils sont malheureux.
La nature est créée par le soleil. Elle l’aime bien.
C’est très écologique ce que je vous dis.
Une écologie qui passe par la poésie.
Oui, c’est un aller-retour.
En parlant d’aller-retour, on a l’impression qu’il est parfois plus simple pour les personnages de parler à cet environnement et aux éléments qui le composent plutôt qu’aux autres humains. Je pense notamment à la scène où Louise et Ludwick boivent un verre à la fin du chapitre XVII et où il est dit : « chacun parle à l’air qui l’entoure. »
C’est vrai. Mais il s’agit moins de parler que de communiquer. Je pense qu’il faudrait faire ici la différence entre parler et communiquer. Je me rends compte que j’ai été peut-être plus influencé par Benveniste à cet égard que par Lévinas — ou d’autres.
Une des choses qui m’a le plus impressionné dans l’œuvre du linguiste, c’est qu’il y a quelque chose dans la naissance du dialogue, du langage — dans la mesure où les personnes grammaticales se substituent — qui est profondément agressif. C’est très anti-philosophe. Il y a une page magnifique de Montaigne là-dessus qui dit qu’il n’aime qu’une seule œuvre de Platon, le Phédon, car c’est un récit. Il ne lit aucun des dialogues, il ne supporte pas ces altercations interminables. Il n’aime pas l’opposition.
Il vaut mieux parler avec des bouquets de fleurs, avec des cadeaux. Portez à vos amis des bouteilles de vin plutôt que des discours. C’est donc vrai : dans la scène que vous évoquez, il vaut mieux que les personnages partagent effectivement l’air qu’ils respirent.
On ne se parle pas, on ne se tue pas. Voilà la solution que j’ai trouvée.
Pascal Quignard
Il y a pourtant des dialogues assez durs dans le livre. Préférez-vous, vous aussi, le récit au dialogue ?
En vieillissant, je ravale ce que je veux dire. Il vaut bien mieux avoir une relation bien silencieuse, quiète et agréable plutôt que d’essayer à tout prix de discutailler.
Je viens de lire une nouvelle traduction de L’Iliade qui a été publiée récemment et j’ai été extraordinairement fasciné par la construction de ce livre où les héros arrivent, se lancent dans des dialogues d’insultes totales — et ensuite se tuent. Puis on passe à une autre scène identique, et ainsi de suite.
Mieux vaut donc éviter cette violence : on ne se parle pas, on ne se tue pas. Voilà la solution que j’ai trouvée.
Trouvez-vous qu’un dialogue est toujours techniquement difficile à écrire ?
Je dois dire que je suis assez fier, techniquement, des dialogues de ce roman.
Ils ont été conçus ainsi à dessein.
Akutagawa s’est tué en 1927. Mais il a écrit préalablement un texte très déroutant, de très peu de pages, dont le titre n’est pas extraordinaire en français — La Vie d’un idiot. Dans ce texte, il a tout mêlé : tous les pronominaux, le vrai, le faux, les excuses, la honte de se tuer, des fictions, des mensonges — et ça passe.
Je me suis dit que j’allais me lancer dans cette aventure en mettant évidence dans le texte les pronominaux — lui ou elle, eux, je, tu, il…
Chaque position rhétorique a sa rêverie. Il faut les utiliser toutes — et cela n’est pas une difficulté de lecture pour autant. Il faut simplement faire en sorte que vous sachiez de qui il est question. Le principal est qu’on puisse faire tourner toutes les positions pronominales.
Le roman est le seul genre littéraire qui permet cela. La poésie est plus invocatrice.
Vous vous souvenez qu’en ce qui concerne le discours philosophique, on nous interdisait d’employer le pronom « je » dans la dissertation. Dans le roman, on peut mettre en place la rotation totale et cela permet des émotions différentes.
Donc oui. Je réponds oui à votre question.
Chaque position rhétorique a sa rêverie. Il faut les utiliser toutes.
Pascal Quignard
Je voulais justement parler de la structure du roman avec cette alternance entre un narrateur qui raconte à la troisième personne et un narrateur — parfois narratrice — qui se confond avec la protagoniste pour raconter à la première personne selon les chapitres. Il y a même un « nous » qui apparaît à un moment.
Ce « nous » est rare. Benveniste disait que « nous » n’était pas une vraie personne en expliquant que ce n’était qu’un pluriel du « je ». Il ne croyait pas à la collectivité, il ne croyait pas à la solidarité du « nous » — ce qui est curieux pour un hégélien comme il était.
C’est que je me suis lâché.
Au début, je faisais attention pour ne pas perdre le lecteur ; ce n’était pas ma volonté. Puis une fois que c’est parti, c’est parti. Les gens comprennent. Mais ce n’est pas évident car il y a quand même un manque de personnes.
Avec ce « nous » on assiste même à la naissance de deux personnes — ou deux personnes en une seule. C’est dans le chapitre VIII, où l’on passe de la narration à la troisième personne du singulier à la première du pluriel pour raconter le moment où les deux personnages s’embrassent pour la première fois : « C’est dans le silence de l’église de Santa Menna, là, dans la pénombre de la petite chapelle latérale, sous la fresque déteinte, deux jours après nous être revus, que dans la matinée nous nous prîmes les mains. Que nous nous enlaçâmes. »
La pénombre permet le « nous »…
Louise, à un moment donné, pense à son chat mort mais peine à se remémorer son visage. Comment expliquez-vous ce phénomène assez frustrant qui arrive quand on pense à un être cher et que les traits de son visage disparaissent dans notre mémoire ?
Je pensais exactement cela en écrivant ce passage. Cela n’arrive pas qu’avec un chat, bien sûr, mais aussi avec des personnes. C’est une trahison. Et puis ça revient.
Vous savez, c’est extraordinaire parce que je me suis posé la question. Vous pouvez me faire crédit d’être sincère — enfin, c’est peut-être moi qui hallucine des choses en vous parlant. Cela arrive surtout avec des gens et c’est peut-être plus frappant en vieillissant.
Par exemple, mon arrière-grand-mère — elle était à l’enterrement de Victor Hugo donc ce sont quand même de vieilles histoires — lorsqu’elle vient en rêve, je la vois à l’âge où je l’ai connue. Ce que je veux dire par là — et qui est très curieux — c’est qu’en dormant vous pouvez même voir vos parents jeunes — alors que vous ne les avez pas connus jeunes. Je ne sais pas d’où vient ce rajeunissement dans le rêve. Et puis, parfois, ça vous fuit complètement. On ne voit plus rien du tout.
On n’entend plus la voix du tout non plus. La frustration de la voix existe aussi. La voix, c’est plus difficile à retenir. Mais parfois, en rêve, ça revient. C’est un vrai mystère. Vous avez raison, cette frustration existe. C’est à cela que je faisais allusion. Louise est malheureuse de cela — et on l’est soi-même.
Mon grand-père était professeur à la Sorbonne. Un jour, je participais à une émission à France Culture et pour me faire plaisir, ils m’ont fait entendre par surprise un enregistrement de mon grand-père qui échangeait sur l’étymologie des mots avec son ton, avec cette sur-articulation de l’époque. J’étais dans un état de frémissement, d’émotion — j’aurais préféré fuir le studio.
La voix toute nue est très effrayante. C’est peut-être pire que l’image.
N’y a-t-il pas aussi l’imagination qui vient par moments empiéter sur la mémoire et complexifier les choses ?
Oui, c’est très difficile de dissocier l’un de l’autre. J’aime beaucoup le fait que le mot mensonge vienne de mens, l’esprit, et que le fonctionnement de l’esprit soit le mensonge. Freud dit bien que la pensée est une hallucination.
Là, je suis plus sur mon terrain favorable — j’ai quitté la philosophie, je suis dans la tradition psychanalytique.
Je crois que le rêve restaure du souvenir là où le souvenir manque. On revient au cycle de l’eau.
Pascal Quignard
Tout à l’heure, vous avez employé le mot « trahison ».
Qu’on ne puisse plus susciter l’apparence de ce qu’on a le plus aimé est une trahison de notre part. C’est destructeur. C’est nous-mêmes qui refusons et tuons quelque chose.
Mais, Dieu merci, ça revient.
Je pense que les rêves sont peut-être faits pour corriger cela. Loin de penser, comme le disent souvent les biologistes, que le circuit se revisiterait la nuit et viderait l’appareil pour pouvoir recommencer à zéro le matin, je crois que le rêve restaure du souvenir là où le souvenir manque. On revient au cycle de l’eau.
Pourrait-on dire que l’involontaire entre aussi en jeu dans ce processus ?
Par rapport à la philosophie, dans ma vie, ce que j’écris, la musique, toutes ces expériences que j’aies un peu extasiées, un peu étranges, mes émotions, etc. — j’aurai vraiment très peu connu de moment où la volonté pouvait se dire volontaire.
Il y a bien des philosophies entières de la volonté, comme celle de Descartes, mais je n’y crois pas beaucoup.
On note dans le roman une importance des couleurs : le bleu est très présent, notamment dans le passage à Capri. Vouliez-vous mettre cette couleur en particulier en évidence ?
On pourrait penser que l’on revient à l’eau, à la mer. J’ai beaucoup lu sur le sujet et un peu comme pour la différence entre réel, symbolique et imaginaire chez Lacan, je n’ai jamais très bien compris qu’est-ce qui se reflétait dans quoi — de l’atmosphère sur la mer, ou de l’eau sur le ciel. D’où procède le bleu ?
Je ne suis pas assez doué pour pouvoir répondre.
Mais je dois dire que je trouve très belles les miniatures du Moyen Âge, tout comme les fresques romantiques. Elles me frappent beaucoup. Elles sont plus belles les unes que les autres. La nuit est bleue… Elle n’est devenue noire qu’avec le romantisme.
J’aurais vraiment très peu connu de moment où la volonté pouvait se dire volontaire.
Pascal Quignard
Pour répondre à votre question, les occurrences que vous avez remarquées sont involontaires. Je n’ai aucune théorie des couleurs. Mais le bleu italien, dans les peintures de la Renaissance, qu’est-ce que c’est beau.
Cependant, la mer est rarement bleue. J’ai comme l’impression que ce sont les nuages qui se réfléchissent sur elle. Quand le ciel est bleu, je pense que la mer est bleue.
Je pense aux mers blanches, à l’océan gris. C’est magnifique.
Diriez-vous que c’est aussi un roman sur la mort — du chat, du père de la protagoniste ; et que le roman est la recherche du trésor caché dans l’épreuve de la mort, du vide — dont il est question aussi, le vide laissé par la mer ?
Vous avez raison, mais je pense que ce sera plutôt dans un autre livre que je m’approcherai vraiment de cela. Ce livre porte quand même plus sur la vieillesse, sur l’incroyable enrichissement superposé des âges — et ce n’est pas la peur qui les oriente.
Cela m’a poussé à me rendre compte que je n’avais pas du tout, par rapport à beaucoup de philosophes — par rapport à la psychanalyse aussi, la même conception de la mort comme chose à imaginer. Je ne pense pas que ce soit une chose, ni un monde à imaginer, ni même une expérience à imaginer. Donc là où vous avez raison, c’est que cela me travaille.
Je crois vraiment que le vieillissement est une durée de l’expérience de la vie — pas de l’expérience de la mort. C’est une expérience enrichissante de la vie. J’ai vu des gens mourir jeunes, je trouve très frustrant et malheureux qu’ils aient disparu si tôt, sans connaître tout — avec tout juste le malheur des vingt ans par lesquels nous avons commencé notre conversation.
Il me semble que la question de la mort est en tout cas très mal posée en psychanalyse et en philosophie. Le fait d’accorder trop de vie à la mort me gêne. Dans la psychanalyse, mêler l’instinct de vie et l’instinct de mort me dérange, c’est rapprocher le meurtre et la disparition — alors que ce n’est pas pareil. Je ne suis pas sûr que l’expérience de la suppression de l’expérience soit aussi pertinente que l’on croit.
Vous avez raison de me poser cette question, mais je n’en suis pas encore là. La plage ne s’est pas encore découverte ; l’estran n’est pas encore là. Cela m’intéresse, la grande marée finira par arriver.
Cette vieillesse que vous décrivez est-elle une sorte de marche vers la solitude, vers une heureuse solitude ?
Il y a quelque chose de l’ordre de l’extase. D’ailleurs, les formes de mystiques sont des choses tout à fait incompréhensibles dans nos sociétés actuelles.
Prenez, par exemple, la décision de Bruno de Cologne, à l’an 1000, de quitter Reims pour fonder des chartreuses — la grande Chartreuse dans les Alpes — avec interdiction d’ouvrir à l’étranger et aux mendiants, parce que l’expérience peut être solitaire. Le rapport vertical, l’extase vers Dieu — la façon d’augmenter Dieu de sa propre extase, c’est magnifique.
Dans le même temps, une sorte de communauté d’ermites sans rencontre, c’est très étrange.
En ce moment, je travaille sur un projet autour de Jean de la Croix avec mon ami le merveilleux écrivain espagnol Ramón Andrés — qui est extraordinairement borgésien. Ramón prétend qu’il est mon disciple, mais ce n’est pas vrai ; il est disciple de Borges.
Mais tout le monde est disciple de Borges, non ?
Moi je ne suis pas assez suisse pour cela !
Toujours est-il que Ramón Andrés me dit qu’on trouve chez Saint Jean de la Croix le plus bel espagnol qui ait jamais existé.
la música callada,
la soledad sonora
Ces vers et cette solitude sont sublimes.
C’est assez proche de ce que j’ai essayé de faire dans ce livre. Tout devient ravissement.
Nous parlions tout à l’heure des rêves et de la mémoire. J’aimerais revenir sur la phrase qui clôt le chapitre V : « Même une enfance horrible est un paradis perdu. » Comment analysez-vous ce processus : est-ce qu’on se rend compte a posteriori, par les effets du temps, que ce n’était pas si « horrible » ou est-ce que la mémoire enjolive, adoucit un peu les choses, même les pires ?
Non, il n’y a pas d’enjolivement. C’est l’enfance. C’était le fait d’être submergé, comme l’émotion peut l’être dans l’enfance. Il y a une qualité d’expérience infinie.
Si vous songez à la première dépression nerveuse, la crise d’angoisse, la panique que l’on a — je ne vous souhaite rien de tout cela, naturellement — ça devient parfaitement infini. On se dit que cela ne va cesser d’augmenter et qu’on ne pourra absolument pas s’en sortir. Bon, il est vrai que la dixième dépression nerveuse, si on a la chance d’en avoir fait dix, on sait que cela s’arrête.
Quand je dis cette phrase-là que vous citez, je veux simplement dire que la violence de l’expérience, de toute expérience, prend des proportions absolument immenses qu’on ne peut que regretter ensuite.
Diriez-vous que ce roman s’inscrit dans une lignée un peu romantique dans son rapport au malheur presque comme condition pour avoir accès au beau ? Dans le livre on trouve par exemple des phrases comme « le chagrin illumine étrangement le monde » ou encore « la mélancolie embellit le présent ».
Peut-être. Mais là où le romantisme m’est extrêmement étranger c’est dans la subjectivité. Ce roman n’est pas une expérience subjective. Il n’y a pas de génie romantique. Il n’y a pas de position d’ego ; c’est le contraire, c’est l’ego qui se défait.
C’est pour cela que si j’étais lié à Michaux et Blanchot, l’un et l’autre m’énervaient aussi. Je n’ai jamais voulu m’héroïser. Cela ne m’a jamais intéressé. J’ai toujours préféré avoir une attitude distante mais totalement modeste — pas d’effet.
Ce livre n’est pas romantique, bien que l’expérience soit profonde.
On l’impression que la protagoniste, Louise, est correctrice de manuscrits mais qu’elle aurait totalement pu être écrivaine, romancière ou poète dans ce que nous dévoile son rapport au monde, son attention aux choses, aux sons, au beau. Pourquoi est-elle correctrice plutôt qu’autrice ?
Précisément parce que cela aurait fait d’elle une héroïne trop héroïque.
Lorsque j’ai quitté l’Université de Vincennes et que j’ai arrêté l’enseignement, je suis moi-même devenu correcteur de grec aux éditions Belin. J’étais très fier de cela. Je peux vous assurer que c’est un travail très fastidieux, notamment à cause des accents.
C’est sans doute à cause de cela. C’était pour ne pas la mettre en valeur mais pour qu’elle ait assez d’argent pour vivre et qu’elle ait une possibilité de bouger absolument partout. C’est cela qui me paraissait intéressant. Il ne fallait pas qu’elle soit en position d’ego. Si elle avait été musicienne, elle aurait été interprète — et non compositrice.
Et puis, peut-être que le petit-fils de grammairien a voulu se prolonger — qui sait ?