Pollutions, poudre blanche et fatales plongées : Antoine Glaser se met au polar

Sombre lagune, à l’écriture sèche, moins décontractée que le style habituellement distant et humoristique d’Antoine Glaser, a un ton de requiem.

Une époque est finie.

Le champagne est frais, les Hummer blindés et les Mercedes hyper climatisées — mais, comme disent les voyous qui exécutent le haut fonctionnaire français corrompu, il n’est plus l’heure de gazer.

Antoine Glaser, Sombre lagune, Paris, Fayard, «Noir», 2025, 252 pages, ISBN 9782213725574, URL https://www.fayard.fr/livre/sombre-lagune-9782213725574/

Le titre du premier roman d’Antoine Glaser assume le genre revendiqué, celui du polar. L’allusion abstraite au milieu marécageux, entre terre et mer, comme la couverture du livre, évoquent pourtant davantage la scénographie mondialisée de la déception que le macrocosme abidjanais. A contrario, Fayard dans son communiqué de presse ne renonce pas aux conventions de l’aventure et de l’espionnage avec l’expression de «  nid de vipères  » pour qualifier la bataille opposant, dans ce roman, réseaux mafieux et de renseignements dans la mégalopole ivoirienne.  

L’auteur a eu raison de s’affranchir d’une référence directe au continent africain et à l’assignation nominative des protagonistes en lutte au bord de la lagune Ebrié. Pas de romantisme ni de folklore pour la flaque d’eau saumâtre noyée de pollution urbaine qui fait de la capitale économique de la Côte d’Ivoire un archipel. Il n’y a plus l’illusion que la lagune serait « l’identité d’Abidjan, son miroir, son poumon, son eau, ses ressources en poissons et ses îles confettis aux allures de bout… » 1 En 2013, Jeune Afrique racontait : « Dans la lagune Ebrié, autour de laquelle Abidjan s’est construite, on trouve de moins en moins de poissons. Normal : ils ont été remplacés par des déchets en tout genre : ménagers, chimiques, industriels et pharmaceutiques… » 2

La carte utile aux lecteurs pour suivre le parcours urbain de la résurrection et de la quête de vérités incertaines de l’ex-nageur de combat, zombie attachant de la Françafrique, qui sert de fil conducteur est celle de la circulation de la cocaïne. Elle permet de saisir la longue passivité des pouvoirs politiques et policiers français et africains face à la floraison des flux de drogue sur la côte ouest-africaine.

On comprend mieux que la face obscure de la lagune Ebrié s’étend à une grande partie de la planète et que les protagonistes déterminants de l’affaire ne sont pas seulement les héros fatigués et les crapules endurcies que revisite Paul Mercier, en lien ténu avec la DGSE et l’ambassade de France, comme si ces deux institutions n’étaient elles-mêmes que les ombres d’un combat douteux ou les chimères d’une gloire perdue.  

Le communiqué de presse de l’éditeur met l’accent sur les espions du Mossad ou le DEA américain mais ce sont plutôt les alliances surprenantes qu’agrège l’araignée ivoirienne de la drogue importée qu’Antoine Glaser rappelle. On verra en effet les frères dignitaires qui tiennent l’épée de lumière tremper dans l’importation de cocaïne mais sous l’efficace protection du sécurocrate « Kouamé ». Celui-ci sert le ministre de l’Intérieur, un ancien Comzone qui a lutté contre Gbagbo mais qui dépareille dans la nouvelle configuration politique. Kouamé, loin de se battre, près de Kafolo, contre les infiltrations des djihadistes venus du Burkina Faso, s’affaire à tisser la toile du réseau de la cocaïne avec les Libanais du Hezbollah et les mules ivoiriennes. La fiction de Sombre Lagune est inférieure à la réalité que rapportait Jeune Afrique en avril 2022  : 

« Le Grand maître de la Grande Loge de Côte d’Ivoire (GLCI), Sylvère Koyo investi le 23 avril 2022 est revenu sur l’affaire qui défraie la chronique sur les bords de la lagune Ebrié : l’enquête sur la saisie, fin avril, de deux tonnes de cocaïne. Le dossier concerne directement la GLCI, puisque deux de ses membres influents sont suspectés d’être impliqués : Richard Ghorayeb et Dominique Amata . » 

Antoine Glaser, sous couvert de l’enquête de l’honorable correspondant Paul Mercier, désavoué in fine par la section Afrique de la DGSE, va un peu plus loin que Réflexion marine, la revue du Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM) qui reprend la Foundation for Defense of Democracies en estimant que les trafics de drogue représentent 30 % des revenus du Hezbollah  : 

« En Amérique latine, des pays comme le Venezuela et la Colombie sont des points de transit pour la cocaïne dirigée vers les marchés nord-américains, européens et moyen-orientaux. Le Hezbollah collabore avec des cartels locaux, utilisant ces routes pour blanchir de l’argent et soutenir ses activités. L’Afrique, avec des pays comme le Sénégal et le Nigéria, sert également de relais pour le trafic, facilitant l’acheminement des drogues et le blanchiment d’argent via des réseaux diasporiques. » 3

La République de Côte d’Ivoire, poliment, n’est pas évoquée — comme si la marine nationale avait les mêmes pudeurs que l’ambassade de France en Abidjan et ses services dans le roman Sombre Lagune

On est pourtant en pleine réédition de l’opération Rainbow Warrior par un plongeur solitaire et improbable, non loin du wharf du bout du Togo d’où part le phosphate sous contrôle israélien, comme la sécurité de Faure Eyadema. Là, Philippe Mercier meurt une seconde fois, trahi par les anciens potes de la légion et de l’infanterie de marine et dans la boue aquatique faite « d’argile phosphatée mélangée à l’eau de mer, chargée en métaux lourds à des concentrations dépassant les normes ou les valeurs normales » 4. Les mauvais génies de la lagune s’acharnent sur ce survivant de l’époque déjà révolue du drapeau national. Ce roman semble boucler le cycle des Messieurs Afrique que le directeur de la Lettre du Continent inaugurait en 1992 5. C’était l’époque où « Vincent Bolloré, le jeune breton à la mèche sage de premier communiant avait repris le patrimoine africain des vieux nobles du groupe Rivaud pour les vendre, une fois dépoussiérés » 6.

Bolloré a en effet récemment vendu ses ports africains, reliquat d’un capitalisme colonial auquel succède le marché de l’Extra Pure selon Saviano 7. Glaser écrivain montre dans Sombre Lagune comment la drogue mondialisé s’encastre, comme disent les chercheurs, dans l’économie locale, mobilise les transporteurs de cacao pour des chargements plus rémunérateurs mais très dangereux. La guerre du cacao que décrivait Stephen Smith, un temps le complice d’Antoine Glaser, a laissé place à l’économie criminelle régionale qui court de la Guinée Bissau au Mali. L’or du Mali sert à blanchir l’argent de la coke à Dubaï sous la houlette de Medhi le marocain, lui-même résurgence de la chaîne qui court de Tanger au Cap, à la fois impliquée dans la drogue et le renseignement chérifien. Le cacao semble devenu marginal au point que l’éditeur raccourcit involontairement les cabosses en bosses de cacao. La fève extraite de la cabosse permettait à Houphouët Boigny de réaliser ses rêves colossaux — la cathédrale répliquant celle de Saint-Pierre de Rome et l’émergence d’une nouvelle capitale, Yamoussoukro. 

La guerre civile qui éclate après l’élection de Laurent Gbagbo a changé la Côte d’Ivoire. 

Déjà, la Françafrique est invoquée par le frère de Guy-André Kieffer 8, journaliste franco-canadien qui disparaît en 2004 dans la capitale économique de la Côte-d’Ivoire, alors qu’il enquêtait sur l’argent du cacao. La secousse du bombardement du contingent français à Bouaké 9 en novembre 2004 suscite la fin de plus d’un siècle d’implantation permanente des Français de Côte d’Ivoire. Après Guy-André Kieffer, Thomas Hofnung a été également un compagnons de route d’Antoine Glaser avec lequel ils ont écrit Nos chers espions en Afrique 10.

Sombre Lagune, à l’écriture sèche, moins décontractée que le style habituellement distant et humoristique d’Antoine Glaser, a un ton de requiem. Une époque est finie. Abidjan est devenue, à travers les individualités grossies du roman, une capitale de la drogue où la finance, le politique et la violence modèlent un nouveau système social et économique. Le champagne est frais, les Hummer blindés et les Mercedes hyper climatisées, les filles sont jolies — mais, comme disent les voyous qui exécutent le haut fonctionnaire français corrompu, il n’est plus l’heure de gazer.

Sources
  1. Lagune Ebrié, miroir d’Abidjan – Si loin si proche.
  2. La lagune Ébrié à Abidjan, mini mer Morte de Côte d’Ivoire – Jeune Afrique
  3. Réflexion Marine n°1 – Géopolitique des trafics de stupéfiants dans l’Atlantique, Direction : CESM / Publié le : 14 février 2025
  4. Au Togo, les sacrifiés du phosphate.
  5. Antoine Glaser, Ces Messieurs Afrique, Calmann-Lévy, 1992 ; Antoine Glaser et Stephen Smith, Ces Messieurs Afrique 2, Calmann-Lévy, 1997.
  6. Antoine Glaser et Stephen Smith, Ces Messieurs Afrique 2, Calmann-Lévy, 1997, p. 144.
  7. Roberto Saviano, Extra pure. Voyage dans l’économie de la cocaïne, Collection Hors-série Connaissance, Gallimard, 2014.
  8. Bernard Kieffer, Le frère perdu, L’affaire Guy-André Kieffer, enquête sur un crime d’État au cœur de la Françafrique, La Découverte, Collections Cahiers libres, 2015.
  9. Thomas Hofnung, Bouaké : le dernier cold case de la Françafrique, Fayard, 2015.
  10. Antoine Glaser, Thomas Hofnung, Nos Chers Espions En Afrique, Fayard, 2018.
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