On dit et on répète qu’il n’y aurait pas d’opinion publique européenne—ne pourrait-on pas dire, en suivant l’épistémologie de Bruno Latour, qu’il suffit de la mesurer pour qu’elle existe ? Pour comprendre et mesurer les nouveaux clivages et une nouvelle convergence, le Grand Continent lance Eurobazooka  : la première enquête d’opinion à l’échelle du continent sur les grandes questions de notre temps

Nous traversons une époque de discontinuités historiques. Alors que l’architecture fondamentale de l’ordre international change, l’opinion publique allemande sur la défense européenne et la politique fiscale est, elle aussi, en train de changer.

Un nouveau sondage réalisé par Forsa pour le German Council on Foreign Relations (DGAP) montre que les électeurs des partis chrétiens-démocrates de centre-droit (CDU/CSU), des sociaux-démocrates de centre-gauche (SPD), des Verts et même des partisans du parti Die Linke (gauche dure) sont largement favorables au renforcement de la défense en Européens.

En ce qui concerne l’objectif global, 69 % des Allemands sont favorables à ce que les pays européens construisent une armée commune pour coordonner la défense de du continent — si nécessaire même en l’absence de l’OTAN. Seuls 23 % des sondés s’opposent à cet objectif. Ce résultat marque un changement important dans l’opinion publique allemande : en mars 2015, un sondage similaire réalisé par Forsa donnait 49 % des Allemands en faveur d’une armée européenne et 46 % contre. 

Ces résultats sont très cohérents avec une logique de fond observable à l’échelle européenne. Dans le récent sondage Eurobazooka opéré par Cluster 17 pour le Grand Continent dans neuf pays représentant plus des deux tiers de la population de l’Union,  70 % des personnes interrogées estiment que l’Union européenne ne doit compter que sur ses propres forces pour assurer sa sécurité et sa défense.

En outre, il est frappant de constater qu’à l’exception des partisans de la formation d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD), les électeurs de tous les partis représentés au sein du nouveau parlement allemand soutiennent l’idée d’une armée européenne. 87 % des électeurs des Verts, 86 % de ceux du SPD et 84 % de ceux de la CDU/CSU y sont favorables. Le prochain gouvernement CDU/CSU-SPD dirigé par Friedrich Merz dispose donc d’un soutien solide pour concrétiser sa promesse de créer une « communauté européenne de défense ».

En cela, les Allemands sont alignés avec le sentiment dominant sur le continent — et même plus enclin à soutenir l’idée d’une armée commune que la moyenne européenne. Selon les données Eurobazooka, les Européens ont plus confiance en une armée commune européenne (60 %) qu’en leur armée nationale (19 %) pour assurer la sécurité de leurs pays.

Une bombe pour l’Europe

Le désir des Allemands de renforcer la sécurité européenne s’étend également à la dissuasion nucléaire.

Selon notre sondage, 54 % des Allemands sont favorables à ce que Berlin entame des discussions avec Paris et Londres sur la création d’une force de dissuasion nucléaire européenne indépendante. 37 % y sont opposés et 11 % sont indécis.

Le président français Emmanuel Macron a proposé d’étudier la possibilité de renforcer la dimension européenne de la force de frappe française avec ses alliés, dont l’Allemagne. Dans l’idéal, il souhaiterait que les discussions aboutissent d’ici l’été.

L’ouverture des Allemands au renforcement de la dissuasion nucléaire est d’autant plus surprenante que le pays entretient une relation très ambivalente à la bombe. Dans tous les sondages réalisés entre 2000 et 2021, une majorité écrasante d’Allemands se prononçait en faveur du retrait des armes nucléaires américaines du territoire allemand. En 2020, une enquête commandée par la Conférence de Munich sur la sécurité révélait que les deux tiers des personnes interrogées souhaitaient que l’Allemagne ne s’appuie plus sur la dissuasion nucléaire à l’avenir.

Mais sur cette question de la nécessité et de l’effet dissuasif des armes nucléaires, l’opinion publique allemande a profondément et radicalement changé avec la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine. Notre nouveau sondage DGAP/Forsa le confirme. 

Là encore, le soutien à une dissuasion nucléaire indépendante des États-Unis est largement répandu le long du spectre politique. Les partisans des deux futurs partis au pouvoir en Allemagne — 71 % des électeurs de la CDU/CSU et 68 % de ceux du SPD — y sont tout à fait favorables. Il est intéressant de noter que, compte tenu de leur réticence historique et de leur rejet de l’utilisation civile de l’énergie nucléaire, même les électeurs des Verts y sont favorables (71 %). Toutefois, parmi les partisans de Die Linke (41 %) et de l’AfD (41 %), seule une minorité souhaite que l’Allemagne fasse partie d’une force de dissuasion nucléaire européenne.

Ces résultats sont à replacer dans un grand contexte qui plébiscite cette proposition : comme le montrent les données Eurobazooka, plus de 6 Européens sur 10 y sont favorables à l’extension du parapluie nucléaire français.

Les Allemands sont prêts à dépenser — beaucoup

Un aphorisme allemand très répandu est souvent mobilisé dans les débats budgétaires :  « ce qui ne coûte rien ne vaut rien ». Notre sondage suggère en effet que les Allemands sont prêts à mettre les paroles en actes.

75 % d’entre eux — sympathisants de tous les partis représentés au nouveau Bundestag — estiment qu’il est nécessaire que les États membres de l’Union européenne augmentent leurs dépenses de défense. Même 66 % des électeurs de Die Linke sont favorables à une augmentation des dépenses de défense nationale. Cela est d’autant plus frappant que les dirigeants de ce parti s’opposent à un assouplissement du frein constitutionnel à l’endettement pour permettre une augmentation des dépenses de défense. Si les électeurs de l’AfD sont les plus réticents à l’augmentation de celles-ci au niveau des États membres, une majorité y est tout de même favorable (57 %).

La question clef, cependant, est de savoir comment les Allemands envisagent le financement de la défense européenne — non seulement parce que certains États membres de l’Union ont une marge de manœuvre budgétaire limitée, mais aussi parce que sans financement européen, l’Allemagne serait en fait susceptible de payer plus pour la défense de l’Europe qu’elle ne le ferait avec un instrument mis en commun. La rationalisation des achats et des dépenses de défense communes — qui oblige les Européens à se fixer des priorités communes — est en effet essentielle pour atteindre l’objectif d’une OTAN européenne qui offre un meilleur rapport qualité-prix et une plus grande sécurité.

La bonne nouvelle, c’est que les Allemands semblent le comprendre.

62 % d’entre eux soutiennent le projet de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, de fournir 150 milliards d’euros, garantis par le budget de l’Union, qui peuvent être accordés aux États membres sous forme de prêts bon marché pour financer les dépenses de défense. 26 % des personnes interrogées s’opposent au plan de défense d’Ursula von der Leyen, tandis que 12 % sont incertains.

Le soutien des électeurs de la CDU/CSU (88 %), des Verts (84 %) et du SPD (77 %) est écrasant, et même 61 % des électeurs de Die Linke y sont favorables. Ce n’est qu’au sein de l’AfD que le paquet de mesures de défense d’Ursula von der Leyen est soutenu par une minorité (32 %). 

Le prochain « moment hamiltonien » ?

Il ne fait aucun doute que le plan actuel de 150 milliards d’euros de la Commission européenne ne suffira pas.

Ainsi, le Danemark, la Pologne, les pays baltes, l’Espagne et la France font partie des États membres de l’Union qui ont fait valoir que, comme lors de la pandémie de Covid-19, les Européens devaient créer un autre grand fonds européen financé par la dette. Ce fonds devrait être en mesure de débourser non seulement des prêts, mais aussi des subventions aux États membres pour des investissements dans le domaine de la défense. À plus long terme, il pourrait constituer la base d’un budget de défense de la Commission européenne

Dans l’ensemble, 47 % des Allemands seraient favorables à un tel « moment hamiltonien » pour la défense européenne. 34 % des personnes interrogées y sont opposées. 19 % des personnes interrogées n’ont pas pris leur décision. Merz et le SPD pourraient donc prendre l’initiative de faire évoluer l’opinion publique sur cette question vers une majorité ferme.

Il convient également de noter que les partisans de tous les partis représentés au Bundestag, à l’exception de l’AfD (24 %), sont favorables à la création d’un fonds de la dette de l’Union pour l’octroi de subventions. Les Verts (69 %), le SPD (65 %), mais aussi la CDU/CSU (60 %) et même les électeurs de Die Linke (56 %) soutiendraient une telle mesure. 

Enfin et surtout, un fonds de défense européen financé par la dette et basé sur des subventions n’aurait besoin que d’une majorité simple au Bundestag pour être adopté, de sorte que l’AfD et Die Linke ne pourraient pas le bloquer. La question de savoir si Berlin s’apprête à vivre un nouveau moment hamiltonien et tente de conclure un grand marché avec d’autres États membres de l’Union européenne est donc de savoir si la CDU/CSU, le SPD et les Verts sont prêts à faire un tel bond dans l’intégration. Un tel grand marché pourrait par exemple être conclu par un compromis reposant sur une extension du parapluie nucléaire de la France en échange d’un fonds pour la défense financé par de la dette commune.

En tout état de cause, une chose est claire : le fonds de relance post-pandémique a été une mesure exceptionnelle pour répondre à un événement exceptionnel. Mais si la sécurité sur le continent européen est reconnue comme un véritable bien commun, elle doit être assurée et en partie financée ensemble et sur une base permanente. 

Cela mettrait l’Europe sur la voie d’une nouvelle intégration en matière de défense, de fiscalité et de politique.