Alors que le nouveau président américain plonge les Européens dans un isolement plus brutal encore qu’anticipé, et que les menaces contre leurs intérêts se multiplient, l’idée de devoir se défendre seuls face à un monde hostile semble générer une anxiété profonde dans les sociétés européennes : selon les données du dernier sondage Eurobazooka du Grand Continent, une majorité d’entre eux (55 %) pense que le risque d’un conflit armé sur le territoire de l’Union dans les prochaines années est élevé ; 70 % estiment que l’Union ne doit compter que sur ses propres forces pour assurer sa sécurité et sa défense ; et les Européens ont plus confiance en une armée commune européenne (60 %) qu’en leur armée nationale (19 %) ou une alliance de type OTAN pour assurer la sécurité de leurs pays.
Pourtant, comme le rappellent de nombreux chefs d’État, le continent dispose de tous les attributs nécessaires pour devenir un acteur militaire de premier plan : économie importante et diversifiée, population nombreuse, maîtrise des technologies avancées. Aucun obstacle insurmontable ne s’oppose à ce que l’Europe mette sur pied des armées capables de tenir tête à la Russie. De fait, les besoins pour y parvenir sont quantifiables, les leviers d’action clairement identifiés et leur coût n’a rien de prohibitif.
Comment se fait-il, alors, que les pays européens aient tant de mal à générer une puissance militaire capable de les défendre de façon autonome et de tenir leur rang sur la scène internationale ? Trois décennies de dividendes de la paix, avec leurs réductions budgétaires et capacitaires, y sont certainement pour quelque chose 1. Mais sous ces explications habituelles se cache un mal plus profond, qui tient à l’évolution interne des appareils de défense.
Ayant perdu leur principale raison d’être sous des gouvernements de « fin de l’histoire », qui ne concevaient plus l’emploi de la force comme un outil légitime d’action publique, les armées sont entrées dans un blocage intellectuel et sociologique profond.
Délivrées de l’obligation de produire des résultats et privées des outils nécessaires pour y parvenir, leur action s’est progressivement vidée de son sens.
Cherchant à justifier des formats d’armées issus des réformes successives, la pensée militaire se transforme en exercice théorique stérile et déconnecté du réel.
En parallèle, en se professionnalisant pour nombre d’entre elles, les armées se coupent des contacts avec la société civile et des échanges de compétences et d’idées qu’ils permettaient. Le résultat de ces dynamiques est une perte de cohérence d’ensemble des institutions militaires qui se trouvent inopérantes, tant pour la défense territoriale du continent que dans les missions expéditionnaires.
Pour éviter une humiliation militaire majeure des Européens, qui révèlerait aux yeux du monde notre vulnérabilité réelle, une révolution culturelle des affaires militaires en Europe est donc indispensable.
Plus que des augmentations budgétaires et capacitaires, c’est une réforme profonde de la façon de penser la défense qu’il faut faire advenir. Une telle remise en question est en fait la seule solution pour permettre une augmentation significative de l’efficacité militaire dans un cadre financier et temporel réaliste.
Cherchant à justifier des formats d’armées issus des réformes successives, la pensée militaire se transforme en exercice théorique stérile et déconnecté du réel.
R.-H. Berger
L’impasse politico-militaire
Au cours de la Guerre froide et pendant quelques années après, avec les engagements dans les Balkans, les armées d’Europe de l’Ouest avaient des missions concrètes, dans ou à proximité de leur territoire, dont les issues avaient des conséquences directes sur leurs populations. Puis les menaces sont devenues plus diffuses — terrorisme, insécurité — ou se sont éloignées des frontières, pour les menaces militaires conventionnelles. Comme dans les périodes historiques précédentes de paix longue, les forces armées européennes ont alors cherché à se trouver une utilité dans des interventions extérieures. Or elles se sont aussi montrées largement incapables de produire des résultats tangibles dans ces opérations. Ainsi, les armées occidentales sont graduellement tombées dans une situation où elles ne produisaient plus d’effets politiques, au sens clausewitzien, pour leurs gouvernements et leurs sociétés.
Avec des armées engagées dans des guerres toujours plus lointaines, souvent employées dans des coalitions internationales (ONU, OTAN, Union européenne) sous des mandats peu clairs ou extrêmement limitants et sans horizon temporel défini, la notion même de « résultat » a eu tendance à s’effacer de l’action militaire.
Aussi, manquant structurellement d’objectifs atteignables, ces missions, sans être de vraies défaites, ont-elles fréquemment abouti à des blocages sur le terrain, voire à des retraites honteuses comme en Afghanistan ou au Mali. Quand elles ne se sont pas soldées par des échecs tactiques, elles ont souvent été incapables de produire des situations stables sur le long terme (Libye, Syrie, Irak, Liban). Force est de constater que les francs succès politico-stratégiques se font rares ces dernières années pour les armées européennes…
Pour les militaires, cette inefficacité grandissante de l’action armée a souvent été, à juste titre, mise sur le compte du manque de moyens. Mais elle produit aussi un cercle vicieux dans lequel les missions confiées aux forces armées sont choisies en fonction de ce que l’on pense pouvoir se permettre avec les moyens disponibles. Face aux faibles résultats obtenus pour leurs sociétés, le niveau d’ambition en termes militaires diminue en conséquence. De même, les faibles bénéfices attendus ne justifiant pas des sacrifices importants, l’effort est mis sur la limitation des pertes à tout prix plutôt que sur les résultats opérationnels contre l’ennemi, diminuant encore l’efficacité de l’action.
La décision de non-intervention en Syrie après la volte-face américaine est un parfait exemple de cette spirale négative pour les outils militaires.
Une révolution culturelle des affaires militaires en Europe est indispensable.
R.-H. Berger
En rétrospective, il apparaît combien les effets d’une telle intervention auraient été importants pour le continent : en mettant fin à la guerre civile dix ans plus tôt, les Européens auraient été en position de tempérer les velléités russes, turques et iraniennes, tout en empêchant l’essor de l’État islamique. Surtout, ils auraient donné à leurs opinions publiques l’impression d’agir sur la crise migratoire qui a tant attisé la polarisation politique divisant aujourd’hui nos sociétés. Ses armées auraient permis à l’Europe de se placer au centre du jeu régional. Or il a été jugé à l’époque, probablement à raison, qu’une telle intervention serait irréaliste. L’absence de ce qui, dans d’autres circonstances, aurait pu être une opération européenne d’ampleur a alors permis aux gouvernements successifs de poursuivre les coupes budgétaires et capacitaires pendant la décennie qui a suivi.
De sorte que les armées européennes, même les mieux dotées, se contentent aujourd’hui de missions à faible risque, avec peu ou pas d’opposition concrète, symétrique ou asymétrique, et sans attente de vrais effets sur le terrain (stabilisation, maintien de la paix, signalement stratégique, etc.). Détachées des contraintes opérationnelles et délivrées de l’obligation de produire une quelconque forme de résultat, elles se sont alors mises à dériver institutionnellement, produisant des forces de plus en plus déconnectées de tout cadre d’emploi réaliste. D’un problème purement matériel sur le principe, la dégradation des outils militaires s’est alors doublée d’un problème intellectuel et sociologique.
La perte de cohérence systémique des armées
Face à la baisse concomitante de leurs moyens et de leurs perspectives d’engagement réalistes, les armées européennes ont perdu à la fois la pression du résultat — imposant la cohérence — et les moyens d’atteindre cette cohérence.
Soumises par des réformes successives à des coupes budgétaires et capacitaires drastiques, les institutions ont tenté d’adapter leurs structures aux contraintes en les distordant à l’extrême. Pour justifier la pertinence de chaque nouveau modèle, elles ont eu recours à des hypothèses de plus en plus irréalistes sur leurs cadres d’emploi potentiels et sur leur façon de produire des effets sur le terrain. En parallèle, la raréfaction des engagements, en particulier en haute intensité contre des ennemis conventionnels, les a privées des retours qui auraient permis de forcer une remise à plat de leurs schémas.
Les armées européennes se sont donc mises à évoluer sur des bases de plus en plus théoriques et déconnectées de leurs capacités réelles.
Dans les exercices et les manœuvres — aux scénarios souvent choisis de façon arrangeante — sont répétées des doctrines et des procédures figées dans le temps et ne correspondant plus aux structures des armées. Beaucoup de capacités se trouvent vidées de leur sens, faute d’avoir été mises en œuvre en situation réelle depuis des décennies, et les moyens matériels de le faire n’étant de toute façon plus en dotation, ou pas en quantité suffisante.
Détachées des contraintes opérationnelles et délivrées de l’obligation de produire une quelconque forme de résultat, les armées se sont alors mises à dériver institutionnellement, produisant des forces de plus en plus déconnectées de tout cadre d’emploi réaliste.
R.-H. Berger
Les militaires répètent les gestes, mais leur finalité est perdue de vue. Cela complique toute réflexion doctrinale à leur sujet, notamment pour les questionner à la lumière des innovations technologiques.
Par ailleurs, la taille toujours plus réduite des armées et leur professionnalisation ont conduit à restreindre progressivement le vivier des personnes amenées à y servir. Naturellement centrées sur les segments les plus conservateurs des sociétés, l’endogamie des institutions militaires est allée croissante, conduisant à une déconnexion avec la société au sens large. Néfaste pour la résilience de la société civile et sa compréhension des enjeux militaires, cette situation l’est aussi pour l’adaptabilité et la flexibilité des armées. De fait, ces castes de soldats professionnels ont tendance à être particulièrement attachées à la préservation en l’état des formats d’armées traditionnels 2. La structure des armées est alors de moins en moins au service de leur mission de défense mais devient une fin en soi, à laquelle l’usage final doit s’adapter…
Enfin, leur utilité première tendant à disparaître, les armées ont aussi été de plus en plus utilisées comme des outils de politique économique.
La rentabilité financière et électorale des dépenses a pris le pas sur leur pertinence militaire. Dans le cadre des programmes d’armement qui privilégient le soutien aux acteurs nationaux plutôt que l’efficacité sur le terrain, on produit des cahiers des charges sur mesure, offrant de généreuses marges aux industriels dans de longues phases de développement. Pour les choix de création ou de suppression d’unités et la détermination de leur implantation géographique, le critère principal devient la satisfaction des élus locaux influents ou le soutien à des territoires en difficulté. Tous ces choix absurdes ont encore accentué la perte de cohérence des systèmes militaires en contribuant à la déconnexion des capacités matérielles ou humaines de leur usage guerrier.
C’est la combinaison de tous ces facteurs qui explique en grande partie pourquoi les armées européennes ont manqué plusieurs générations d’innovations technologiques et intellectuelles dans des secteurs clefs (dronisation terrestre et navale, nouveaux réseaux de communication, numérisation et IA, etc.). Dans ce domaine, la guerre en Ukraine a provoqué un réveil brutal du long endormissement de la pensée militaire occidentale, qui s’est montré de façon particulièrement sensible dans les missions de formation au profit des Ukrainiens, lorsque les vieilles doctrines ont rencontré les retours du front 3.
Beaucoup de capacités se trouvent vidées de leur sens, faute d’avoir été mises en œuvre en situation réelle depuis des décennies.
R.-H. Berger
Au-delà du phénomène d’armée de temps de paix, le résultat de vingt ans d’errance organisationnelle et doctrinale sont des modèles d’armées profondément incomplets mais surtout incohérents, ne pouvant répondre à aucun scénario de menace réaliste sans soutien américain : ni haute intensité par manque de masse, ni expéditionnaire par manque d’enabler et de portée logistique.
C’est la compréhension de cet état de fait — plus ou moins consciente, plus ou moins assumée — qui explique en grande partie les inquiétudes et les atermoiements des Européens quant à l’autonomisation de leur défense. Il ne s’agit pas simplement d’un changement quantitatif – investir plus pour remplacer les forces américaines – mais d’un changement qualitatif, ontologique, complet à tous les niveaux des appareils de défense : remplacer une matrice mentale et matérielle, un cadre de cohérence américain, dans lequel on avait pour habitude de s’insérer.
De ce point de vue, le cas français est symptomatique.
L’armée française se revendique complète et cohérente — une armée d’emploi. Pourtant, à y regarder de plus près, l’intervention au Mali, vécue comme le dernier grand succès en date, n’a été possible que grâce au soutien du strategic airlift américain 4. Pire encore, même en supposant une reconduction de ce soutien, une opération similaire ne pourrait probablement pas être reproduite à l’heure actuelle, faute de matériel en raison des cessions à l’Ukraine et de l’usure générale des parcs qui n’ont pas été remplacés par les livraisons lentes des véhicules Scorpion.
Quoi qu’il en soit, militaires et dirigeants politiques sont convaincus d’y avoir acquis une expérience opérationnelle inestimable, conférant à l’armée française une supériorité de fait sur toutes ses pairs en Europe. Pourtant, les résultats à long terme de cet engagement — expansion territoriale des groupes djihadistes et aliénation des populations locales — laissent dubitatif quant à la valeur réelle de cette expérience dans un scénario de contre-insurrection 5. Dans le cadre d’un engagement conventionnel en haute intensité, les leçons tirées des aventures africaines pourraient même s’avérer néfastes. Aussi l’armée française présente-t-elle aujourd’hui de nombreuses similitudes avec l’armée russe avant l’invasion — la masse en moins. Confiante dans son expérience acquise dans les petites guerres expéditionnaires — Syrie pour l’une, Sahel pour l’autre — elle risque d’être similairement surprise par les oppositions auxquelles elle pourra être confrontée.
La révolution inéluctable se profile à l’horizon
Or si les annonces de retrait américain se confirment, voire que l’hostilité de Washington vis-à-vis des Européens s’accentue, nos forces armées pourraient se trouver rapidement au pied du mur. Obligées de réagir à des défis directs contre les intérêts vitaux de leurs pays et du continent, elles se verraient sorties de force de cette profonde léthargie dans laquelle elles se sont coulées. En effet, les scénarios de menaces crédibles ne manquent pas, tant les intérêts européens sont mondialisés et faiblement défendus.
Que penser, par exemple, d’une tentative de coup de main par des « petits hommes verts » sur Tahiti, à l’image de la conquête rapide de la Crimée par la Russie en 2014 ?
Située à plusieurs milliers de kilomètres des territoires européens les plus proches, toute riposte nécessiterait un déploiement aéronaval d’ampleur dont la survie loin de ses bases dans un environnement saturé de menaces risquerait de s’avérer incertain.
Le résultat de vingt ans d’errance organisationnelle et doctrinale sont des modèles d’armées profondément incomplets mais surtout incohérents, ne pouvant répondre à aucun scénario de menace réaliste sans soutien américain.
R.-H. Berger
Les alliés australiens et néo-zélandais pourraient certainement fournir un appui, mais étant donné leur équipement principalement américain et leur alignement géopolitique sur Washington, leur aide pourrait nous être interdite si la Maison-Blanche ne donnait pas son aval (ou si elle était à l’origine de l’agression).
De même, comment la France et l’Europe réagiraient-elles face à une insurrection armée, financée par l’étranger, en Nouvelle-Calédonie ? Les germes en sont déjà présents, comme on l’a vu lors des récentes émeutes 6. En cas de perte et de désactivation rapide de l’aéroport en début de conflit, la reprise en main de la situation pourrait s’avérer très difficile.
La réponse doctrinalement orthodoxe à ces questions est que la dissuasion nucléaire française rendrait ce genre de scénarios impossibles.
Mais en est-on vraiment si sûr ? Ni la Russie à Koursk, ni le Royaume-Uni aux Malouines — deux cas d’invasion d’une puissance nucléaire par une armée étrangère — n’ont fait le choix d’utiliser l’arme nucléaire, jugeant le coût politique trop élevé. Si la Russie de Poutine n’a pas jugé bon de déclencher le feu nucléaire pour protéger son territoire métropolitain d’une armée clairement identifiée, pense-t-on vraiment qu’un président français le ferait pour un territoire ultra-marin dont la domination est vue par une grande partie de la planète comme de la colonisation, a fortiori si l’attribution de l’attaque n’était pas claire ?
Certains diront que ce type de scénarios ne concerne que les territoires lointains aux statuts douteux des anciennes puissances coloniales françaises et britanniques.
Pourtant, les récentes revendications américaines sur le Groenland ou les menaces russes contre le Svalbard ont montré que les cibles potentielles sont plus nombreuses et plus proches qu’on ne le pense. L’effet dissuasif d’une composante nucléaire française, élargie à l’Europe, serait alors probablement encore plus faible aux vues des complications politiques de sa mise en œuvre. Dans ce type de situation, rien ne remplacera une intervention conventionnelle.
Pour ce qui est des agressions plus proches de nos frontières, les capacités et les volumes nécessaires pour soutenir les pays baltes ont fait couler beaucoup d’encre 7.
La conclusion de ces analyses n’est guère positive — a fortiori sans les Américains.
Mais les vulnérabilités ne s’arrêtent pas là. Comment les pays européens soutiendraient-ils Chypre ou la Grèce en cas de reprise des hostilités avec la Turquie d’Erdogan ? Ou bien une tentative de déstabilisation armée de la Moldavie par les éléments russes en Transnistrie ?
Même l’envoi de forces de maintien de la paix en Ukraine semble déjà constituer un défi insurmontable pour les forces armées européennes. Ainsi, le volume initial suggéré par Zelensky de 200 000 militaires occidentaux déployés sur la ligne de front a diminué d’annonce en annonce. D’abord passé à 100 000 hommes, il est maintenant question de quelques dizaines de milliers, voire quelques milliers 8.
Concrètement, comment la France et l’Europe réagiraient-elles à une insurrection armée, financée par l’étranger, en Nouvelle-Calédonie ?
R.-H. Berger
Et encore, pour armer ce volume réduit sans dégarnir les forces de présence déjà en place ailleurs sur le front Est, il faudrait des efforts considérables 9. Pourtant, même s’il ne devait s’agir que d’une tripwire force, reposant sur l’effet dissuasif d’une entrée en guerre par les pays occidentaux, il faudrait, pour qu’elle soit efficace, avoir la capacité de mobiliser réellement des forces pour réagir à une rupture du cessez-le-feu.
Chacun de ces scénarios, pris isolément, mettrait les forces armées des pays concernés face à des défis inédits qu’elles ne sont pas taillées pour relever — sans parler d’une survenue simultanée de plusieurs de ces menaces…
Il existe donc la réelle possibilité d’une humiliation militaro-stratégique majeure des Européens à la face du monde : après notre nouveau « moment Munich » il y a quelques semaines, un nouveau « moment Tsushima » du XXIe siècle.
Comme au siècle dernier, un tel éclatement au grand jour des rapports de force réels engendrerait des répercussions profondes sur la scène internationale, conduisant de nombreux autres pays à saisir l’occasion pour régler leurs comptes à nos dépens. Dans une certaine mesure, cette dynamique est déjà en cours avec des opérations de « fait accompli » militaire, exécutées ou prévues par des pays désinhibés par le retrait occidental (reprise du Haut Karabakh, intervention érythréenne au Tigré, menaces contre le Guyana, etc.).
Après la sidération initiale, si les Européens — comme les Ukrainiens — tiennent le choc, ils réagiront par l’improvisation et l’adaptation. Mais leur dissuasion et leur position sur la scène internationale s’en trouveront grandement diminuées. De plus, comme en Ukraine, des pertes significatives et des destructions importantes risqueraient d’être encaissées avant le rebond. Pertes qui pourraient bien ne jamais être récupérées.
Le sursaut avant la rupture
Bien que formulée dans des termes moins alarmistes, la plupart des gouvernements européens semblent avoir pris conscience de la gravité de la situation.
Des mesures budgétaires inédites sont en train d’être prises et l’industrie de défense se mobilise. Or bien qu’il faille tout faire pour s’en approcher, il semble de plus en plus clair qu’une remontée en puissance sur les modèles anciens paraît peu réaliste.
En effet, l’état de la base industrielle européenne ne permettrait pas à l’heure actuelle de produire en masse des matériels militaires dans des délais raisonnables 10. Même si ces équipements étaient produits, en conservant les modèles d’armées actuels, il faudrait alors recruter et former les soldats professionnels pour les utiliser, et surtout les officiers pour les commander.
Enfin, il faudrait reconstituer les grandes formations militaires et leur laisser le temps de reprendre une préparation cohérente à tous les niveaux afin qu’elles puissent gagner en expérience 11. En somme, il faudrait reproduire un modèle du XXe siècle mais sans remettre en place les prérequis sociétaux qui le sous-tendaient, le tout dans un contexte budgétaire et politique particulièrement compliqué, et sous pression temporelle intense.
Il existe la possibilité réelle d’une humiliation militaro-stratégique majeure des Européens à la face du monde.
R.-H. Berger
Or on se trompe de problème en ne traitant la question que sous l’angle financier et capacitaire. L’objectif à atteindre n’est pas d’avoir des armées marginalement plus volumineuses mais toujours aussi incapables d’agir. Ce qu’il faut, c’est reconstruire un outil militaire opérationnel pour le XXIe siècle. Des armées bien moins dotées — surtout si on les compare à la somme des armées européennes — arrivent à produire des effets tangibles sur le terrain. Des pays de taille relativement petite (Finlande, Israël) parviennent ainsi à mettre sur pied des armées de temps de guerre plus nombreuses que bien des forces européennes, pour des budgets de défense relativement limités 12. D’autres, comme les forces armées azéries, parviennent à intégrer des technologies de pointe pour former un système de combat cohérent et efficace, dont bien des armées européennes seraient incapables avec des moyens significativement moins importants 13.
L’un des aspects majeurs qui rendent possibles ces performances est une large mobilisation de réservistes en temps de guerre et une coopération étroite entre les forces et la société civile au sens large.
Une telle implication de la population dans les affaires militaires facilite non seulement le recrutement et l’entraînement des réservistes en temps de paix, mais elle favorise aussi la circulation de compétences et de technologies entre les mondes civil et militaire, permettant de lutter contre la tendance naturelle des institutions militaires à l’insularisme et à la bureaucratie. Aussi est-il probablement nécessaire de revoir et d’adapter les schémas de ressources humaines des armées européennes pour générer plus de masse de bataille à moindre coût. De fait, le modèle d’armée de métier strict, tel qu’il est pratiqué dans de nombreux pays européens, n’a pas fait la preuve de son efficacité. En l’état, les armées n’attirent pas assez de soldats, et surtout pas les bons profils pour permettre de réelles synergies entre les institutions et le monde civil 14.
Un autre démultiplicateur de forces qui permet d’obtenir des résultats disproportionnés par rapport à l’investissement requis est l’intégration résolue des technologies de rupture et leur exploitation à leur plein potentiel.
Quoi qu’on pense de leur politique, les techno-entrepreneurs de défense de la Silicon Valley ont raison quand ils appellent à une révolution du processus de développement et d’acquisition du ministère américain de la Défense 15. Si cette réforme est nécessaire aux États-Unis, elle l’est encore plus en Europe, qui n’a ni le temps, ni les moyens de se constituer des forces conventionnelles suffisantes en suivant les anciens paradigmes.
Dans le choix des technologies, la clef est d’adopter une approche pragmatique, centrée sur la menace à affronter et les missions à exécuter : partir du bas, de ce qui marche sur le terrain, pour reconstruire le système d’ensemble, et non l’inverse.
Il est indispensable que les forces armées européennes entreprennent une révolution culturelle profonde dans leur façon de penser et d’exercer leur mission de défense.
R.-H. Berger
L’évolution des forces armées ukrainiennes depuis 2022 est le parfait exemple de cette dynamique : qu’il s’agisse des logiciels de command and control, construits à partir des retours vidéo des drones d’observation assemblés en petites cellules acquisition-feu 16, ou de la dronisation tous azimuts dans les trois domaines, qui est en train d’être formalisée en doctrine d’ensemble 17, l’innovation se fait de façon inductive. L’opportunité technologique précède et définit le besoin capacitaire et la structure organisationnelle. Or pour que cette adaptation évolutive soit possible, il est essentiel que les forces armées arrivent à se libérer de leur tendance naturelle à l’immobilisme et à la rigidité organisationnelle pour rester flexibles et ouvertes à l’absorption de nouvelles connaissances 18.
Pour s’attaquer au cœur du problème, il est enfin indispensable que les forces armées européennes entreprennent une révolution culturelle profonde dans leur façon de penser et d’exercer leur mission de défense. Il faut rompre avec les habitudes longuement établies et les réflexes rassurants, et se poser en interne les bonnes questions — en termes de matériels et de moyens mais aussi en termes doctrinaux et organisationnels. L’objectif recherché à tous les niveaux doit être de générer des capacités de combat efficaces et adaptées aux besoins, sans se laisser retarder par les contraintes institutionnelles auto-imposées et jamais questionnées.
Fruit d’années de réorganisation sans cohérence, les organigrammes et les budgets présentent des ressources en personnel et en financement qui ne génèrent pas de capacité réelle et peuvent donc être mobilisés pour libérer des marges de manœuvre. Contrats d’équipement de complaisance, unités aux capacités désuètes ou échantillonnaires, surcharge réglementaire, bureaucratique et administrative : les cibles de destruction créatrice sont nombreuses si on a le courage de les identifier comme telles. En les réévaluant selon les contraintes du champ de bataille moderne qu’elles vont devoir affronter, les armées peuvent augmenter leur capacité opérationnelle à dépenses et effectifs constants. Cependant, il faudra pour cela que les responsables se risquent à sacrifier quelques vaches sacrées à tous les niveaux hiérarchiques et dans toutes les branches.
La voie semble donc clairement tracée : investissement dans l’augmentation quantitative matérielle et humaine, certes, mais surtout mobilisation de la société civile, intégration volontariste des technologies de rupture et libération des tabous entravant la réflexion sur ce qui est possible en matière militaires.
Pour lancer ces transformations, il est d’abord indispensable qu’il y ait une volonté politique partagée par la population et que les armées elles-mêmes soient ouvertes au changement.
Sur ces deux points, malheureusement, les premiers signaux ne sont pas rassurants.
Malgré leur vocabulaire martial et leurs visées mobilisatrices, les prises de parole des chefs d’États européens font apparaître une grande réticence à l’idée de mener un combat actif pour défendre leurs intérêts 19. Le sentiment d’urgence ne s’est pas encore traduit par une volonté résolue de passer à l’action. De même, dans les armées, l’ambiance dans la plupart des pays semble plutôt à la captation des augmentations budgétaires pour « faire comme avant ». Là aussi, le cas de la France est symptomatique : l’analyse officielle des bouleversements en cours est qu’ils ne remettent pas en cause les orientations déjà engagées par les armées. Pas de game changers donc… 20 La disposition à remettre en cause les modèles existants semble souvent bien limitée. Pourtant il y a si peu à perdre et tout à gagner, tant le changement, s’il ne se fait pas de gré, se fera de force au prix de pertes amères.
Sources
- Jean-Dominique Merchet, Sommes-nous prêts pour la guerre ?, 2024.
- Norman F. Dixon, On the Psychology of Military Incompetence, 1976.
- Jahara Matisek, Sascha E. Ostanina, William Reno, What Does European Union Advising of Ukrainian Troops Mean for the Bloc’s Security Policies ? An Inside Look at the Training Mission, Modern War Institute, 6 novembre 2024.
- Gabe Starosta, The Role of the US Air Force in the French Mission in Mali, The Atlantic Council, 4 novembre 2013.
- Nathaniel Powell, Why France Failed in Mali, War on the Rocks, 21 février 2021.
- Laurent Lagneau, La France accuse l’Azerbaïdjan d’encourager les émeutes en Nouvelle-Calédonie, Zone Militaire, 16 mai 2024.
- David A. Shlapak, Michael Johnson, Reinforcing Deterrence on NATO’s Eastern Flank, RAND corporation, 29 janvier 2016. Gian Gentile, John C. Jackson, Karl P. Mueller, D. Sean Barnett, Mark Hvizda, Bradley Martin, David A. Ochmanek, Clint Reach, Barry Wilson, Revisiting RAND’s Russia Wargames After the Invasion of Ukraine, RAND corporation, 21 novembre 2023.
- Walter Kemp, Thomas Greminger, Drawing a line : A ‘Swiss army knife’ of options for achieving sustainable ceasefire in Ukraine, Geneva Centre for Security Policy, 3 mars 2025.
- Jack Watling, Michael Kofman, Willpower, Not Manpower, is Europe’s Main Limitation for a Force in Ukraine, War on the Rocks, 3 mars 2025.
- Building Defence Capacity in Europe : An Assessment, International Institute for Strategic Studies, novembre 2024.
- Can Europe confront Vladimir Putin’s Russia on its own ?, The Economist, 25 février 2025.
- Heljä Ossa, Tommi Koivula, What Would Finland Bring to the Table for NATO ?, War on the Rocks, 9 mai 2022.
- Pierre Grasser, 44 jours sur le Haut-Karabakh, Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire, Vortex, N°1, juin 2021.
- Would you really die for your country ?, The Economist, 17 avril 2024.
- Shyam Sankar, The Defence Reformation, Palantir, 31 octobre 2024.
- Stefan Soesanto, The Ukrainian Way of Digital Warfighting, Center for Security Studies, ETH Zürich, Cyberdefense Reports, juillet 2024.
- Kateryna Bondar, Ukraine’s Future Vision and Current Capabilities for Waging AI-Enabled Autonomous Warfare, Center for Strategic and International Studies, 6 mars 2025.
- Olivier Schmitt, Préparer la guerre, 2024.
- Tant le président français — dans son allocution du 5 mars par exemple — que le premier ministre britannique — à la Chambre des Communes le même jour — insistent sur le fait que leurs forces n’iraient pas en Ukraine pour se battre. Or c’est bien ce qu’il faudrait pour assurer une dissuasion.
- Quels enseignements pour l’armée de Terre après trois ans de guerre en Ukraine, Point presse du Ministère des Armées, 21 février 2025.