« Les visions de la nature infusent la pensée du XIXe siècle », une conversation avec Thomas Le Roux et Julien Vincent
Le XIXe siècle français est traditionnellement celui de l’industrie, des révolutions, du prométhéisme, de l’innovation.
Dans La nature en révolution, des chercheurs en histoire environnementale montrent en quoi c'est aussi, pour une large part, celui de la nature.
Entretien avec deux auteurs de cette synthèse incontournable.

Votre histoire environnementale de la France commence avec une réflexion sur les flux de matière, et cette approche vous permet d’opérer un premier déplacement par rapport à une histoire économique plus classique. La vision d’une France perdante de la mondialisation qui a lieu au XIXe siècle a en effet longtemps été dominante, et défendue dans les travaux d’histoire sur la période. Mais en réalité, la France occupe une place centrale dans les échanges mondiaux et en particulier régionaux, et elle en est même bénéficiaire si l’on s’intéresse aux flux monétaires. Pouvez-vous revenir sur ce paradoxe ?
Julien Vincent
Oui, la France est très présente dans la mondialisation.
Le premier constat est tout de même que l’essentiel des flux du métabolisme français est local, et que la France est beaucoup moins dépendante de ce que l’on appelle les « hectares fantômes » que ne l’est l’Angleterre. Une notion clef qui sous-tend ce premier chapitre est celle de « métabolisme ». À partir de cette notion, on peut comprendre à la fois que la France reste moins insérée dans les flux globaux que l’Angleterre, et qu’en même temps, pour toute une série de secteurs clefs de son économie, elle est très insérée dans ces échanges.
À partir des sources douanières, il est aussi possible de saisir la symbiose entre les activités qui demeurent ancrées dans le territoire national, et celles qui dépendent des flux globaux. On peut dire du concept de métabolisme qu’il permet d’appréhender ensemble les flux de matières et les flux monétaires, contre une tendance de l‘histoire économique qui, auparavant, se focalisait surtout sur la balance du commerce. Cette notion de métabolisme, qui se retrouve tout au long de l’ouvrage, est en outre relativement conforme à la façon dont on pense le territoire et l’économie française au XIXe siècle chez les économistes, les statisticiens, qui ont une vision assez organiciste du territoire.
Le concept de métabolisme permet d’appréhender ensemble les flux de matières et les flux monétaires, contre une tendance de l‘histoire économique qui, auparavant, se focalisait surtout sur la balance du commerce.
Julien Vincent
Thomas Le Roux
Nous réfléchissions également à plusieurs échelles avec cette question de métabolisme. En règle générale, les histoires économiques ont tendance à raisonner sur l’État-Nation. Les grandes catégories de « commerce intérieur » et de « commerce extérieur » sont mobilisées. L’intérêt du chapitre est aussi de donner à voir tous les échanges de flux de matières régionaux, qui débordent des frontières, mais qui se déroulent bien à une échelle régionale.
Le cas du bassin minier de la Belgique en est une bonne illustration, qui permet d’apporter un nouvel éclairage sur cette question du commerce. La France est dépendante des importations belges, mais ce sont des capitaux français qui détiennent une bonne partie des mines dans le bassin de Mons. Dans ce contexte, ce n’est pas « la France et le monde extérieur », ou « la France et la Belgique », ce sont des régions du Nord de la France et une autre région du Nord, qui se situe de l’autre côté de la frontière. Il y a donc un mécanisme que l’on ne peut qualifier de colonisateur, mais qui est une forme d’impérialisme économique. Et en arrière-plan, sont mises en place des politiques d’État, des stratégies commerciales.
Penser à partir des flux de matière nous permet donc de régionaliser ces questions, ce qui n’est pas nécessairement fait dans des monographies ou des synthèses d’histoire économique.
Tout au long de votre ouvrage, vous cherchez à démontrer la centralité de la nature et d’une « réflexivité environnementale » dans les perceptions, les discours, les projets politiques, les productions intellectuelles de l’époque, loin des stéréotypes d’un XIXe siècle « stupide », uniquement industrialiste et destructeur. Revenons d’abord sur la Révolution française. L’environnement, ou plutôt la nature, sont au cœur de la Révolution et des idées qui y sont liées. Régénération, stabilité de la monnaie nationale, propriété individuelle et nature sont étroitement liées. Comment comprendre ce que vous dénommez l’« écologie républicaine » ?
Julien Vincent
Qu’est-ce que l’histoire environnementale fait à l’histoire de France, à la façon dont on écrit l’histoire de France ? Après avoir étudié des objets matériels et économiques, nous avons souhaité opérer un second déplacement, cette fois-ci à propos de l’histoire politique, en partant de ce qui représente l’événement politique par excellence de cette période, la Révolution de 1789.
Le déplacement que nous opérons consiste à dire que, à partir de 1789, la nature devient un enjeu central de la vie politique. D’abord parce que de nombreux enjeux « environnementaux », très proches de ceux qui nous occupent encore aujourd’hui tels que la place des communs ou le sort des zones humides, sont au centre des débats parlementaires de l’époque. La richesse territoriale de la France, dont Lavoisier tente une évaluation en 1791, apparaît aussi comme une possible solution à la crise financière qui est à l’origine de la Révolution. Mais c’est aussi toute l’histoire des assignats, de la réforme fiscale et des origines du cadastre qui peut être relue de ce point de vue.
Le déplacement que nous opérons consiste à dire que, à partir de 1789, la nature devient un enjeu central de la vie politique.
Julien Vincent
Au côté de la nature, le religieux constitue un autre enjeu politique majeur. Albert Mathiez, qui avait travaillé sur la théophilanthropie il y a plus d’un siècle, avait déjà bien identifié ces phénomènes. Toutefois, à partir des questionnements d’histoire environnementale, on peut déplacer légèrement le point de vue. La nature apparaît à cette période comme une sorte de valeur « refuge » pour fonder une spiritualité nouvelle. On peut penser ici aux « arbres de la liberté », bien sûr, ou encore au calendrier républicain, qui valorise les plantes saisonnières et les travaux agricoles.
Thomas Le Roux
S’agissant de la Révolution française, ce qui est important, c’est que la nature est omniprésente dans la pensée républicaine. C’est une question de régénération, effectivement, comme Julien vient de le dire. Plus encore, on observe que toute la philosophie politique, toute une nouvelle dynamique intellectuelle, tente de penser conjointement économie politique et nature.
Cela ne signifie pas qu’il y a une écologie républicaine homogène, défendue par tous les partisans de la République, mais plutôt que tous pensent la nature, d’une manière ou d’une autre. Certains en ont une vision utilitariste et économiste : c’est ce qui deviendra l’économie politique libérale ou classique du XIXᵉ siècle. D’autres essayent de réfléchir à cette question sous le prisme de la subsistance ou de l’harmonie sociale. Il y a donc évidemment des clivages qui s’opèrent, mais dans son ensemble, c’est une période politique qui peut être réinterrogée grâce à cette entrée « nature » ou « environnement ». Le mot « environnement » n’est pas présent — mais le mot « nature » l’est, dans tous les débats, sur les mines, les forêts, les étangs, etc.
Notre but n’est pas d’opérer une révolution historiographique, mais d’enrichir cette période sous le prisme de la nature et de l’environnement.
Julien Vincent
C’est vrai, le mot « nature » est constamment employé pendant la période révolutionnaire. D’ailleurs les contemporains n’ont pas manqué de le remarquer et de s’en plaindre. Un professeur au Collège de France, Pierre-Charles Lévesque, connu pour ses travaux sur l’histoire de la Russie, présente en 1797 un mémoire dans lequel il dénonce les « fausses applications » de ce mot. Pour ce défenseur des principes de la Révolution, on a tort d’opposer la nature à la culture. Cette même critique est reprise plus tard par Louis de Bonald, qui cherche à en faire une idée contre-révolutionnaire. Selon lui, l’état « naturel », c’est l’état fini, et donc l’état « civilisé ».
Cette vision de la nature est également centrale dans la façon de faire de la science, de la penser, et dans les tentatives pour la refonder dans la première moitié du XIXe siècle. Pouvez-vous revenir sur cet aspect ?
Julien Vincent
Face à une vision classique qui voit dans le XIXe siècle un moment de spécialisation scientifique, de nombreux travaux sur la « science romantique » ont insisté au contraire sur la volonté de synthèse entre les savoirs. Cette forme d’encyclopédisme ou de néo-encyclopédisme est aussi une façon de penser la trajectoire historique française au lendemain de la Révolution.
Afin de penser la « nature » de la France, il faut s’intéresser à sa géologie, à son sol, à sa faune et sa flore, mais aussi à son devenir, à ses dynamiques sociales et politiques. Bien loin de séparer l’histoire naturelle de l’histoire humaine, les savants du premier XIXe siècle vont en chercher les lois ou les dynamiques communes. Ces tentatives se retrouvent au sein de différentes mouvances politiques, chez les républicains, les socialistes ou les conservateurs. Nombreux parmi eux considèrent que la Révolution française est un moment où la nature prend conscience d’elle-même. C’est une idée que reprendra à son compte Élisée Reclus à la fin du XIXe siècle afin de penser, non pas seulement l’histoire de France, mais la modernité dans son ensemble. On constate qu’on est ici loin du récit classique qui fait de la nation française le pur produit de la volonté politique, un « plébiscite de chaque jour » pour reprendre la célèbre formule d’Ernest Renan de la fin du XIXe siècle.
Un autre aspect de la science du premier XIXe siècle est qu’elle est très liée à une forme de pensée religieuse. Un tel constat relève de l’évidence aux États-Unis ou en Angleterre, où l’histoire environnementale accorde une grande attention au fait religieux. C’est moins le cas en France. Pourtant, il y a aussi en France un très grand souci d’articuler les savoirs scientifiques sur la nature à une sorte de religion naturelle, qui pourrait renouveler le christianisme, ou le remplacer.
Thomas Le Roux
À cela s’ajoute une mobilisation de pensées anciennes. En parallèle, ou même simultanément à un effort scientifique, à ce que l’on entend par le « progrès », il y a également un retour à des formes anciennes de connaissances et de croyances.
Cette tension que vous évoquez, cette articulation de l’ancien dans le nouveau, traverse votre ouvrage, de cette tentative de fondation d’une nouvelle religion républicaine aux formes d’énergies mobilisées durant la majeure partie du XIXe siècle.
Julien Vincent
Oui, tout à fait. Au début du XIXe siècle — et à toutes les époques, mais c’est particulièrement le cas ici — on retrouve systématiquement une capacité à remobiliser l’ancien au sein du nouveau.
L’idée, très mise en avant au sein de ce volume, que l’on ne remplace pas d’anciennes sources d’énergie par d’autres, d’anciens procédés techniques par d’autres, mais que tous ces éléments s’ajoutent et se cumulent, me semble très appropriée pour penser aussi les phénomènes culturels. En histoire intellectuelle, par exemple, il y a également des modes de pensée anciens qui ne disparaissent pas, qui ne sont pas remplacés par les sciences modernes, mais qui au contraire s’y intègrent. Ce qui est vrai pour les modes productifs — la modernité industrielle ne remplace pas la force musculaire, mais la met à son service — est vrai aussi pour les idées. On observe que des schèmes « archaïques », comme les croyances analogistes dans la transmigration des âmes, par exemple, sont parfois repris et réinterprétés pour créer de la nouveauté.
Thomas Le Roux
Tous les savants de cette époque pensent en réalité en fonction de la religion, qui n’est donc pas du tout évacuée. Il n’y a pas de division entre les pensées qui seraient liées à la religion d’un côté, les pensées scientifiques de l’autre. Il y a une tension, qui réside pour les penseurs de l’époque dans l’interrogation quant à ce que la religion et Dieu leur permettent de faire. Certains affirment alors qu’il faut toucher le moins possible à la nature parce qu’elle est l’œuvre de Dieu, tandis que d’autres déclarent que Dieu a laissé aux hommes la possibilité de transformer cette nature.
Il n’y a donc pas de séparation entre une pensée religieuse ou mystique, caractéristique d’une société plus primitive ou d’Ancien régime, et d’autres pensées associées plus clairement au régime de la modernité. Tous les penseurs s’inscrivent en réalité dans un ordre naturel qui a été créé par Dieu. Mais pour certains, Dieu a laissé la capacité à l’homme de le transformer.
Il n’y a pas de séparation entre une pensée religieuse ou mystique, caractéristique d’une société plus primitive ou d’Ancien régime, et d’autres pensées associées plus clairement au régime de la modernité.
Thomas Le Roux
À l’inverse du « naturel », le terme « artificiel » est également très fréquemment mobilisé. Qu’il s’agisse des produits de la chimie — comme la soude artificielle, nouveau produit de fabrication de soude minérale plutôt que végétale — ou des questions rurales et agricoles — avec les prairies artificielles où les herbes ne poussent plus sans être semées mais où de nouvelles légumineuses sont plantées par l’homme — la notion d’artificialité traverse le champ des pratiques et des savoirs. Encore une fois, l’artificiel, ce n’est pas contre Dieu ou contre la religion. La capacité à transformer les milieux est pensée en étroite relation avec la religion.
Vous mettez justement en avant le portrait d’une France où l’utilisation du charbon certes s’accroît au cours du XIXe siècle, mais lentement, et où l’essentiel de la force reste celle des éléments naturels, des animaux, des hommes, des femmes et des enfants, jusque dans les mines de charbon. Peut-on parler d’une spécificité française, en particulier face à une Angleterre bien plus charbonnée et mécanisée ?
Thomas Le Roux
Nous ne sommes pas les premiers à faire ce constat. D’autres historiens ont bien montré que la capacité énergétique de la France reposait beaucoup sur l’énergie hydraulique et sur l’énergie musculaire, au moins jusqu’en 1860. À la fin de la période que nous étudions, vers 1860-1870, la mobilisation énergétique ne vient majoritairement pas du charbon.
La progression du charbon est réelle durant le XIXe siècle, mais elle est très lente. La même observation vaut pour les machines à vapeur. C’est seulement à partir du Second Empire que les machines à vapeur prennent une place importante dans la grosse industrie. Toutefois, même à cette époque, dans l’artisanat, évidemment dans l’agriculture, mais aussi dans un grand nombre d’industries, la force musculaire, la force animale et la force hydraulique restent fondamentales. Nous souhaitions mettre cela en avant pour tordre le coup à cette idée du XIXe siècle comme « siècle du charbon. »
Nous souhaitions tordre le coup à cette idée du XIXe siècle comme « siècle du charbon. »
Thomas Le Roux
Certes, on constate qu’une trajectoire se dessine, d’un point de vue plus qualitatif que quantitatif, avec des infrastructures, des usines, et une diversité d’équipements reposant de plus en plus sur le charbon. Mais si l’on s’intéresse à la consommation de matières minérales, pour revenir à notre premier chapitre, elle est sans commune mesure avec ce qui se déploie sous la Troisième République — sans parler de la consommation contemporaine.
Ces volumes, très peu importants, tranchent avec l’image d’un XIXe siècle destructeur de la nature, où le « charbon roi » enfume les villes. C’est vrai, les villes sont très enfumées. Mais la masse des polluants, ou la masse des matières énergétiques, est quantitativement faible par rapport à ce que l’on pourrait appeler la biomasse, que ce soient les muscles, le bois ou l’eau — l’énergie hydraulique est très importante à cette époque.
Julien Vincent
Il est possible de lire l’histoire énergétique de cette époque de deux manières. On peut y voir un mécanisme que l’on trouve à toutes les époques et en tout lieu : la mobilisation par le capitalisme de toutes les ressources disponibles. On peut aussi la lire sous le prisme d’une trajectoire singulière et propre à la France, alternative à la trajectoire anglaise. Il ne s’agit pas d’une histoire du retard de la France par rapport à l’Angleterre. La voie française est plutôt celle d’une intensification de l’économie organique, du « travail de la nature » comme disait Jean-Baptiste Say, là où l’Angleterre opère plus rapidement le tournant vers les énergies fossiles.
Malgré une lente adaptation à la mécanisation, la France n’est pas un pays archaïque. Les forêts, les cours d’eau, les animaux, les hommes, les femmes, les enfants : toutes les ressources font l’objet d’une intensification croissante. C’est bien cette même logique, démontrant l’importance de ne pas penser exclusivement en termes d’innovations et de nouveautés, qui s’applique à l’histoire énergétique française du XIXe siècle.
Thomas Le Roux
La France a, à cette époque, un modèle de technique de production de l’utilisation énergétique destiné à améliorer les rendements plutôt qu’à faire le choix de la puissance— ce qui correspondrait plutôt au modèle britannique. Dans ce cadre-là, il n’est pas possible de tirer le constat d’un retard ou d’une avance, parce que ce sont des modèles différents. Cette différence ne doit pas cacher un mouvement global, cette industrialisation qui touche l’Europe dans son ensemble, où tous les pays tentent à la fois d’améliorer les rendements et, quand les capitaux sont disponibles, d’adopter la puissance.
Pourtant, d’une certaine manière, le système énergétique français est plus efficace. Par la petite mécanique (notamment la manivelle) et par l’intensification du travail domestique, la mobilisation énergétique dans la production est en effet meilleure en France qu’en Grande-Bretagne. Les grandes infrastructures précoces en Grande-Bretagne, les capitaux et la puissance déployée sont très importants, mais leurs rendements ne suivent pas forcément. À travers différents secteurs, l’éclairage par exemple, nous montrons que si la majeure partie de l’éclairage parisien autour de 1870 est produite grâce à l’usage de graisses, ou que si l’économie française consomme environ trois fois plus de matières organiques que de matières minérales à cette même période, cela ne signifie pas que la France est un pays « arriéré », « archaïque », en retard, dans la mesure où les rendements sont très hauts.
Julien Vincent
J’ai l’impression, à certains égards, que nous poursuivons dans ce livre les intuitions qui avaient été celles d’Arno Mayer dans son grand livre La Persistance de l’Ancien Régime. Dans cet ouvrage des années 1980, il cherchait à montrer la persistance des modes de domination antérieurs à la Révolution dans l’Europe du XIXe siècle.
Nous ne décrivons toutefois pas tout à fait une persistance de l’ancien régime, puisque nous soulignons aussi que des changements profonds sont à l’œuvre. Ce n’est pas une persistance, c’est plutôt un réagencement de l’architecture d’ensemble, avec un réemploi de toutes ses anciennes composantes. Cette façon de relire l’histoire du XIXe siècle est l’une des manières d’envisager l’unité de ce volume, car elle ne se limite pas à la question énergétique ou à la sphère de la production, mais on la retrouve dans tous les chapitres.
En parallèle de ces persistances, il y a également des ruptures. La France devient la première puissance dans le domaine de l’industrie chimique. Y règne alors un « esprit industrialiste », qui fait progressivement évoluer l’ordre des priorités, la protection nécessaire de l’industrie et de l’activité économique se substituant à celle des citoyens. Pouvez-vous revenir sur les grandes étapes et sur les grands acteurs de ce profond changement ?
Thomas Le Roux
Notre livre s’intitule La nature en révolution car, malgré tout, il y a bien des ruptures. Elles ne sont pas nécessairement quantitatives, car les processus sont très lents. Mais d’un point de vue structurel, du point de vue des gouvernements et des politiques de l’État-nation, une orientation clairement industrialiste est prise à partir du tout début du XIXᵉ siècle. En faisant le lien avec l’histoire politique, on remarque que c’est tout à fait en phase avec le Consulat, l’Empire, la politique impériale, l’autoritarisme d’État, etc.
C’est donc une trajectoire qui se met en place à partir des années Chaptal, qui est ministre du Consulat de 1800 à 1804, mais reste très influent jusqu’à sa mort, en 1832. On assiste à une sorte de « chaptalisation » de l’économie, qui a déjà été mise en valeur par d’autres historiens avant nous.
D’un point de vue structurel, une orientation clairement industrialiste est prise à partir du tout début du XIXᵉ siècle.
Thomas Le Roux
Plus spécifiquement, ce phénomène se déploie parfaitement en ce qui concerne les pollutions et les nuisances. À gros traits, on observe jusqu’à la Révolution — ou plus précisément jusqu’aux dernières décennies de l’Ancien régime — qu’il existe une aversion assez dominante vis-à-vis de l’industrie et de ses nuisances. Ce sont des formes de cosmologies locales qui considèrent que toutes ces émanations de l’industrie sont néfastes à la santé publique.
Alors que cette perception est encore dominante jusqu’à la fin du XVIIIᵉ siècle, elle va être remplacée par à-coups progressifs.
Le rôle des chimistes et des scientifiques en général est central pour comprendre ce processus. Beaucoup produisent la démonstration que ces nuisances ne sont pas forcément néfastes à la santé publique. Elles peuvent l’être, mais si elles le sont, le recours à une forme d’économie politique permet de déclarer que des zones peuvent être sacrifiées pour la prospérité nationale, puis pour l’« utilité publique » — en particulier avec les enquêtes d’utilité publique utilisées à partir de 1830. C’est l’économie politique industrialiste qui se met en place.
À titre d’exemple, toute une série de travaux scientifiques sur les acides, au moins jusqu’aux années 1820, les considèrent comme des désinfectants, permettant de légitimer la naissance de l’industrie chimique. Cela rejoint une série de travaux sur la putréfaction, alors que l’industrie organique manipulant les résidus végétaux et animaux est encore très importante, démontrant que les mauvaises odeurs ne sont pas, contrairement à une croyance très répandue, dangereuses pour la santé. Les mauvaises odeurs ne sont plus pourvoyeuses de ces « miasmes » que l’on craignait tant.
Les odeurs sont donc considérées comme neutres, et certaines peuvent même être bénéfiques pour la santé selon les chimistes de l’époque. Pendant l’épidémie du choléra en 1832, des médecins et des chimistes conseillent ainsi d’aller près des usines pour se soigner grâce aux vapeurs soufrées du charbon !
Science — en particulier chimie — intérêts industriels et économie politique forment donc un triptyque dont Chaptal, le Conseil de Salubrité de Paris et les différents conseils de salubrité créés durant la première moitié du XIXe siècle, sont les exemples paradigmatiques. Ce triptyque crée un basculement dans l’appréhension des pollutions.
Concrètement, cela se traduit d’abord par le décret impérial de 1810 sur les industries polluantes, qui met dans les mains de l’administration ces affaires industrielles. Cela marginalise le rôle des riverains, des citoyens et de la justice, qui avaient des prérogatives encore très importantes jusqu’alors. Ce décret est un jalon d’autant plus important qu’il est très court, et donc très malléable d’un point de vue jurisprudentiel. Ce n’est qu’en 1917, avec une loi qui ne trahit pas l’esprit du décret, que de nouveaux principes seront édictés. En outre, ce décret est véritablement impérial : tous les pays européens, finalement, l’adoptent à la faveur de l’expansion impériale après les années 1810. Ultérieurement, cette loi persiste dans la plupart des pays européens, en étant évidemment adaptée aux circonstances locales. Même la Grande-Bretagne, à partir de 1866, en adopte les principaux aspects du point de vue des procédures.
Julien Vincent
L’importance des chimistes dans la France du XIXe siècle est véritablement cruciale. Comme le disait bien Thomas Le Roux, ils n’ont pas seulement joué un rôle industriel, mais aussi un rôle culturel dans la représentation de la nation. Les chimistes ont fait changer la perception des odeurs, de l’environnement, tout en étant les inspirateurs de la statistique nationale et par conséquent, de la façon de concevoir ce qui est dénombrable dans la nation, ce qui est en flux.
L’importance des chimistes dans la France du XIXe siècle est véritablement cruciale. Ils n’ont pas seulement joué un rôle industriel, mais aussi un rôle culturel dans la représentation de la nation.
Julien Vincent
Notre volume va de Lavoisier à Pasteur, de grandes figures de chimistes qui ont transformé non seulement leur science, mais aussi la perception même du territoire, de l’environnement, de la nation, et de la vie.
Comment s’impose concrètement cette vision ? Comment peut-on évaluer l’influence de ces scientifiques, à mi-chemin entre le monde politique, la science et l’industrie ? Font-ils face à des contestations ?
Thomas Le Roux
L’acceptation des pollutions et des nuisances n’a été ni rapide, ni complète. En fait, pendant toute la période — et ce jusqu’à nos jours — il existe des personnes, souvent des voisins des usines, qui s’opposent à l’établissement d’une fabrique à côté de chez eux. Pour contrer ce discours, pour l’oblitérer, les élites économiques et administratives tiennent le discours d’une assimilation entre production et prospérité. C’est l’image de la cheminée qui fume : la production fait la prospérité de la nation. Ce sont des arguments qui relèvent clairement de l’idéologie, ou d’une forme de propagande, et qui infusent la société dans son ensemble.
Mais cette infusion n’est pas complète. D’une part, certains acteurs rejettent la modernité industrielle, en considérant qu’elle brise les relations sociales, des formes de vie et de communauté qui ne sont pas en phase avec une évolution aussi rapide et abrupte.
Il y a également toutes celles et tous ceux qui en pâtissent concrètement, du fait d’intérêts particuliers ou collectifs, mais toujours localement. Ce n’est pas propre au XIXe siècle : vivre à proximité d’une usine polluante est très contraignant, sans même parler des effets sur la santé. Lorsque l’on a l’habitude de pêcher dans une rivière et que l’on constate la disparition de la ressource en poissons, ou bien lorsque l’on étend son linge dans la cour de sa maison et que le linge est recouvert de suie, ou que l’on cultive un jardin et que toutes les plantations dépérissent, les nuisances des usines polluantes apparaissent de manière flagrante.
Ce nouveau monde industriel est gênant, incommode, parfois dangereux. Plus encore que les nuisances, une usine à gaz peut exploser, et certaines ont effectivement explosé. Au-delà de l’idéologie générale d’adhésion ou pas au progrès, à la prospérité et à la modernité industrielle, il y a un autre aspect, complémentaire, qui est celui d’être simplement le voisin immédiat de ces infrastructures. On peut en tirer des bénéfices si l’on y travaille, mais on peut aussi en avoir des effets très concrets, qui provoquent effectivement des nuisances.
Julien Vincent
La Révolution et l’Empire consacrent le modèle du citoyen propriétaire avec le Code civil de 1804. Mais dans le rapport avec la nature, on constate que ce modèle ne peut pas parfaitement fonctionner. Au-delà des nuisances, tous les conflits sociaux autour des choses naturelles en sont un indicateur. L’absence de Code rural rend ces problèmes particulièrement vifs. Alors qu’un Code rural devait, comme le Code forestier adopté en 1827, compléter le Code civil, cela n’a jamais été le cas, entraînant des conflits multiples — autour des cours d’eau, autour de l’usage des forêts comme communs où l’on va faire paître son bétail et récolter du bois …
Il faut attendre les années 1850 pour qu’une « rupture métabolique » entre villes et campagnes s’enclenche véritablement et que les engrais minéraux, importés puis artificiels, commencent à être largement recherchés et utilisés. Tout au long de la période, les petites exploitations demeurent importantes. Et pourtant, cela ne signifie pas que la France est ce pays des « pratiques archaïques », de l’agriculture vivrière, du faible rendement. Pouvez-vous revenir sur ce paradoxe apparent ?
Thomas Le Roux
Il faut d’abord préciser qu’en matière agricole, dans la gestion des sols, l’inertie prime, et ce malgré la révolution, le morcellement des propriétés, les nouvelles modes culturales, les rendements et l’adoption de nouvelles cultures. Il y a beaucoup d’expérimentations, mais en réalité, si l’on considère la totalité des hectares cultivés, il y a une grande permanence des cultures et de leur rendement jusqu’aux années 1870. Donc, effectivement, la rupture métabolique apparaît tardivement.
On l’a dit, on peut noter une progression des rendements et des échanges intra régionaux notamment, ce qui est aussi permis par la révolution dans les modes de transports. L’inertie qui prime, ce n’est pas forcément celle des pratiques ou des modes de pensée, c’est dans la façon même de cultiver la terre.
Julien Vincent
La notion de rupture métabolique n’est peut-être pas la plus éclairante, car trop surplombante. Si l’on observe bien l’intensification des modes productifs et de toute une série de savoirs, de techniques et de dispositifs pour améliorer le sol et les cultures, certaines pratiques restent centrales. Les maraîchers, que nous étudions dans le livre, constituent un objet très peu connu dans l’histoire du XIXe siècle, alors qu’ils y sont pourtant essentiels. À grande proximité des villes, ils cultivent des produits importants pour les consommateurs urbains.
L’histoire environnementale permet aussi cela : en opérant des déplacements, elle identifie des objets négligés, qui pourront faire l’objet de recherches futures.
Thomas Le Roux
J’étudie en ce moment le cas de la production laitière. Le lait n’était pas un produit d’alimentation urbain jusqu’au dernier tiers du XVIIIe siècle, en dehors du beurre et du fromage. On observe alors l’avènement du lait en tant que boisson. Ce lait est produit en ville, parce qu’il est très périssable, entraînant donc l’irruption des étables urbaines.
L’histoire environnementale permet aussi cela : en opérant des déplacements, elle identifie des objets négligés, qui pourront faire l’objet de recherches futures.
Julien Vincent
C’est bien l’un de ces objets négligés jusqu’alors, que Julien Vincent vient d’évoquer. Les maraîchers, qui forment une première couronne périurbaine, profitent réellement d’un engrais produit en ville, notamment par les chevaux, que nous étudions dans le livre, mais également par les milliers de vaches présentes dans le tissu urbain, de Paris et plus largement, de toutes les grandes villes. Cela contribue à la forte productivité d’une agriculture vivrière de proximité, qui permet de relativiser cette « rupture métabolique », cette rupture des échanges organiques entre ville et campagne.
Julien Vincent
Nous parlions des chimistes, mais il faut également souligner le rôle des vétérinaires dans l’amélioration du rendement des matières animales, du croît animal ainsi que la création, avec la zootechnie, de nouvelles races régionalisées et spécialisées dans la production de certaines matières animales. Le lait, mais aussi la viande et d’autres matières animales font l’objet d’un travail scientifique sur les animaux eux-mêmes.
Autrement dit la notion de « rupture métabolique » est éclairante mais elle ne doit pas faire oublier la richesse des techniques mobilisées pour intensifier l’économie organique, ici des formes d’agriculture que l’on aurait pu penser archaïques, qui semble l’emporter sur un quelconque phénomène de rupture.
Thomas Le Roux
C’est plutôt à la fin de la période étudiée que des engrais extérieurs à ces échanges locaux de matières sont importés en nombre. C’est le cas du guano, importé du Pérou, ou du nitrate de potasse, qui permettent pendant quelques dizaines d’années d’accroître la fertilité des sols — avant que d’autres révolutions, ultérieures n’adviennent dans le domaine des engrais artificiels notamment. C’est à ce moment-là que l’on pourra parler de « rupture métabolique ».
On ne remet évidemment pas en cause l’idée que dans les années 1860-1880, quelque chose d’important se passe dans les échanges ville-campagne. La transformation n’est pas brutale, mais voit les échanges de matières entre villes et campagnes diminuer. C’est la fin de la période que l’on a étudiée dans ce premier volume, et c’est un des sens de la césure entre le volume un et le volume deux, qui s’intéressera à la Troisième République.
La France s’aménage tout au long du XIXe siècle : voies navigables, routes, villes, voies ferrées… Ce qui est frappant, ce sont les continuités qui semblent se dessiner entre les différents régimes de l’époque. Quelles sont donc les grandes transformations de l’époque, et les projets politiques et commerciaux qui s’y dessinent ?
Julien Vincent
Dans le grand projet d’aménagement et de transformation des modes de transport, on retrouve certains des acteurs déjà étudiés dans les autres chapitres. Ce sont ces ingénieurs, polytechniciens, saint-simoniens, formant une diversité d’acteurs qui envisagent la nation comme un organisme traversé de flux. Les transports apparaissent alors comme une manière de rationaliser, d’améliorer le rendement, d’optimiser tous ces flux.
Ce mode de pensée s’applique aussi bien à des modes de transport « traditionnels », « archaïques », mais qui n’ont jamais cessé d’être renouvelés, qu’à de nouveaux modes de transport, en particulier le train. Une avant-garde intellectuelle, les plus grands ingénieurs français, issus des Ponts et Chaussées, à l’instar d’un Dupuy, vont ainsi rénover et transformer les voies fluviales et les routes. Il y a une symbiose entre ces modes de transport anciens, et les nouveaux, comme le train.
Thomas Le Roux
C’est bien l’intensification de deux modes d’infrastructures qui existaient déjà que l’on observe. On pense notamment aux chemins vicinaux, qui font l’objet d’investissements conséquents et d’améliorations très importantes sur ces derniers maillons de l’irrigation routière du territoire, permettant un désenclavement des villages ou des petits bourgs. Tout cela se fait en amont, mais aussi en parallèle du développement des chemins de fer, qui apportent des moyens d’échange supplémentaires. En réalité, le maillage routier ou des canaux fluviaux a bien plus progressé au XIXe siècle que le réseau ferroviaire.
Comme pour la machine à vapeur, l’essentiel des transformations ou ruptures se fait après les années 1860. On voit advenir un maillage territorial qui permet la mise en place d’échanges interrégionaux assez efficaces parce que, en dessous d’un certain seuil, les quelques liaisons dont on dispose ne permettent pas de redistribuer les cartes du commerce. Ce sont les routes qui ont assuré cette redistribution aux échelles régionales jusqu’à la fin de la période que nous avons étudiée.
En réalité, le maillage routier ou des canaux fluviaux a bien plus progressé au XIXe siècle que le réseau ferroviaire.
Thomas Le Roux
Il ne s’agit pas de nier ou minimiser le rôle du chemin de fer. Il y a une importante mobilisation de capitaux, des débats vifs quant aux expropriations des habitants se situant sur les plans des lignes de chemin de fer. Néanmoins, si un bien plus grand nombre de marchandises sont échangées durant la période, c’est surtout du fait du développement des voies de terre et des voies fluviales.
C’est donc un changement dans la vision du monde qui s’opère : les distances sont rétrécies, les communications de longue distance avec la télégraphie deviennent possibles, la cartographie permet de se représenter et de s’approprier le territoire national mais aussi les territoires colonisés. Quels en sont les effets sur les citoyens, leurs pratiques, leur quotidien et leur vision du monde ?
Julien Vincent
C’est un sujet auquel nous avons constamment pensé. C’est ce qu’on pourrait appeler, non pas les régimes d’historicité, selon l’expression de François Hartog, mais les régimes de temporalité, et le rapport entre les temps vécus des différents acteurs sociaux et leur façon de penser les rapports entre le passé, le présent et l’avenir. Même si nous n’y avons pas accordé un chapitre entier, ce questionnement revient dans tous nos chapitres. Pour ce qui est des transports, on passe de 6,1 millions de voyageurs par le chemin de fer en 1841, à 20 millions en 1851, et 100 millions en 1867. Il fallait une dizaine de jours pour aller de Paris à Lyon à pied au début du XIXe siècle, et environ quatre jours en diligence ; en 1870, cela ne prend plus que neuf heures par le train, au rythme de 54 km/h environ. Ce sont des exemples concrets d’un sentiment d’accélération qui touche inégalement la population, mais qui traverse tout de même l’ensemble du corps social.
La fin du XVIIIe siècle et le XIXe siècle sont des moments de domestication des paysages : on les reproduit pour mieux les maîtriser, on s’intéresse aux animaux en les empaillant ou en les mettant en cage, tandis que dans les espaces ruraux, toute forme de paysage non productiviste peut être considérée comme « nuisible ». Progrès scientifique et progrès de l’exploitation des territoires semblent alors aller de pair, dans un mouvement de séparation entre nature et culture. Pouvez-vous revenir sur ce lien, et cette approche du paysage ?
Thomas Le Roux
Faire un chapitre sur les paysages nous a paru important car la notion inclut des formes de représentation de l’environnement. Cela permet de réintroduire un peu de transdisciplinarité, sachant que le paysage est originellement une notion plutôt culturelle et artistique. Le mot « paysage » est mobilisé à la fin du XVIIIᵉ siècle, voire un peu avant, à propos de la représentation de la nature, du panorama, de tout ce qui peut être perçu par un regard et retranscrit en peinture.
C’est une façon de réintroduire de l’histoire culturelle et institutionnelle dans les mutations du paysage, d’en décrire certains aspects, et de traiter également le rapport des sociétés humaines à ce paysage vécu, à ce qui les environne. À travers ce regard, ce rapport, on peut également étudier ces processus de domestication, de maîtrise et de contrôle de ce qui environne les sociétés.
Il y a des formes d’interventionnisme de plus en plus importantes, des paysages sont massivement façonnés, certains sont altérés. Face à ces changements d’ampleur, les dénonciations se font aussi jour, de même que des initiatives de restauration et de protection. C’est la période où l’on observe l’émergence de mouvements intellectuels ou de mobilisation citoyenne pour la défense de certains paysages. On peut penser au mouvement de défense de la forêt de Fontainebleau par exemple, avec des grands intellectuels, des artistes, réunis dans ce qui a été appelé l’École de Barbizon — appellation remise en cause maintenant — avec des peintres comme Théodore Rousseau, Charles-François Daubigny, Gustave Courbet ou Jean-François Mille. Ce sont les communautés d’usage, comme nous le disons dans le livre, les forestiers, les chasseurs et les pêcheurs, les protecteurs des animaux, les « esthètes » ou les naturalistes, qui perçoivent ces changements et se structurent pour dénoncer des transformations et altérations de ces paysages.
Julien Vincent
La perception des paysages change au XIXᵉ siècle, c’est une évidence. On a en tête la question du paysage romantique — Rousseau et Les Rêveries du promeneur solitaire ou La Nouvelle Héloïse — ou les sublimations d’une nature sauvage, les récits d’expéditions scientifiques — comme celle d’Alexander von Humboldt et d’Aimé Bonpland, qui racontent leur expédition en Amérique du Sud entre 1799 et 1804 dans Le Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent.
Par rapport à cette histoire classique, grâce aux outils de l’histoire environnementale, il nous est possible de mettre en lumière d’autres dynamiques : ces logiques de stabilisation, de préservation, de conservation. On peut penser ici à la distinction que font les Anglais entre le paysage « landscape » et le « timescape » — c’est à dire que le paysage, c’est le lieu où on peut observer différentes temporalités qui coexistent et qui sont en même temps différents usages de la nature qui s’articulent.
Il y a tout de même des inquiétudes qui surgissent, notamment à propos de la déforestation, et même la naissance d’une « pré-écologie ». Quels en sont les acteurs, les objectifs, la portée ? Ce mouvement a-t-il eu une influence pour les mouvements futurs ?
Thomas Le Roux
D’abord, la période est celle de la naissance du concept d’ « écologie », en 1866 en Allemagne. La fin de la période étudiée est aussi le moment où des intellectuels commencent à faire l’apprentissage des transformations très rapides des environnements, à l’instar d’Élisée Reclus, que nous citons dans la conclusion de l’ouvrage. À la fin de sa grande synthèse intitulée La Terre, il écrit que les hommes sont « devenus, par la force de l’association, de véritables agents géologiques, ils ont transformé de diverses manières la surface des continents, changé l’économie des eaux courantes, modifié les climats eux-mêmes, déplacé les faunes et les flores. »
Nous donnons donc un aperçu, sans l’étudier trop longuement, de quelques formes de proto-écologie, ou de proto-histoire du mouvement écologiste. Il n’y a cependant pas encore vraiment d’associations de défense du paysage, mais il y a des acteurs qui, sans doute en déphasage par rapport à la modernité productiviste, souhaitent ralentir le mouvement ou protéger certaines zones. Les éléments de cette histoire sont encore un peu épars. En particulier si l’on s’intéresse à certaines grandes transformations, tel que l’aménagement forestier, notamment dans le département des Landes, avec toutes ces plantations, ces dynamiques d’assainissement, ces transformations très profondes, il y aurait sans doute beaucoup de choses à dire sur l’évolution locale, les réactions, les associations et mouvements qui peuvent se développer en réaction à ces dynamiques.
Nos recherches donnent un aperçu de quelques formes de proto-écologie, ou de proto-histoire du mouvement écologiste.
Thomas Le Roux
Julien Vincent
Le parti pris de notre ouvrage est moins de chercher les origines d’un mouvement écologiste que de présupposer une écologie présente un peu partout, sous différentes formes, concurrentes, rivales. Ce qui, à partir d’un certain moment, va être qualifié de « mouvement écologiste » ou de « pensée écologiste » n’est finalement que la recomposition d’éléments qui étaient présents dans différents courants antérieurs, qui ont réorganisé la grande diversité des écologies, qui est bien plus centrale pour notre livre.
Thomas Le Roux
Pour illustrer cette diversité, on peut penser à différents acteurs, comme l’agronome Jean-Baptiste Rougier, baron de la Bergerie, qui critique les agronomes et ingénieurs faisant la « guerre à la jachère » par désir d’intensifier l’usage et la productivité des terres — quand la pratique de la jachère cherche au contraire à protéger des sols dont les agriculteurs sont très dépendants. Rougier a pourtant été un modernisateur jusqu’à la fin de l’Empire et se situe plutôt dans une cosmologie conservatrice rurale ou agraire. Il défend après 1815 une certaine vision de la nature contre les défrichements, contre l’assèchement des marais, contre l’industrialisation de l’élevage.
On peut croiser également des pensées plus socialisantes, fouriéristes, sur des formes d’autonomie locales de gestion des ressources et non plus capitalistes ou productivistes à grande échelle. Nous avons parlé d’Élisée Reclus, mais avant lui d’autres acteurs défendent des visions presque anarchistes, comme François-Vincent Raspail, qui s’insurge à la fois contre l’exploitation de la nature, et contre le capitalisme, dénonçant de 1845 à sa mort en 1878 les poisons industriels et les « maudites usines », contre l’académisme des savants.
Nous sommes donc face à des cosmologies, à des pensées politiques et à des acteurs aux parcours très différents, mais comme dans le reste de l’ouvrage, ce qu’il faut remarquer c’est à quel point les visions de la nature infusent la pensée du XIXe siècle.