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Une fois, c’est un accident ; deux fois, cela devient une règle. Après son succès électoral et ses premières semaines de mandat, Donald Trump incarne le présent et le futur des États-Unis — et non plus une simple aberration. Il a manifestement su mieux que quiconque saisir l’air du temps, ce qui lui a permis de revenir en force en réalisant un « comeback » historique en tant que président des États-Unis d’Amérique, élu par le peuple en dépit d’une contrainte judiciaire et politique qui semblait écrasante. Qu’on le veuille ou non, il est désormais le nouveau maître du jeu, à la tête d’une nouvelle réalité politique mondiale.

La révolte des classes moyennes inférieures

Qu’est-ce que la nouvelle réalité ?

Le système des partis politiques aux États-Unis d’Amérique et en Europe a été fondamentalement transformé par un phénomène profond : la révolte des classes moyennes inférieures. 

L’analyse électorale en donne une image claire : Marine Le Pen et le Rassemblement National représentent comme aucun autre parti français les « défavorisés » et ont remplacé la gauche traditionnelle dans cette fonction. Elle rencontre un grand succès dans les anciens bastions communistes et le territoire minier du nord de la France, où se situe la circonscription qui lui vaut son siège à l’Assemblée. En Allemagne, l’AfD est surreprésentée électoralement auprès des ouvriers et des chômeurs, ainsi que des personnes ayant un revenu et un niveau d’éducation inférieurs à la moyenne. En Autriche, le FPÖ rallie lui aussi les ouvriers.

Ce constat ne devrait pas être une surprise. Cela fait déjà plus de dix ans que les partis populistes de droite sont reconnus par la communauté scientifique comme des partis ouvriers non conventionnels. Et la recomposition de l’espace politique en Europe est également en cours depuis plus de dix ans.

Les élections du Parlement européen sont toujours un excellent indicateur de la situation générale en Europe et dans les États membres.

Ce que nous appelons « crise » pourrait tout aussi bien être considéré comme un manque de performance du système dans son ensemble et comme le signe d’une perte de contrôle croissante.

Klaus Welle

Celles de 2024 ont révélé un espace politique essentiellement divisé en trois. Un tiers des membres siègent à gauche, organisés autour des groupes verts, socialistes et démocrates et de la gauche radicale ; un bon tiers au centre, englobant les libéraux et le Parti populaire européen (démocrate-chrétien) ; et un petit tiers se trouve désormais à la droite populiste et radicale du spectre.

En 2016, le succès de Donald Trump avait déjà été assuré grâce aux gains réalisés dans les États de la Rust Belt, autrefois le fief du Parti démocrate. Joe Biden, grâce à la crédibilité qu’il a acquise auprès des ouvriers au fil des décennies — notamment à travers une coopération étroite avec les syndicats — avait pu renverser la vapeur de justesse en 2020. C’est ce que Hillary Clinton et Kamala Harris — respectivement originaires de New York et de Californie, deux États libéraux — n’ont pas réussi à faire.

Le parti républicain d’aujourd’hui est de facto un parti MAGA, le parti de Donald Trump. Le parti républicain de Ronald Reagan et de George Bush n’existe plus. S’il était autrefois le parti des personnes hautement qualifiées, le GOP d’aujourd’hui représente et doit son succès électoral à la classe ouvrière et aux personnes les moins qualifiées. De même, les « républicains de la sécurité nationale » ont perdu leur famille politique.

Armes, outils et bijoux du couvent princier lombard près de Civezzano, Italie. © SIPA

Pourquoi les classes moyennes inférieures se révoltent-elles ?

Les classes moyennes inférieures peuvent être identifiées comme l’espace politique dont la situation économique est la plus tendue.

Sans épargne, tout ce qui se passe les affecte directement et peut les pousser au bord du précipice économique. Aux États-Unis, on dit traditionnellement que ce groupe ne vit qu’à l’échelle du bulletin de salaire — « from paycheck to paycheck ». Il est considéré comme représentant environ 20 % de la population. Si un bulletin de salaire n’arrive pas, cela peut les obliger à vendre leur voiture ; si plusieurs mois de salaire sautent, cela peut les obliger à vendre leur maison.

Depuis la crise financière qui a débuté en 2008, nous sommes passés en Europe de crise en crise. La crise financière prolongée a été suivie d’une migration incontrôlée à la suite du bombardement par la Russie des grandes villes de Syrie, puis de la pandémie de Covid-19 et de l’agression de la Russie contre l’Ukraine, provoquant des flambées importantes des prix de l’énergie et des denrées alimentaires ainsi qu’une nouvelle vague massive de migration. Ce que les plus aisés peuvent surmonter s’est avéré être un défi existentiel pour les classes moyennes inférieures.

Quant à ceux qui n’ont pas la chance d’être déjà sur le marché du logement, il est de plus en plus difficile d’y accéder. L’ascenseur social est en panne.

Ce que nous appelons « crise » pourrait tout aussi bien être considéré comme un manque de performance du système dans son ensemble et comme le signe d’une perte de contrôle croissante. La Russie mène des agressions militaires et hybrides parce qu’elle pense pouvoir le faire impunément. Les frontières extérieures se révèlent à maintes reprises poreuses. La courbe de croissance allemande — qui était d’environ 5 % par an en moyenne après la Seconde Guerre mondiale — est désormais tombée à 0 %, voire moins, au cours des cinq dernières années.

La migration est perçue par les classes moyennes supérieures comme une promesse de services personnels abordables aujourd’hui, et de soins pour les personnes âgées plus tard — mais elle est considérée comme une menace pour les logements abordables et les services publics par les classes moyennes inférieures et comme un risque de baisse du niveau d’éducation des enfants dans les zones à faibles revenus.

Le sociologue allemand Andreas Reckwitz décrit l’expérience de ces classes moyennes inférieures comme celle d’un double rabaissement : économique et culturel. 

Économique, car les ouvriers autrefois bien payés sont de plus en plus distancés par la nouvelle classe des services, diplômée de l’université. 

Culturel, car leur système de valeurs traditionnelles est considéré comme dépassé et à surmonter.

Une bascule géométrique : d’un système de partis horizontal à un système vertical

La classification traditionnelle des partis sur un axe horizontal allant de la gauche à la droite est aujourd’hui très trompeuse. Pour comprendre ce qui se passe, il faut en effet remplacer le système horizontal traditionnel par un système vertical en fonction du statut social, du revenu et du niveau d’éducation. 

Le cas allemand est assez parlant.

Sur la base des élections fédérales allemandes de 2021 et des données fournies par le site officiel du Bundestag et d’autres sources, on peut reconstruire un tel système vertical.

Les Verts et les libéraux représentent les électeurs les plus jeunes, avec un revenu élevé dans le cas des libéraux et un revenu moyen, mais un niveau d’éducation exceptionnel dans le cas des Verts — en somme : le nouveau parti bourgeois allemand (« Bildungsbürgertum »). Ensemble, ils peuvent être considérés comme la classe moyenne supérieure et la partie la plus dynamique de la société.

Pour comprendre ce qui se passe, il faut remplacer le système horizontal traditionnel de représentation politique par un système vertical en fonction du statut social, du revenu et du niveau d’éducation. 

Klaus Welle

Les partis traditionnels, les démocrates-chrétiens et les sociaux-démocrates, sont tous deux plus populaires chez les personnes âgées, avec un pic chez les plus de 70 ans. Leurs niveaux de revenus sont moyens. Leur électorat a également un niveau d’éducation moyen et il est en diminution. Ils représentent la classe moyenne.

Le parti de gauche est surreprésenté parmi les universitaires et les chômeurs. Son électorat gagne moins que la moyenne. L’extrême droite de l’AfD est surreprésentée parmi les travailleurs, les chômeurs et les personnes en âge de travailler. Les niveaux d’éducation sont faibles. Le revenu des ménages est inférieur à la moyenne. 

En d’autres termes : la gauche et l’AfD représentent la classe moyenne inférieure.

Cette classe moyenne inférieure représentée par la droite populiste se voit promettre la protection par la fermeture : le populisme de droite est un social-nationalisme.

Armes, bijoux et ustensiles de l’âge de pierre, Allemagne. © SIPA

Mais tout ne repose pas sur le programme. La constitution de cette nouvelle coalition est facilitée par un leadership charismatique. Donald Trump est un leader charismatique au sens de Max Weber. Il trouve ses équivalents européens en Nigel Farage, Boris Johnson, Marine Le Pen et Viktor Orban.

La domination des réseaux sociaux sur les médias traditionnels a considérablement réduit le coût de l’organisation politique et a permis à de nouveaux acteurs de s’imposer. Les réseaux sociaux ont banalisé la haine — qui avait été bannie des médias traditionnels pour d’excellentes raisons après l’expérience du racisme, du national-socialisme et du communisme. Les partis politiques qui se fondent sur la représentation d’un ennemi, dans la tradition de Carl Schmitt, en profitent largement.

Qu’est-ce qui différencie l’Europe des États-Unis ?

Si les classes moyennes inférieures se révoltent aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, pourquoi cela n’a-t-il pas les mêmes conséquences politiques sur les deux continents ?

Dans l’arène politique

Aux États-Unis, le système du scrutin majoritaire à un tour oblige chacun à s’intégrer dans l’un des deux grands partis politiques : les Démocrates ou les Républicains. Ces deux partis représentent donc de vastes coalitions, qui ont essentiellement une finalité électorale et ne peuvent être considérées comme des partis programmatiques. La lutte pour le contenu des politiques se déroule principalement en interne, entre les différents caucus organisés au sein du Congrès.

Ce que l’on retrouve au Parlement européen, au sein du Parti populaire européen, des Conservateurs et réformistes européens, des Patriotes et des Souverainistes, est en fait rassemblé aux États-Unis dans une seule et même famille politique : le Parti républicain. De même, ce que l’on trouve en Europe dans le groupe libéral Renew, chez les Socialistes et Démocrates, les Verts et la Gauche doit cohabiter au sein du Parti démocrate aux États-Unis.

Le Parti républicain peut être compris comme une large coalition politique qui est effectivement tombée sous le contrôle et la direction de ce qui, en Europe, correspondrait plutôt à la ligne de Viktor Orbán et du groupe des Patriotes. Les autres tendances y existent encore, mais elles sont marginalisées. Elles ne peuvent plus déterminer la direction globale mais restent suffisamment fortes au Congrès pour bloquer certaines décisions ou s’allier à l’autre camp lorsque des politiques vont à l’encontre de leurs convictions fondamentales — par exemple sur le niveau de la dette publique ou sur les questions de sécurité nationale et de défense.

Les systèmes de représentation proportionnelle pure offrent une meilleure protection contre une prise de pouvoir populiste, qu’elle soit de droite ou de gauche.

Klaus Welle

Les États européens ne sont pas non plus immunisés. 

Les systèmes électoraux spécifiques du Royaume-Uni, de la France et de la Hongrie accordent un nombre de sièges disproportionné au parti relativement le plus fort, ce qui donne aujourd’hui objectivement plus d’opportunités aux extrêmes. Le Brexit peut être considéré comme l’un des résultats de ce phénomène, tout comme l’impasse politique actuelle en France, où l’extrême droite et l’extrême gauche ont les moyens de tenir le reste du système en otage.

À l’inverse, dans un système de représentation proportionnelle pure, un parti ou une coalition de plusieurs partis doit obtenir plus de 50 % des voix pour prendre le contrôle effectif du pouvoir politique. Dans un système à un tour comme aux États-Unis, 20 à 30 % de l’électorat suffisent à prendre le contrôle de l’un des deux grands partis — et donc potentiellement à diriger le pays. Les systèmes de représentation proportionnelle pure offrent ainsi une meilleure protection contre une prise de pouvoir populiste, qu’elle soit de droite ou de gauche.

L’échelle de l’Union

Au niveau fédéral de l’Union, en revanche, les incitations à la coopération au sein du centre sont plus fortes. 

Les décisions au Conseil nécessitent une majorité qualifiée renforcée, et l’élection du président de la Commission européenne par le Parlement européen exige la majorité absolue des membres élus. Ces majorités ne peuvent être atteintes régulièrement qu’au travers d’une coopération entre différents camps politiques qui transcende le clivage traditionnel entre la gauche et la droite.

La volonté d’occuper des postes politiques importants dans l’Union implique donc une disposition au compromis et oblige également les partis plus à droite et plus à gauche à se rapprocher du centre. Le vote final de confirmation sur la Commission von der Leyen a ainsi été rendu possible par une large alliance transversale regroupant le Parti populaire européen (démocrates-chrétiens), les libéraux de Renew et les socialistes — avec le soutien de la droite constructive autour de la Première ministre italienne Giorgia Meloni et de la gauche constructive menée par les Verts allemands. Les éléments plus radicaux des Conservateurs et réformistes européens (ECR) ainsi que des Verts s’y sont en revanche opposés.

Armes, bijoux et équipement, découvertes dans des tombes de la période slave, Allemagne. © SIPA

Le système institutionnel a un impact profond sur la culture politique de l’Union qui repose sur la coopération. Le système politique favorise la création d’unité en tant que condition de stabilité sur un continent historiquement, géographiquement et culturellement divisé, renforçant ainsi la place du centre.

L’absence de coalitions permanentes et de rôles fixes entre majorité et opposition dans le système de répartition des pouvoirs au sein de l’Union permet d’intégrer les forces situées à l’extrême droite et à l’extrême gauche, à condition qu’elles ne soient pas opposées au système en tant que tel et que leur objectif premier ne soit pas sa destruction : c’est ce que l’on appelle la droite constructive et la gauche constructive. Contrairement aux États-Unis, où les éléments destructeurs et anti-système peuvent dominer le reste de leur coalition, dans l’Union, ces forces se retrouvent généralement isolées à moins qu’elles ne renoncent à leur opposition systémique.

C’est pourquoi Ursula von der Leyen a eu raison d’intégrer Raffaele Fitto, membre de Fratelli d’Italia, en tant que vice-président de la Commission européenne, tout en poursuivant un dialogue constructif avec Terry Reincke, co-dirigeant du groupe des Verts, sur l’importance des politiques climatiques et de la préservation de l’État de droit. Fratelli d’Italia ne s’est pas seulement distingué en soutenant le nouveau pacte sur l’asile — contrairement à Viktor Orbán. Le parti de Giorgia Meloni a également apporté un soutien indéfectible à l’Ukraine, notamment lors du récent vote visant à faire bénéficier l’Ukraine des intérêts générés par les avoirs russes gelés. Fratelli d’Italia fait donc partie de cette droite constructive qui contribue à la stabilisation du système politique de l’Union européenne.

Le système institutionnel a un impact profond sur la culture politique de l’Union qui repose sur la coopération.

Klaus Welle

L’Union est-elle forcément à l’abri ? Elle est une union fédérale de citoyens et d’États et dépend donc du soutien de chacun de ses États membres. Autrement dit, sa force dépendra toujours de son maillon le plus faible. Bien qu’en moyenne le soutien à l’Union soit proche de ses niveaux historiques les plus élevés et nettement supérieur à celui des institutions nationales, cela ne suffit pas.

Avant le Brexit, le maillon le plus faible en termes de soutien global était le Royaume-Uni. Aujourd’hui, ce maillon faible est la France — paralysée par la combinaison d’une droite destructrice et d’une gauche traditionnelle prise en otage par la radicalité de La France Insoumise. Ces deux extrêmes coopèrent dans la déstabilisation de l’État.

Cela rappelle dangereusement la République de Weimar.

Que faut-il faire pour résister ?

Un agenda pour la puissance

Dans le monde de Donald Trump, Vladimir Poutine et Xi Jinping, seule la force compte. 

Sur la scène internationale et géopolitique, nous sommes revenus à une politique de puissance digne du XIXe siècle. Les règles du jeu ont changé. Plus nous en prendrons conscience rapidement, mieux ce sera.

Nous sommes menacés à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. De l’intérieur, par une droite et une gauche nationalistes populistes destructrices, qui tentent de saper l’ordre politique établi après 1945, fondé sur la démocratie parlementaire, l’État de droit et l’intégration européenne. De l’extérieur, par une politique de puissance nationaliste agressive. 

Bien souvent, ces deux dynamiques sont liées. 

Il est temps de se préparer.

Se défendre — à l’intérieur comme à l’extérieur — commence par reconnaître le fait que nous sommes confrontés à des problèmes réels et pas seulement imaginaires. L’hyperinflation a été une réalité et reste ancrée dans les niveaux de prix actuels. L’inflation cumulée au cours du mandat de quatre ans de Joe Biden a dépassé les 20 % et ne sera pas très différente en Europe. Les taux de croissance sont faibles, tandis que la dette augmente, rendant l’intervention des États de plus en plus difficile en période de nécessité absolue. L’immigration de masse incontrôlée a bien eu lieu. Notre capacité à défendre notre continent est gravement compromise.

Le respect international découle de la force, pas de la faiblesse — ce n’est pas une question de psychothérapie de masse, mais d’action politique. L’agenda politique doit donc changer.

Le Parlement européen joue aujourd’hui un rôle clef dans la définition des priorités pour le prochain mandat législatif. Ursula von der Leyen a ainsi dû négocier avec toutes les forces politiques faisant preuve de bonne volonté sur le programme des cinq prochaines années pour espérer être élue à la majorité absolue des membres du Parlement.

Cela modifie également le rôle des fondations politiques européennes 1.

Les résultats des élections européennes de 2024 ont été déterminants à cet égard. Avec la perte de plus de 50 sièges par les Verts et les Libéraux, et la disparition de la majorité dite progressiste entre les Libéraux, les Verts, les Socialistes et l’extrême gauche, les priorités de la Commission européenne pour cette législature ont considérablement changé. La compétitivité et la sécurité, qui comprennent à la fois la défense et la migration, y compris la protection des frontières, sont passées au premier et au deuxième rangs des priorités.

Se défendre — à l’intérieur comme à l’extérieur — commence par reconnaître le fait que nous sommes confrontés à des problèmes réels et pas seulement imaginaires.

Klaus Welle

Cela a impliqué une composition différente de la Commission européenne et du Conseil. Avec la moitié des commissaires et des membres du Conseil européen issus du Parti populaire européen (PPE) et dans la mesure où ce parti occupe également une position centrale au Parlement européen, les préoccupations relatives à la compétitivité, à la migration et à la défense — qui sont cruciales pour renforcer notre continent face aux défis internes et externes — disposent désormais d’une voix et d’une assise plus forte.

La mise en œuvre du rapport Draghi

Le rapport Letta et le rapport Draghi, publiés l’an dernier, continueront d’être discutés et de prêter à débat. 

Personne ne peut contester la compétence de Mario Draghi en matière monétaire et économique. Son rapport comprend six vérités fondamentales qui ont inspiré les propositions législatives de la Commission et continueront de le faire au cours de ce mandat— d’autant plus qu’elles ont été demandées par la présidente de la Commission elle-même. Mario Draghi met chacun face à ses responsabilités et, selon ma lecture personnelle, le rapport peut se résumer comme suit :

  • L’investissement est la condition préalable à la croissance future. L’Europe est à la traîne en matière d’investissement dans les hautes technologies et a largement perdu la nouvelle économie numérique. Cela peut être identifié comme la raison principale de la différence de croissance par habitant entre les États-Unis et l’Union. L’industrie de moyenne technologie — comme l’industrie automobile qui constitue notre épine dorsale économique actuelle — subit une pression concurrentielle croissante de la part de la Chine.
  • Sans cet investissement, la croissance annuelle de la productivité est en perte de vitesse. L’Europe pourrait maintenir et développer son niveau de vie en augmentant considérablement la participation des femmes et des personnes âgées sur le marché du travail. La détérioration de la démographie rend cette augmentation quantitative plus difficile.
  • L’Union doit revenir à la stratégie de développement de son propre marché intérieur, en particulier dans les domaines moins intégrés du secteur des services.
  • L’union bancaire et l’union des marchés de capitaux sont essentielles pour accompagner les investisseurs de haute technologie dans leurs efforts pour se développer au-delà des frontières nationales. Étant donné que la haute technologie est non seulement synonyme de rendement élevé, mais aussi de risque élevé, le capital-risque est nécessaire pour accompagner cette croissance.
  • Nous avons régulé pour éviter le risque plutôt que pour créer l’opportunité, ce qui est typique des sociétés vieillissantes. Le fardeau réglementaire doit, en conséquence, être réduit.
  • La dette publique commune doit demeurer une solution résiduelle, dont le volume dépendra des progrès réalisés dans les domaines susmentionnés. Un consensus sur la dette européenne commune pourrait être atteint dans le domaine de la défense, qui peut être considéré comme un bien public européen. Un financement européen commun contribuera également à un partage plus équitable des charges.

La question de la migration

La migration est au cœur de la croissance des partis populistes de droite.

Elle soulève à la fois des défis sociaux et culturels : des défis sociaux sous la forme d’une concurrence accrue pour des services publics et des aides déjà limités, et des défis culturels en remettant en question les constructions traditionnelles de l’identité nationale et culturelle.

La société se fragilise. Ce qui est perçu comme une promesse d’amélioration des services individuels pour la classe moyenne supérieure et les partis libéraux et écologistes qui la représentent est, en revanche, une menace pour la classe moyenne inférieure, avec des salaires plus bas et une concurrence accrue pour l’accès aux services publics, y compris l’éducation.

Équipement, bijoux et armes de la culture de La Tène, une culture européenne de l’âge du fer, Allemagne. © SIPA

L’expérience récente des négociations pour la formation des gouvernements en Suède et en Finlande a montré que la politique migratoire stricte était le seul domaine sur lequel les partis populistes refusaient d’adapter leurs positions ou de faire des compromis. Une analyse préliminaire des votes au Parlement européen révèle que, bien que les partis populistes de droite aient des visions divergentes sur l’économie, cette droite destructrice est fortement unie sur l’axe culturel du clivage politique en faveur du nativisme.

Nous avons constaté dans les faits une radicalisation de notre espace politique à la suite des vagues de migration de masse, que ce soit en Méditerranée ou après l’agression de la Russie en Syrie et en Ukraine. La Russie cherche même activement à déstabiliser ses voisins en acheminant des réfugiés vers leurs frontières communes, notamment via le Bélarus.

L’expérience récente des négociations pour la formation des gouvernements en Suède et en Finlande a montré que la politique migratoire stricte était le seul domaine sur lequel les partis populistes refusaient d’adapter leurs positions ou de faire des compromis.

Klaus Welle

Le Danemark est le seul pays de l’Union à avoir réussi à ramener les partis populistes de droite établis sous la barre des 10 %.

Il y est parvenu en établissant un consensus sociétal autour d’une politique migratoire stricte, poursuivie par son gouvernement social-démocrate actuel. Dans le même temps, le Danemark est un pays où le développement sociétal atteint l’un des niveaux les plus élevés au monde. « Partir au Danemark » est même une référence dans le domaine du développement international. Il est donc essentiel d’étudier plus en détail la politique migratoire danoise afin de déterminer dans quelle mesure elle pourrait servir de modèle à l’ensemble de l’Union.

L’application accélérée du pacte migratoire voté au Parlement en avril 2024 devrait devenir une priorité absolue, mais ne peut être considérée comme une fin en soi. C’est la capacité d’intégration qui doit être l’élément central de toute politique migratoire.

La politique de défense

Ceux qui ne peuvent pas se défendre eux-mêmes invitent leurs voisins plus puissants à l’agression. Un simple regard sur les cartes russes des 500 dernières années montre que la Russie s’est continuellement étendue aux dépens de ses voisins plus faibles, passant d’un simple territoire autour de Moscou à l’État le plus vaste de la planète. La soumission militaire de ses voisins est le modèle économique de la Russie.

L’intégration pacifique et volontaire de l’espace européen fondée sur l’État de droit est, quant à elle, le modèle économique de l’Union. Aujourd’hui, ces deux conceptions entrent en collision sur le plan géographique. La zone grise qui les sépare est en péril, menacée par l’agression et l’occupation russes, comme l’a démontré la guerre en Ukraine. La Russie tente ainsi de réintroduire sur le continent européen la logique impériale du XIXe siècle.

La soumission militaire de ses voisins est le modèle économique de la Russie.

Klaus Welle

La défense européenne

L’Europe devra donc assumer la majeure partie de sa propre défense conventionnelle. Cela ne pourra être efficacement organisé qu’en exploitant pleinement les capacités offertes par l’Union européenne.

Avec le Martens Centre, nous avions élaboré un plan en dix étapes pour parvenir à une défense européenne viable dans un contexte géopolitique en mutation : la Pyramide de défense européenne 2

Les progrès sont déjà visibles. Nous avions proposé la création d’un commissaire européen à la défense ainsi qu’un comité permanent de défense au Parlement européen — deux initiatives désormais concrétisées. L’augmentation du soutien financier à la mobilité militaire a été réalisée grâce à la décision de la Commission européenne d’autoriser l’utilisation des fonds régionaux à cette fin.

Arbalètes médiévales allemandes. © SIPA

De plus, le nouveau commissaire à la défense a suggéré la création d’une DARPA européenne pour la recherche militaire, conformément aux propositions des documents stratégiques. 

Enfin, la nouvelle proposition de la Commission européenne pour le prochain Cadre financier pluriannuel augmentera considérablement les ressources allouées à la défense.

Vivre à l’ère des dangers

L’Europe est confrontée à des défis simultanés, à la fois internes et externes. 

À l’intérieur, les partis populistes de droite ont conquis près de 30 % de l’espace politique.

À l’extérieur, la Russie tente de réintroduire les règles impériales du XIXe siècle par l’agression militaire, sous le regard complaisant de Pékin — et désormais de Washington. Ces deux défis sont liés : certains partis populistes, à droite comme à gauche, défendent ouvertement la cause de la Chine et de la Russie. La Hongrie de Viktor Orbán est même récompensée par Pékin par d’importants investissements et le statut de « partenaire en toute circonstance ». La nouvelle administration Trump soutient activement la droite destructrice.

Pour défendre notre mode de vie européen, nous devons être forts économiquement et militairement ; réparer les fractures au sein de nos sociétés et répondre de manière constructive à la révolte de la classe moyenne inférieure.

Klaus Welle

Après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, nous avons vécu dans un monde de coopération. La compétition entre l’Est et l’Ouest a été remplacée par la mondialisation, où les systèmes politiques semblaient ne plus avoir d’importance. La production s’est déplacée là où elle était la moins chère. La Chine communiste est devenue le meilleur allié du capitalisme, en échange d’un accès aux technologies occidentales les plus avancées. À l’image de Lénine, la Chine a vendu aux capitalistes la corde avec laquelle ils allaient se pendre. Le paradigme du prix a remplacé celui de la sécurité.

Désormais, la Chine est devenue suffisamment puissante pour revendiquer la place de numéro un mondial, aussi bien économiquement que politiquement. Son ascension militaire est fulgurante. Pékin prépare l’asphyxie militaire, voire l’occupation de Taïwan, comme le montrent ses exercices navals de plus en plus menaçants autour de l’île. La Russie, de son côté, a attaqué l’Ukraine seulement quelques jours après avoir scellé un partenariat « sans limites » avec la Chine, mettant à l’épreuve l’ordre mondial instauré après 1945, lorsque l’annexion de territoires par la force a été interdite. Les États-Unis exercent une pression sans précédent sur l’hémisphère occidental, du Panama au Canada en passant par le Groenland.

Pour défendre notre mode de vie européen, nous devons être forts économiquement et militairement ; réparer les fractures au sein de nos sociétés et répondre de manière constructive à la révolte de la classe moyenne inférieure.

La guerre des systèmes est de retour. Il faut faire prévaloir le nôtre.

Sources
  1. Le Martens Center a contribué à la réflexion en proposant des centaines de propositions politiques précises dans un certain nombre de documents intitulés « Les 7 D de la durabilité », axés sur la défense, la dette, le numérique, la démographie, la démocratie, la décarbonation et le « derisking » de la mondialisation afin d’enrichir le débat et de contribuer à définir un nouvel agenda.
  2. D’abord fondée sur des concepts élémentaires, cette approche a été développée en détail avec l’aide d’experts externes dans le cadre du programme « Les 7 D pour la durabilité – Défense étendue ».