J’ai rencontré le mot « génocide » pour la première fois dans les années 1980, alors que j’étudiais le droit international 1. Une dizaine d’années plus tard, il a commencé à être utilisé dans les médias pour décrire les horreurs qui se produisaient dans l’ex-Yougoslavie et au Rwanda. En 1998, j’ai participé à la rédaction du statut de la Cour pénale internationale, qui incluait le génocide comme l’un des quatre crimes pour lesquels la Cour serait compétente — avec les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et l’agression. Quelques semaines plus tard, en octobre 1998, le sénateur Augusto Pinochet, ancien chef d’État du Chili, a été arrêté à Londres, sous l’inculpation de « génocide » et de « crimes contre l’humanité » par un procureur espagnol, Baltasar Garzón. J’ai été impliqué dans la procédure — une histoire que je raconte dans mon prochain livre, 38 Londres Street — qui sera publié dans quelques semaines en anglais. Quelques années plus tard, j’ai été chargé par la Croatie de porter plainte pour génocide contre la Serbie pour les massacres perpétrés à Vukovar. Mon implication s’est poursuivie jusqu’à ce que la Cour rende son arrêt en 2015.
Pendant toutes ces années, je n’ai jamais vraiment prêté attention aux origines du crime de génocide, pour savoir ce qui était prévu à l’origine et pour comprendre son évolution. Cette connaissance est venue par accident — une invitation reçue au printemps 2010.
J’étais plongé dans mon monde, celui des cours à l’University College of London, des articles académiques, des procès à La Haye. L’invitation venait d’Ukraine — un courriel de la faculté de droit de l’université de la ville qui s’appelait Lemberg pendant l’empire austro-hongrois, jusqu’en 1918, puis Lwów pendant les années polonaises jusqu’en 1939, puis Lviv après 1945. La lettre m’invitait à me rendre sur place et à donner une conférence publique sur mes travaux sur les « crimes contre l’humanité » et le « génocide », sur les affaires dans lesquelles j’étais impliqué, sur mon travail universitaire sur le procès de Nuremberg et sur les conséquences de ce procès pour notre monde moderne.
Je n’ai jamais cherché à savoir exactement ce qui s’était passé à Nuremberg.
Philippe Sands
Oui, ai-je répondu. J’étais depuis longtemps fasciné par le procès et les mythes de Nuremberg, par les mots, les images, les sons. Le procès a été un catalyseur, un moment où notre système moderne de justice internationale s’est cristallisé. J’étais fasciné par les détails des longues transcriptions, par les preuves macabres, attiré par les livres, les mémoires et les journaux intimes qui décrivaient en détail les témoignages présentés aux juges, les histoires d’amour qui se déroulaient dans les coulisses. J’ai adoré des films comme Jugement à Nuremberg, lauréat de l’Oscar 1961, rendu pour moi mémorable par le flirt momentané et inattendu de Spencer Tracy avec Marlene Dietrich et par la phrase de son jugement final : « Nous défendons la vérité, la justice et la valeur de chaque vie humaine ».
Il y avait aussi une raison pratique à mon intérêt, car l’influence du procès sur mon travail avait été profonde : le jugement de Nuremberg avait soufflé un vent puissant dans les voiles d’un mouvement de défense des droits de l’homme en germe. Certes, il y avait un fort relent de « justice des vainqueurs », mais il ne faisait aucun doute que l’affaire avait eu un effet catalyseur, ouvrant la possibilité de juger les dirigeants d’un pays devant un tribunal international, ce qui ne s’était jamais produit auparavant.
À l’occasion, je faisais des allusions à l’origine et à la finalité des deux termes et au lien avec les arguments avancés pour la première fois dans la salle d’audience 600 du Palais de justice de Nuremberg.
Cependant, je n’ai jamais cherché à savoir exactement ce qui s’était passé à Nuremberg.
Je savais en général comment ces nouveaux crimes étaient apparus et comment ils s’étaient développés par la suite, mais je ne savais pas grand-chose des histoires personnelles qui les sous-tendaient, ni de la manière dont ils avaient été défendus à Nuremberg. L’invitation de Lviv m’a donné l’occasion de faire des recherches pour explorer cette histoire, même si ce n’est pas cette occasion qui m’a poussé à me rendre à Lviv en octobre 2010. Mon grand-père Leon Buchholz y est né en 1904, bien qu’il ne m’en ait jamais parlé — ni de son départ en 1914, quand les Russes sont arrivés, ni des années passées à Vienne avant son arrivée à Paris en janvier 1939.
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J’avais donc une conférence à préparer pour Lviv sur mon travail sur les crimes contre l’humanité et les génocides. En la préparant, j’ai été grandement surpris de découvrir que l’homme qui a introduit les « crimes contre l’humanité » dans le droit international, à l’été 1945, était originaire de Lviv. En effet, il était étudiant à l’université même qui m’avait invité à donner cette conférence, bien que personne dans cette université n’en ait eu connaissance.
Il s’appelait Hersch Lauterpacht et s’installa plus tard à Vienne, puis à Londres, avant de devenir professeur de droit international à l’université de Cambridge, puis, dans les années 1950, juge britannique à la Cour internationale de justice, à La Haye. C’est Lauterpacht qui, en juillet 1945, a proposé à Robert Jackson, le procureur de Nuremberg, de qualifier de « crimes contre l’humanité » les atrocités commises contre les civils dans l’Europe occupée par les nazis : ce terme couvrirait les atrocités perpétrées à grande échelle contre des individus — tortures, meurtres, disparitions — et introduirait dans le droit international ce nouveau concept, lié à ses idées sur les droits de l’homme des individus.
J’ai ensuite appris que l’homme qui a inventé le mot génocide, en 1944, est également passé par Lviv et a étudié dans la même école de droit que Lauterpacht. Il s’appelait Raphael Lemkin. Après ses études de droit, il est devenu procureur général à Varsovie. En 1933, il rédige un document pour une réunion de la Société des Nations unies à Madrid, dans lequel il propose de nouveaux crimes internationaux pour lutter contre la « barbarie » et le « vandalisme » à l’encontre des personnes. Raphael Lemkin ne se concentre pas sur la protection des individus, comme Lauterpacht, mais plutôt sur la protection des groupes, parfois appelés « minorités ». Ses idées ont fait le tour du monde, mais elles n’ont pas abouti : le moment n’était pas idéal, Hitler venant de prendre le pouvoir en Allemagne.
En 1939, lorsque l’Allemagne envahit la Pologne, Lemkin se trouve à Varsovie. Il s’échappe et gagne la Suède, en passant par Wolkowysk, la ville de ses parents, sous contrôle soviétique. En 1941, il quitte Stockholm pour l’Amérique, avec peu d’argent et presque pas d’effets personnels, mais beaucoup de bagages, remplis de papier, de milliers de décrets promulgués par les nazis dans les pays qu’ils avaient occupés, qu’il avait collectés en Suède et qu’il transportait maintenant à travers le monde. En Amérique, il a analysé les décrets et, en 1942, il s’est vu proposer un contrat pour écrire un livre qui décrirait les modèles de comportement qu’il avait découverts, indices d’un plan directeur sous-jacent. L’ouvrage est publié en novembre 1944 sous le titre Axis Rule of Occupied Europe (La domination de l’Axe sur l’Europe occupée). Le chapitre IX est intitulé « Génocide ». Lemkin a inventé un nouveau mot : le crime de destruction de groupes, le plan directeur nazi, un amalgame du mot grec genos (tribu ou race) et du mot latin cide (tuer). C’est ainsi qu’il introduit le concept dans son livre :
« De nouvelles conceptions exigent de nouveaux termes. Par génocide, nous entendons la destruction d’une nation ou d’un groupe ethnique. Ce nouveau mot, inventé par l’auteur pour désigner une pratique ancienne dans son développement moderne, est composé du mot grec ancien genos (race, tribu) et du mot latin cide (tuer), correspondant ainsi dans sa formation à des mots tels que tyrannicide, homicide, infanticide, etc. D’une manière générale, le génocide ne signifie pas nécessairement la destruction immédiate d’une nation, sauf s’il s’agit d’un massacre de tous les membres d’une nation. Il s’agit plutôt d’un plan coordonné de différentes actions visant à détruire les fondements essentiels de la vie des groupes nationaux, dans le but d’anéantir les groupes eux-mêmes. Les objectifs d’un tel plan seraient la désintégration des institutions politiques et sociales, de la culture, de la langue, des sentiments nationaux, de la religion et de l’existence économique des groupes nationaux, ainsi que la destruction de la sécurité personnelle, de la liberté, de la santé, de la dignité et même de la vie des individus appartenant à ces groupes. Le génocide est dirigé contre le groupe national en tant qu’entité, et les actions impliquées sont dirigées contre les individus non pas à titre individuel mais en tant que membres du groupe national. » 2
La conception de Lemkin était très large. Elle englobe de nombreux actes, et pas seulement des meurtres : elle vise essentiellement à préserver la diversité des êtres humains et de leurs cultures.
Les idées de Lemkin sur le génocide ont fait le tour du monde mais n’ont pas abouti : le moment n’était pas idéal, Hitler venant de prendre le pouvoir en Allemagne.
Philippe Sands
Lemkin a été engagé par le gouvernement américain pour travailler sur les crimes de guerre et a commencé à travailler avec Robert Jackson et son équipe, bien que séparément de Lauterpacht. En 1945, il met en avant son idée de génocide, un crime pour lequel il souhaite que les principaux nazis soient inculpés. Selon lui, la destruction de groupes – Polonais, Juifs, Roms – relève du tribunal de Nuremberg, le plus grand des crimes. Il a été déçu de constater que le statut de Nuremberg incluait les « crimes contre l’humanité » – le meurtre d’individus – mais ne mentionnait pas le génocide et restait muet sur la destruction de groupes. En revanche, il a réussi, trois mois plus tard, à faire inscrire le crime dans l’acte d’accusation en tant que « crime de guerre », alléguant que les nazis « ont mené un génocide délibéré et systématique », à savoir « l’extermination de groupes raciaux et religieux ». L’acte d’accusation mentionne « les Juifs, les Polonais, les Tziganes et d’autres ».
Le génocide est donc évoqué lors des audiences, mais le jugement final n’en fait pas mention, car les Américains étaient contre. Amèrement déçu, Lemkin consacre ses efforts à la rédaction d’une convention, sous les auspices de l’Organisation des Nations unies. En décembre 1946, les résolutions 95 et 96 de l’Assemblée générale des Nations unies sont adoptées. Elles ordonnent que les Nations unies adoptent une convention sur le crime de génocide. En décembre 1948, à Paris, sont adoptées d’abord la Déclaration universelle des droits de l’homme puis, le lendemain, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Or la définition intégrée dans la Convention est plus restrictive que la conception originale de Lemkin – la barre est placée beaucoup plus haut que Lemkin le voulait. En revanche, on trouve dans la Convention sur le génocide un article qui consacre la compétence internationale de la Cour internationale de justice. En effet, l’article IX de la Convention prévoit quant à lui que :
« Les différends entre les parties contractantes relatifs à l’interprétation, à l’application ou à la mise en œuvre de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État pour génocide ou pour l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de justice à la demande de l’une quelconque des parties au différend ».
Il n’existe pas d’équivalent à cet article pour les crimes de guerre ou les crimes contre l’humanité. Le fait qu’il n’existe pas de base de compétence pour la Cour internationale de justice dans les cas de crimes contre l’humanité ou les crimes de guerre explique pourquoi les pays qui veulent faire appel à la Cour ont le besoin de faire qualifier les crimes comme des génocides.
La définition de génocide se trouve à l’article II de la Convention sur le génocide :
« II. Dans la présente Convention, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : (a) Tuer des membres du groupe ; (b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe ; © Soumettre délibérément le groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; (d) Imposer des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; (e) Transférer de force des enfants du groupe à un autre groupe ».
On comprend que la définition est beaucoup plus restreinte que celle que souhaitait Raphael Lemkin. L’autre élément qui change tout est la nécessité d’identifier une « intention », comme nous allons le voir.
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Pendant cinquante ans, il ne s’est pas passé grand-chose.
Puis vinrent les horreurs de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda, et la création par le Conseil de sécurité des Nations unies de deux nouveaux tribunaux, tous deux compétents pour les crimes de guerre, contre l’humanité, et de génocide : le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Un génocide est constaté à Srebrenica, mais pas ailleurs.
S’il y a deux motivations possibles à l’accomplissement d’un crime, on ne peut pas facilement retenir la qualification de crime de génocide.
Philippe Sands
Devant la Cour internationale de justice, en 1992, la Bosnie intente une action contre la Serbie. Pour la première fois dans son histoire, la Cour internationale doit statuer sur la définition du génocide et les conditions de preuve devant la Cour de justice. Le paragraphe central se trouve ci-dessous, dans le jugement publié en 2007, quinze ans après :
« 373. Pour en venir maintenant à l’argument du demandeur selon lequel le schéma même des atrocités commises — sur une très longue période, à l’encontre de nombreuses communautés, ciblant les Musulmans et aussi les Croates de Bosnie — démontre l’intention nécessaire, la Cour ne peut se rallier à une proposition aussi large. Le dolus specialis, l’intention spécifique de détruire le groupe en tout ou en partie, doit être établi en référence à des circonstances précises, à moins que l’existence d’un plan général tendant à cette fin puisse être démontrée de manière convaincante ; pour qu’une ligne de conduite puisse être admise en tant que preuve d’une telle intention, elle devrait être telle qu’elle ne puisse qu’en dénoter l’existence. » 3
Les juges rendent la qualification de génocide encore plus difficile car ils craignent, je suppose, que la Cour soit submergée par des affaires de génocides. Dans un arrêt ultérieur, dans l’affaire Croatie-Serbie de 2015, la Cour réaffirme sa position et clarifie la nature de l’intention spéciale nécessaire pour prouver le crime de génocide :
« 148. La Cour rappelle que, dans le passage en cause de son arrêt de 2007, elle envisageait la possibilité d’admettre la preuve indirecte d’une intention génocidaire en procédant par voie de déduction. La notion de « raisonnable » doit nécessairement être considérée comme se trouvant implicitement incluse dans le raisonnement de la Cour. En effet, écrire que, « pour qu’une ligne de conduite puisse être admise en tant que preuve d’une [intention génocidaire], elle d[oit] être telle qu’elle ne puisse qu’en dénoter l’existence », revient à considérer que, pour déduire l’existence du dolus specialis d’une ligne de conduite, il faut et il suffit que cette conclusion soit la seule qui puisse raisonnablement se déduire des actes en cause. Interpréter autrement le paragraphe 373 de l’arrêt de 2007 rendrait impossible de tirer des conclusions par voie de déduction. En conséquence, le critère appliqué par la chambre de première instance du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie dans le jugement rendu dans l’affaire Tolimir est en substance identique à celui défini par la Cour dans l’arrêt de 2007. » 4
En somme, s’il y a deux motivations possibles à l’accomplissement d’un crime, on ne peut pas facilement retenir la qualification de crime de génocide.

C’est le contexte dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. Je ne peux pas parler de l’affaire Gambie contre Myanmar, car je suis conseil dans cette affaire. J’ai été également conseil pour l’affaire de l’auto-détermination de la Palestine, à propos de laquelle la Cour internationale de justice a donné son avis consultatif en juillet dernier, mais je ne suis pas conseil dans l’affaire qui oppose l’Afrique du Sud et Israël, qui donne lieu aux débats contemporains, et peux donc en parler un plus ouvertement. Je vais essayer d’expliquer les trois ordonnances de la Cour des derniers mois, de la façon la plus neutre possible, pour montrer qu’il existe un fossé entre la manière dont ces affaires ont été traitées dans les médias et ce que la Cour a dit et a voulu dire.
L’Afrique du Sud commence une affaire le 29 janvier 2024, sur la base de la Convention sur le crime de génocide. Le contexte est celui du 7 octobre 2023. Israël considère prendre des mesures pour se protéger contre de futurs actes. Trois mois plus tard, l’Afrique du Sud tente une action pour génocide contre Israël. Rappelons que l’Afrique du Sud ne peut pas attaquer Israël pour crimes de guerre ou crimes contre l’humanité, car la Cour internationale de justice n’a pas de compétence pour en juger. Depuis, la Cour a adopté plusieurs ordonnances qui prévoient des mesures provisoires. La première ordonnance est prise le 26 janvier :
« L’État d’Israël doit, conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention, en particulier les actes suivants : l’État d’Israël doit prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide à l’encontre des membres du groupe des Palestiniens de la bande de Gaza ».
Ce passage vise les paroles de certaines personnalités politiques israéliennes à propos de Gaza, mais la formulation ne revient pas à considérer que ces personnalités ont effectivement incité à un crime de génocide. Le texte est écrit de façon très précise. L’ordonnance se poursuit :
« L’État d’Israël doit prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza ».
Pour comprendre ce texte, il faut également lire les opinions séparées et dissidentes des juges impliqués. Un juge qui m’intéresse pour comprendre (peut-être) la pensée de la Cour est le juge allemand, Georg Nolte, qui a voté en faveur de chacune des ordonnances. Voici ce qu’il écrit à propos de la décision du 26 janvier 2024 :
« 8. Il convient de garder à l’esprit que « la composante propre du génocide », qui distingue celui-ci d’autres actes criminels (par exemple, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre), est l’existence d’une « intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». La Cour a établi des critères exigeants pour pouvoir conclure formellement, au stade du fond, à l’existence d’une intention génocidaire. En l’absence de « plan général tendant à cette fin », l’« intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe protégé » ne peut se déduire de la « ligne de conduite » que si c’est « la seule déduction raisonnable qui puisse être faite » des actes en question. […] 13. Compte tenu de ce qui précède, je ne suis pas persuadé que l’Afrique du Sud ait démontré de façon plausible que l’opération militaire mise en œuvre par Israël était, en tant que telle, sous-tendue par une intention génocidaire […] 15. Même s’il ne me semblait pas plausible que l’opération militaire fût sous-tendue par une intention génocidaire, j’ai voté en faveur des mesures indiquées par la Cour. Celle-ci n’était nullement tenue, pour indiquer ces mesures, de conclure que l’opération militaire mettait en question, en tant que telle, des droits plausibles des Palestiniens de la bande de Gaza. Ma décision de voter en faveur des mesures indiquées repose sur l’affirmation plausible de l’Afrique du Sud selon laquelle certaines déclarations émanant de représentants de l’État israélien, dont des membres de son armée, donnaient lieu à un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable fût causé aux droits garantis aux Palestiniens par la convention sur le génocide (voir les paragraphes 50 à 52 de l’ordonnance). À ce stade de la procédure, il n’était pas nécessaire de déterminer si de telles déclarations devaient être qualifiées d’« incitation directe et publique à commettre le génocide » au sens de la littera c) de l’article III de la convention sur le génocide. » 5
Le juge Nolte ne dit pas qu’il est plausible qu’il y ait un génocide, mais il vote tout de même pour l’ordonnance.
Les journaux ont retenu qu’il était plausible qu’il y ait un génocide. Ce n’est pas exactement ce que voulaient dire les juges.
Le 28 mars 2024, la Cour a produit une seconde ordonnance :
« L’État d’Israël doit, conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, et au vu de la dégradation des conditions de vie auxquelles sont soumis les Palestiniens de Gaza, en particulier de la propagation de la famine et de l’inanition : prendre toutes les mesures nécessaires et effectives pour veiller sans délai, en étroite coopération avec l’Organisation des Nations Unies, à ce que soit assurée, sans restriction et à grande échelle, la fourniture par toutes les parties intéressées des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence, notamment la nourriture, l’eau, l’électricité, le combustible, les abris, les vêtements, les produits et installations d’hygiène et d’assainissement, ainsi que le matériel et les soins médicaux […] ».
Le juge Nolte vote pour les mesures de l’ordonnance et écrit dans son opinion séparée :
« 6. Or la Cour, dans la présente ordonnance, conclut non seulement que la situation humanitaire s’est détériorée depuis le 26 janvier 2024, mais que la privation prolongée et généralisée de nourriture est désormais « d’une gravité exceptionnelle » (par. 22). Pour arriver à cette conclusion, elle s’appuie sur les meilleures sources d’information publiques disponibles, et qui sont manifestement fiables, d’après lesquelles la famine est imminente, comme en témoigne le nombre considérable de personnes déjà mortes de faim (par. 19 et 20). Selon moi, les circonstances qui sont exposées dans la présente ordonnance vont au-delà de ce que la Cour envisageait, dans son ordonnance du 26 janvier 2024, lorsqu’elle a dit que la situation « risqu[ait] fort de se détériorer encore » (par. 72). Ces circonstances constituent plutôt un changement d’ordre qualitatif dans la situation, qui est exceptionnel. Elles reflètent également un risque plausible de violation de droits pertinents au titre de la convention sur le génocide. » 6
Le 24 mai 2024, une troisième ordonnance est prise par la Cour internationale de justice :
« L’État d’Israël doit, conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, et au vu de la dégradation des conditions d’existence auxquels sont soumis les civils dans le gouvernorat de Rafah : Arrêter immédiatement son offensive militaire, et toute autre action menée dans le gouvernorat de Rafah, qui serait susceptible de soumettre le groupe des Palestiniens de Gaza à des conditions d’existence capables d’entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; Maintenir ouvert le point de passage de Rafah pour que puisse être assurée, sans restriction et à grande échelle, la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence. » 7
Le juge Nolte écrit dans son opinion à ce sujet :
« 16. En l’espèce, je concours à dire que le drame humanitaire absolu qui se déroule à Rafah et aux alentours en conséquence de l’offensive militaire israélienne lancée le 7 mai 2024, ainsi que le manque de clarté concernant ce qu’Israël appelle des « zones humanitaires désignées », justifient une précision des mesures indiquées le 26 janvier et le 28 mars 2024. 17. Pour formuler cette précision, il n’est pas nécessaire de juger plausible que l’offensive militaire actuelle à Rafah, ou plus généralement l’opération militaire dans la bande de Gaza, soit menée avec une intention génocidaire. Je ne suis toujours pas convaincu, en effet, que les éléments de preuve présentés à la Cour fournissent des indices plausibles portant à croire qu’Israël conduit cette opération militaire avec une telle intention. […] 25. Pour cette raison, j’ai estimé qu’il était justifié que la Cour précise que les ordonnances rendues le 26 janvier et le 28 mars 2024 limitent l’offensive militaire actuellement menée à Rafah dans la mesure où celle-ci pourrait porter atteinte aux droits que le peuple palestinien tient de la Convention sur le génocide, notamment celui de satisfaire ses besoins humanitaires fondamentaux. L’ordonnance de la Cour ne vise pas les opérations militaires menées hors de Rafah, et la mesure qui impose à Israël d’arrêter son offensive militaire actuelle à Rafah est subordonnée à la nécessité d’empêcher que ne prévalent des « conditions d’existence capables d’entraîner [la] destruction physique totale ou partielle » du groupe des Palestiniens de Gaza. Cette mesure ne concerne donc pas les autres actes d’Israël qui n’impliquent pas un tel risque ».
Il y a un gouffre entre la couverture des journaux, dans le monde européen, dans le monde arabe, dans le monde entier, et ce que la Cour a effectivement ordonné.
Si la Cour, dans dix ans, était amenée à statuer sur la qualification de ce qui s’est passé à Gaza, il est possible que ceux qui argumentent aujourd’hui en faveur de la qualification de génocide risque d’etre déçus, de la même manière que l’ont été par le passé ceux qui défendaient la qualification de génocide pour l’affaire de la Croatie contre la Serbie, quand la Cour a considéré qu’il n’y avait pas de génocide au sens juridique. Les Croates étaient déçus en 2015, car les Bosniaques avaient obtenu la qualification de génocide pour Srebrenica, tandis que les Croates n’ont obtenu, entre les lignes, pour Vukovar « qu’un » crime contre l’humanité et un crime de guerre.
La question de la hiérarchie que l’on établit entre ces qualifications se pose alors.
À mes yeux, si on tue 10 000 personnes, que ce soit un crime de guerre, ou un crime contre l’humanité, ou un crime de génocide, il s’agit dans tous les cas d’atrocités épouvantables et illégales. Toutefois, le système que nous avons mis en place crée de fait — mais pas en droit — une hiérarchie qui renforce les problèmes existants et en crée de nouveaux. Tout cela découle des bonnes intentions de Monsieur Lemkin. Le travail qu’il a fait en 1945 a dû être mené rapidement, sans réfléchir aux conséquences à long terme des qualifications.
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Je voudrais conclure ces analyses par plusieurs réflexions finales.
Premièrement, il existe un fossé entre la compréhension publique du terme génocide — le meurtre de nombreuses personnes — et sa signification juridique, et les conséquences qui découlent de ce fossé. C’est un problème.
Deuxièmement, le génocide a fini par être considéré comme le « crime des crimes », ce qui n’est pas le cas. Un crime de guerre n’est pas moins sérieux qu’un génocide. Un crime contre l’humanité n’est pas moins grave qu’un génocide. Dans la pensée du grand public, le génocide est le crime des crimes. Est-ce parce que le mot inventé par Lemkin a une sorte de magie, par rapport au crime de guerre, ou au crime contre l’humanité, qui semblent des concepts plus techniquement juridiques, et qui n’évoquent pas, dans l’imagination, au moins du même façon, l’horreur ? Ou bien est-ce parce que le génocide est le seul qui implique la protection des groupes — or nous considérons qu’une atteinte à un groupe est plus grave qu’une atteinte à beaucoup d’individus ? En Angleterre, lors du Holocaust Memorial Day, nous commémorons la Shoah et d’autres actes atroces. En tant que membre du comité consultatif, j’ai demandé il y a quatre ou cinq ans comment choisir les actes commémorés. Ils m’ont dit qu’ils avaient fait une consultation internationale via le Foreign Office, et qu’il y avait deux conditions : d’abord, les atrocités doivent avoir eu lieu après 1945, au moment où le concept de génocide a été inventé. C’est pratique pour le Royaume-Uni et la France — car cela permet de mettre de côté le colonialisme et l’esclavage ! Ensuite, il faut qu’un tribunal international ait statué que tel ou tel crime est un génocide. Cela revient à commémorer Srebrenica, où il y a eu 8 000 morts, mais pas les trois millions de morts de la guerre du Congo, qui a eu lieu au même moment.
Je crains fort que l’invention du terme génocide et son incorporation dans notre lexique juridique n’entraînent les conséquences mêmes qu’ils étaient censés prévenir.
Philippe Sands
Troisièmement, l’utilité d’avoir une barre aussi haute pour prouver le génocide — en démontrant qu’il doit s’agir de la seule intention qui puisse être raisonnablement déduite — minimise ses effets. Les psychologues me disent qu’aucun être humain n’a une motivation unique. Israël avait le droit de se défendre. S’ils tuent de milliers de personnes pour se défendre, il y a sûrement une illégalité, mais s’agit-il pour autant d’un génocide ? La Cour répond : uniquement s’il s’agit de la seule intention possible. Si on a une double intention — auto-défense et élimination d’une population —, ce sera plus difficile de prouver un génocide, au moins dans le sens juridique.
Quatrièmement, Lauterpacht craignait dès 1945 qu’en réifiant la protection du groupe dans la loi, le concept de génocide n’engendre les conditions mêmes qu’il était censé traiter, à savoir l’aggravation des conflits entre groupes. Lauterpacht craignait que le concept de génocide conduise à remplacer la tyrannie des États par la tyrannie des groupes. C’est ce que nous sommes en train de vivre, je le crains. Dans Retour à Lemberg, je suis, tout au long du livre, plutôt du côté de Lauterpacht, c’est-à-dire du côté de la protection des individus. Puis à la fin du livre, je me trouve face à un charnier où 3 500 personnes ont été tuées le 25 mars 1943, dont la famille de mon grand-père et la famille de Lauterpacht. À ce moment-là, j’ai compris. Impossible d’y être et ne pas avoir un sentiment de compréhension du travail de Lemkin. Nous sommes tous membres de groupes attaqués. Le problème fondamental est la tension entre l’individu et le groupe.
Pour conclure, on peut se demander dans quelle direction aller puisque les atrocités vont continuer et qu’il faut trouver un moyen d’éviter que le système que nous avons créé renforce la haine entre les groupes, d’éviter que le concept de génocide conduise à renforcer les sentiments de groupe et à augmenter le nombre potentiel de génocides à l’avenir.
Je salue donc le travail remarquable de Lemkin, mais il a eu des conséquences inattendues.
Je crains fort que l’invention du terme génocide et son incorporation dans notre lexique juridique n’entraînent les conséquences mêmes qu’ils étaient censés prévenir : en gravant dans le marbre la réification du groupe, ils ont rendu plus probable le fait que l’on se monte les uns contre les autres.
Sources
- Ce texte est celui de la conférence prononcée par Philippe Sands en tant que titulaire de la deuxième Conférence Pierre Hassner/ Pierre Hassner Lectures de l’École normale supérieure le 28 janvier 2025. Philippe Sands succédait à Constantin Sigov qui avait prononcé la première Conférence Pierre Hassner, a été présenté et est entré en dialogue à cette occasion avec Perrine Simon-Nahum et Marc Crépon, professeurs au Département de Philosophie de l’ENS, membres du comité scientifique des Conférences Pierre Hassner.
« Pourquoi l’École normale supérieure organise-t-elle chaque année des conférences qui portent le nom de Pierre Hassner, sur le modèle des « lectures » nommées d’après une grande figure, dans tant de grandes universités internationales ? La réponse est simple et se trouve dans le texte de Constantin Sigov qui a inauguré ces conférences (accompagnées pour la première d’un colloque sur Pierre Hassner lui-même). Il s’agit d’incarner la géopolitique, mais aussi la philosophie politique, dans les crises contemporaines. Toutes ces crises ébranlent la carte mais aussi les principes : comment les décrire sans perdre la boussole ? C’est ce que faisait Pierre Hassner de son vivant. C’est ce que fera chaque année, de manière personnelle et engagée, autant que réflexive et théorique, une invitée ou un invité international, choisi par un comité scientifique, qui réunit des professeurs de l’École normale supérieure, des chercheurs français et internationaux et le Grand Continent. Ce sont des rendez-vous prestigieux, mais aussi des repères dans la désorientation du monde. » (Frédéric Worms, directeur de l’École normale supérieure-PSL) - Raphael Lemkin, Axis Rule in Occupied Europe : Laws of Occupation, Analysis of Government, Proposals for Redress, Carnegie Endowment for International Peace, 1944.
- Application of the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide (Bosnia and Herzegovina v. Serbia and Montenegro), Judgment, I.C.J. Reports 2007 (I), p. 196-197, para. 373.
- Croatia brought a case against Serbia : Application of the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide (Croatia v. Serbia), Judgment, I.C.J. Reports 2015 (I), p. 67, para. 148.
- Cour internationale de justice, Déclaration du Juge Nolte, 26 janvier 2024.
- Cour internationale de justice, Opinion séparée du Juge Nolte, 28 mars 2024.
- Cour internationale de justice, Ordonnance du 24 mai 2024.