English version available at this link

Trois ans après le début de l’invasion à grande échelle, l’Ukraine, l’agressé, est désormais traitée plus durement par les États-Unis que l’agresseur, la Russie. Trump décrit Zelensky comme un « dictateur » et l’accuse d’empêcher la tenue d’élections pendant  Kiev est poussé à accepter un traité inégal sur ses ressources. L’Union européenne a-t-elle les moyens d’inverser ce scénario ?

L’Union dispose de tous les outils pour agir. Les fondements du droit international et de l’ordre international sont toujours là. Nous n’avons pas oublié qui est l’agresseur et qui est la victime. Notre rôle en tant qu’Européens est de maintenir l’ordre dans le monde et d’expliquer qui est responsable de quoi. 

Nous devons assumer la responsabilité de faire plus et d’expliquer à nos amis américains que certaines choses qu’ils présentent comme des faits ne sont pas exactement telles qu’ils les décrivent. 

En premier lieu, le soutien de l’Union. Notre soutien collectif européen est plus important que celui des États-Unis. Cela étant dit, ce n’est pas suffisant — nous devons faire plus pour que l’Ukraine l’emporte. Nous devons rester unis et maintenir notre position de sanctions et de soutien militaire. Nous devons maintenir la pression sur la Russie, car c’est elle l’agresseur. Il faut appeler un chat un chat : ce n’est pas un « conflit », ce n’est pas une guerre qui aurait commencé pour des raisons inconnues — nous savons pourquoi elle a démarré et qui l’a commencée : la Russie de Poutine a envahi un pays démocratique parce que son peuple avait décidé de s’éloigner de Moscou. 

Notre devoir est de le dire clairement et d’être du bon côté de l’histoire : nous serons tous jugés sur nos actions sur l’Ukraine.

Une fois la paix rétablie et la loi martiale levée, des élections libres et équitables seront organisées en Ukraine — comme ce fut d’ailleurs le cas lors de l’élection démocratique du président Zelensky.

Kęstutis Budrys

La position de l’Europe sur l’organisation et la tenue d’élections en Ukraine a-t-elle changé à la suite des commentaires du président Trump ?

Je trouve ce discours dangereux : il vise à créer des tensions internes et à déstabiliser l’Ukraine.

Les Ukrainiens sont restés unis pendant la guerre parce qu’ils comprennent que la priorité est de défendre leur pays contre l’agresseur. L’idée que Zelensky serait en train de devenir un dictateur fait le jeu de la Russie : Moscou aimerait voir émerger des tensions en Ukraine car cela pourrait permettre à Poutine de réaliser ce qu’il n’a pas réussi à faire sur le champ de bataille. 

Nous ne doutons pas qu’une fois la paix rétablie et la loi martiale levée, des élections libres et équitables seront organisées en Ukraine — comme ce fut d’ailleurs le cas lors de l’élection démocratique du président Zelensky. 

Lorsqu’un pays est en guerre, qu’il se concentre sur sa défense, qu’il compte un million d’hommes et de femmes en uniforme, que plus de 7 millions de ses ressortissants ont quitté le pays et que les frontières sont fermées, il est extrêmement compliqué d’organiser des élections. Je ne parle même pas de politique : je parle de l’infrastructure qu’il faut mettre en place pour organiser un scrutin dans ces conditions. Le fait que ces élections aient été reportées est compréhensible. 

Êtes-vous surpris que le débat se soit concentré sur la personnalité du président Zelensky et pas tellement sur Vladimir Poutine ? 

Ce débat est contre-productif : la question de la légitimité est importante et l’issue des discussions en dépendra, mais nous devons mettre de côté cette histoire autour de la personnalité de Zelensky parce qu’elle ne va pas au cœur du problème.

La priorité est de créer une dissuasion forte et définitive contre la Russie. Poutine aime parler des origines de cette guerre : ses racines sont l’impérialisme russe.

La Russie ne peut accepter que l’Union soviétique se soit effondrée et n’existe plus. C’est un pays impérialiste, qui ne peut admettre l’indépendance et la souveraineté d’aucun de ses voisins. Ce n’est pas seulement mon avis : tous les pays limitrophes de la Russie vous le diront. Ils ont été impliqués dans des guerres dans toutes les directions depuis 1991.

C’est à ce genre de comportement que nous devons mettre fin en Europe et en Ukraine.

L’Union et ses États membres ont été tenus à l’écart des négociations entre les États-Unis et la Russie. Comment comptez-vous changer cela et que pourrait apporter Bruxelles à la table des négociations ?

La réponse est très simple : actifs gelés et soutien militaire à long terme. 

Mes homologues sont déçus que l’Europe n’ait pas été impliquée dans ces discussions. Ils avaient pourtant répété : rien sur l’Ukraine sans l’Ukraine, rien sur l’Europe sans l’Europe. Mais arrêtons de nous plaindre. Nous voulons en être ? Alors travaillons dur pour obtenir un siège à la table. On ne se fait pas « inviter » à la table de négociations. C’est à nous de prouver que nous sommes un acteur géopolitique capable de produire des résultats. La Russie n’est pas très inquiète par les déclarations et les mots de soutien — elle est intéressée par ce qu’elle voit et ce qu’elle expérimente réellement sur le champ de bataille.

La Russie de Poutine est un pays impérialiste, qui ne peut admettre l’indépendance et la souveraineté d’aucun de ses voisins.

Kęstutis Budrys

Je suis convaincu que la combinaison de la fourniture d’armes supplémentaires et de la saisie des actifs gelés de la Russie en faveur de l’Ukraine peut changer l’issue de ces négociations.

Cela permettrait également de démanteler l’un des objectifs stratégiques de l’invasion russe, à savoir la démilitarisation du pays. Si nous nous engageons à fournir un financement et un soutien militaire à long terme, nous ferons en sorte que non seulement l’Ukraine ne soit pas démilitarisée, mais qu’elle soit équipée au point de pouvoir dissuader la Russie. 

C’est le contraire de ce que veut Poutine et cela donnera à l’Europe une voix à la table des négociations. J’avoue avoir du mal à comprendre pourquoi nous sommes frustrés que l’Europe n’ait pas sa place dans les négociations : pourquoi serions-nous invités si nous ne changeons pas notre approche et n’en faisons pas plus ?

Êtes-vous favorable à la confiscation totale des actifs gelés de la Russie ?

Absolument, oui. Nous avons présenté nos arguments juridiques et notre évaluation des différentes manières de procéder. Je ne dis pas que la tâche est facile, mais je ne pense pas qu’elle soit impossible. Si nous nous y mettons, je suis persuadé que nous trouverons une solution. 

Cela ne risque-t-il pas d’affaiblir l’euro ?

Bien sûr, il y aura des risques financiers et juridiques, mais nous pouvons les atténuer ensemble.  Si l’on veut parler de risque, parlons surtout de celui d’un retour de la guerre en Europe car cela se passe à nos frontières. Si nous voulons changer la donne dans ces négociations, c’est l’outil qu’il nous faut.

Je ne peux tout simplement pas accepter que la confiscation des actifs russes gelés soit écartée de la discussion. 

Je ne suis pas d’accord avec ce postulat et je sais que nombre de nos homologues autour de la table ne le sont pas non plus. En fin de compte, c’est de notre sécurité qu’il s’agit. Nous trouverons les moyens de réduire les risques financiers ensemble. 

L’adhésion de l’Ukraine à l’Union pourrait-elle changer la donne ? Les présidents von der Leyen et Costa ont laissé entendre que ce processus pourrait être accéléré. Comment ? 

La place de l’Ukraine est dans l’Union et je suis d’accord pour dire que ce processus doit et peut être accéléré. 

Contrairement à l’adhésion à l’OTAN — que les États-Unis ne considèrent pas comme une solution immédiate, même s’ils restent convaincus qu’il s’agit du moyen le plus rapide et le moins coûteux de garantir la sécurité et la paix en Ukraine — seuls les États membres décident de l’élargissement de l’Union.

La Russie craint ce que nous faisons — pas ce que nous disons.

Kęstutis Budrys

Nous avons avancé la date de 2030 pour l’adhésion de l’Ukraine. Nous pensons qu’avoir une date est important car cela nous oblige à nous mobiliser. De nombreux facteurs entrent en jeu et ce n’est pas un processus facile. Mais nous devrions faire tout ce qui est en notre pouvoir pour aider les Ukrainiens à se réformer et à alléger le fardeau administratif. C’est un processus dans lequel ils peuvent apprendre de notre expérience. 

Soyons réalistes : je ne m’attends pas à ce que l’élargissement soit l’un des éléments discutés à la table des négociations pour le moment, mais ce serait un résultat tangible pour l’Ukraine, surtout dans le contexte de trois années de guerre et de frustration à l’égard de l’Occident. Dans cette atmosphère, où certains se demandent combien de temps nous resterons aux côtés de l’Ukraine, si nous pensons ce que nous disons, l’adhésion est très importante.

L’Union a insisté sur le fait qu’elle maintiendrait également la pression sur la Russie par le biais de sanctions, même si les États-Unis suggèrent que des concessions sur ce front devront être faites dans le cadre des négociations. Dans quelle mesure êtes-vous convaincu que ces sanctions resteront en place ?

Nous maintenons nos sanctions et cela ne changera pas. 

Nous venons d’adopter le seizième paquet de sanctions contre la Russie : j’ai été déçu qu’il n’inclue pas une interdiction totale des importations de GNL russe, mais mon approche est de me concentrer sur le prochain paquet. Nous avons encore des outils sur la table qui pourraient être utilisés pour augmenter la pression sur la Russie. C’est très important dans le contexte des négociations de paix : le Kremlin doit ressentir cette pression pour être contraint de faire des concessions.

L’éloignement entre l’Union et les États-Unis est-il inévitable ?

Nous devons modifier notre approche pour qu’elle reflète les intérêts communs : c’est le langage que Washington utilise ces jours-ci. Il est important de parler de valeurs, mais nous devons également souligner que nous avons des intérêts communs à rester unis. 

Dans le langage des intérêts, nous devons élaborer un programme positif avec les États-Unis en matière de défense, de commerce, d’énergie, de coopération technologique, de partage du fardeau des engagements en matière de sécurité. En Europe, nous avons aussi nos intérêts. Nous devrions être clairs sur nos intérêts, tout comme les États-Unis le sont sur les leurs.

L’OTAN, ce n’est pas que l’article 5. C’est aussi l’article 3 — qui prévoit qu’il ne doit pas y avoir de resquilleurs. 

Kęstutis Budrys

Notre intérêt est de créer une société plus prospère grâce au commerce et de renforcer notre sécurité. Pour la Lituanie, les relations transatlantiques sont très importantes, de même que notre engagement dans l’Alliance. Pour le flanc oriental, il s’agit d’une question existentielle. Nous pensons que nous devons continuer à favoriser cette relation et à trouver un terrain d’entente avec nos alliés. 

Je ne crois pas que nous devions nous désengager, même si certains de nos rivaux le souhaitent.

L’article 5 du traité repose sur l’idée que les alliés seraient prêts à se défendre mutuellement selon le principe de la sécurité commune et de la solidarité. Dans un monde transactionnel, croyez-vous encore à l’Alliance ?

Ce n’est pas une question de croyance, c’est une question de volonté : nous travaillons et augmentons nos ressources pour rendre cette Alliance encore plus forte. Bien sûr, nous avons confiance en l’OTAN. Nous ne remettons pas en question la valeur de cette Alliance : si nous le faisions, nous devrions remettre en question notre architecture de sécurité et tous les engagements que nous avons pris en matière de sécurité.

L’OTAN, ce n’est pas que l’article 5. C’est aussi l’article 3 — qui prévoit qu’il ne doit pas y avoir de resquilleurs.

Les alliés ont le devoir d’investir dans la défense. Et nous y croyons. C’est pourquoi nous avons annoncé qu’en Lituanie, nous dépenserons entre 5 et 6 % du PIB pour la défense entre 2026 et 2030. Nous ne pouvons pas compter uniquement sur les contributions de nos alliés. Si nous voulons renforcer l’OTAN, nous savons ce qu’il nous reste à faire. 

La Russie craint-elle encore l’OTAN ?

La Russie craint ce que nous faisons — pas ce que nous disons. C’est ainsi qu’ils fonctionnent. Ils doivent le voir pour le croire, le sentir. 

Des brigades sur le flanc oriental : voilà ce qu’ils craignent. 

Nous voir contribuer à renforcer l’OTAN : voilà ce qu’ils craignent.

Le respect par la Russie de la ligne rouge que constitue l’OTAN dépend entièrement de nous.