1 — Une « victoire » en trompe-l’œil pour la CDU/CSU
Sans surprise, Friedrich Merz et la CDU/CSU sont présentés comme les « vainqueurs » du scrutin de dimanche.
Ce constat est à la fois vrai et faux. Il est vrai dans la mesure où ils sont arrivés en tête avec 28,5 % des voix et qu’ils vont exercer la direction du gouvernement fédéral. Mais il est aussi partiellement faux. Il s’agit en effet d’un résultat en trompe-l’œil qui se révèle de fait assez inquiétant, pour peu qu’on l’analyse dans une perspective de temps long.
Si l’on excepte bien évidemment le désastre de 2021, ce score est le plus faible depuis les élections fédérales de 1949. Pour un courant politique qui était encore capable de réunir 41,5 % des électeurs aux élections de 2013, le résultat d’hier est évidemment très décevant.
Il est d’autant plus préoccupant que les chrétiens-démocrates se trouvaient dans l’opposition à une coalition et à un chancelier très impopulaires, dans un contexte de crise, habituellement plutôt favorable aux opposants. Autrement dit, il ne sera pas aisé pour Friedrich Merz et pour les chrétiens-démocrates d’inverser une tendance baissière débutée à la fin des années 1980 et que la montée en puissance de l’AfD pourrait encore accélérer.
2 — L’AfD est en train de cannibaliser l’espace conservateur
À l’inverse, l’extrême-droite allemande bénéficie d’une réelle dynamique.
Par rapport aux dernières élections fédérales, elle gagne 10,4 points et double son score en pourcentage, le tout dans un contexte de participation record.
L’AfD continue ainsi de progresser par rapport aux élections européennes de juin dernier, où elle avait obtenu 15,9 %, ce qui constituait déjà pour elle un niveau record. Elle confirme ainsi également les très bons scores obtenus lors d’élections partielles dans les länders de l’Est du pays. Le parti conduit par Alice Weidel est incontestablement en forte dynamique. Comme le révélait notre sondage réalisé la semaine dernière, cette progression se réalise presque exclusivement sur les segments les plus conservateurs de l’électorat. Le vote en faveur de l’AfD se révèle à la fois très concentré et très élevé dans les groupes les plus polarisés sur le conservatisme et les enjeux identitaires : hostilité aux migrants, rejet du multiculturalisme et du progressisme sociétal, climato-relativisme et même climato-scepticisme assumé et revendiqué en sont les traits les plus caractéristiques.
Certains ont cherché à expliquer la progression de l’AfD par le contexte économique et des enjeux de pouvoir d’achat et d’inquiétudes face à la crise. Il est possible que la crise que traverse l’Allemagne ait favorisé le basculement de certains électeurs vers l’AfD, mais il est aussi essentiel de constater que seuls des électeurs se caractérisant par des attitudes anti-migrants et conservatrices marquées sont concernés par ce vote. Le choix du bulletin AfD ne saurait donc se réduire à l’expression d’un « vote contestataire ». Il est, au contraire, représentatif d’une adhésion assez profonde d’une partie conséquente de l’électorat aux positions du parti d’Alice Weidel et, par là-même, d’un vote ancré dans les clivages idéologiques qui aujourd’hui fracturent la société allemande.
Lors des élections de dimanche, au sein de cet électorat très conservateur, l’AfD a progressé au détriment de la CDU/CSU, du FDP, mais aussi du SPD. C’est cela qui explique le score décevant de la CDU/CSU, la déroute du FDP, ainsi que le score médiocre du SPD qui disparaît presque totalement de cet espace où il comptait encore une proportion significative d’électeurs en 2021.
3 — Même si elle pourrait gouverner, les bases électorales de la Grande Coalition (« GroKo ») sont de plus en plus fragiles
Grâce à l’absence au Bundestag du FDP et de BSW — à quelques milliers de voix près —, une Grande Coalition associant la CDU/CSU et le SPD reste possible.
C’est ce modèle de coalition qui a gouverné l’Allemagne entre 2005 et 2008 puis entre 2013 et 2021, sous la direction d’Angela Merkel. Pourtant, si cette formule se révèle « techniquement » possible, elle paraît de plus en plus fragile et comporte de plus en plus de risques politiques.
Les deux piliers historiques de la démocratie allemande sont fortement affaiblis : à eux deux, CDU/CSU et SPD représentaient près de 90 % des électeurs dans les années 1970, encore près de 70 % au milieu des années 2000, mais moins de la moitié en 2021 — pour la première fois — et à nouveau moins de la moitié (44,9 %) ce dimanche aux termes de cinq décennies de recul quasi-continu.
Dans le cadre de la polarisation qui affecte actuellement la société allemande, leur probable association dans une coalition gouvernementale les expose au risque de voir leur base sociale et électorale se réduire encore plus.
Ce type d’alliance n’est, en effet, viable électoralement que dans des sociétés se caractérisant par un haut niveau de consensus, de faibles divisions idéologiques et une concurrence réduite de la part d’autres forces politiques, en particulier sur les enjeux les plus saillants et les plus clivants. Le panorama qu’offre l’Allemagne aujourd’hui se révèle presque en tous points opposé et, surtout, les tendances à l’œuvre pourraient encore renforcer la polarisation en cours. Si tel était le cas, en gouvernant avec le SPD, la CDU/CSU prendrait le risque de voir les groupes les plus conservateurs et les plus hostiles aux migrants et aux politiques écologiques — en particulier les clusters que l’on a nommés Conservateurs, Antisystèmes et Patriotes — se détourner toujours plus de la démocratie-chrétienne en faveur de l’AfD.
Ce risque serait sans doute plus marqué encore dans le cas d’une coalition élargie aux Grunën, dans un pays où le clivage écologique est particulièrement fort et où l’électorat conservateur est particulièrement hostile aux politiques de transition. De son côté, le SPD aurait à gérer des problèmes symétriques, en particulier parmi les électeurs progressistes qui, ce dimanche, lui ont déjà bien souvent préféré les Verts et Die Linke.
Dans les années 1970, les deux piliers historiques de la démocratie allemande représentaient 90 % des électeurs. Aujourd’hui, moins de la moitié.
Jean-Yves Dormagen
4 — Le SPD perd sur tous les fronts électoraux
Avec les Libéraux, les Sociaux-Démocrates allemands sont les principales victimes électorales de la coalition « feu tricolore » : entre 2021 et 2025, ils reculent de 9,3 points passant de 27,7 % à 16,4 % des suffrages.
C’est le plus mauvais score obtenu par ce parti dans un contexte pleinement démocratique — et même un score plus mauvais que celui obtenu dans le cadre des élections faussées de 1933.
Comme le montrait notre sondage, le SPD est dans cette situation parce qu’il a reculé, parfois considérablement, sur tous les fronts électoraux. Il a perdu, on vient de l’évoquer, son électorat le plus conservateur au profit de l’AfD avec pour conséquence d’avoir quasiment disparu au sein de cet espace qui comporte une fraction des classes populaires lui étant jusqu’à présent restées fidèles. Il a perdu la bataille des groupes modérés et du centre au profit de la CDU/CSU, sans doute en raison de l’impopularité du chancelier Scholz et de la coalition « feu tricolore ». Et il a perdu la bataille de la gauche en reculant au sein de l’électorat le plus progressiste, le plus multiculturaliste et le plus écologiste.
Comme pour son partenaire et concurrent, la CDU/CSU, avec laquelle il s’apprête à gouverner, le défi s’annonce très grand : il lui faudra reconquérir des pans entiers de son électorat — tout particulièrement parmi les progressistes mais aussi les modérés — tout en devant assumer le bilan d’une action gouvernementale négociée avec les démocrates-chrétiens dans un contexte économique et international très difficile, on le sait, pour l’Allemagne.
En gouvernant avec le SPD, la CDU/CSU prendrait le risque de voir les groupes les plus conservateurs et les plus hostiles aux migrants et aux politiques écologiques se détourner toujours plus de la démocratie-chrétienne en faveur de l’AfD.
Jean-Yves Dormagen
5 — L’Allemagne expérimente l’ère de la grande polarisation électorale
L’ensemble des résultats de dimanche doit se comprendre à l’aune de la polarisation qui affecte la société allemande.
Cette polarisation se joue principalement sur l’axe des valeurs identitaires et culturelles et sur le triptyque : immigration, écologie, réformes sociétales. Elle se nourrit aussi, mais dans une bien moindre mesure, d’une remise en cause des élites passant par une attitude de défiance et de « dégagisme » dans une partie de la population, à dominante jeune et/ou populaire. Sans doute ces dynamiques sont-elles aussi favorisées par un contexte particulièrement morose et porteur d’incertitudes de toutes sortes, tant sur le plan économique que sur celui des relations internationales.
Le taux de participation record est un premier indicateur de cette polarisation : 82,5 %. On sait en effet que les scrutins les plus disputés, ceux dont les enjeux font l’objet d’une dramatisation intense, sont aussi les plus mobilisateurs.
Mais c’est la progression des partis positionnés le plus radicalement sur les principaux clivages — en l’occurrence le clivage sur les valeurs — qui en constitue la manifestation la plus nette.
Sur le pôle conservateur, on l’a vu, cette dynamique profite à l’AfD. Sur le pôle opposé, celui du progressisme et de l’écologie, elle permet à Die Linke de bénéficier d’une spectaculaire dynamique de fin de campagne et aux Verts d’être la seule composante de la coalition « feu tricolore » à ne pas s’effondrer.
Dans le cadre d’une campagne où l’immigration et les enjeux identitaires ont joué un rôle central et face des partis de gauche — tout particulièrement le SPD — s’apprêtant à gouverner avec une CDU/CSU elle-même droitisée pour contenir l’influence de l’AfD, une partie significative de l’électorat de gauche s’est repliée sur des votes d’affirmation en faveur du multiculturalisme, du progressisme et de l’écologie. Si l’on en croit les premières études réalisées, ce vote très ancré à gauche semble avoir été porté prioritairement par les jeunes et les femmes — confirmant l’émergence d’un gender gap électoral — tout particulièrement lorsque ces populations, souvent diplômées, résident dans les grandes villes.
Die Linke a ainsi obtenu près de 20 % des suffrages à Berlin. Cette défense des valeurs progressistes et de l’écologie, dans un contexte où celle-ci fait l’objet d’un puissant backlash, explique aussi la résistance relative des Verts, lesquels ne perdent « que » 3,2 points par rapport à 2021, dans le cadre d’une concurrence intense avec Die Linke sur les segments les plus progressistes de l’électorat ; une concurrence qui les a sans doute amenés à perdre des voix dans la toute dernière phase de la campagne.
Le vote très ancré à gauche semble avoir été porté prioritairement par les jeunes et les femmes.
Jean-Yves Dormagen
L’effondrement du FDP (Libéraux), qui passe de 11,5 à 4,3 % des suffrages et disparaît du Bundestag, s’inscrit, lui aussi, dans ce contexte global de polarisation. La coalition « feu tricolore » ne pouvait que lui être fatale : contrairement à ce que pourrait laisser penser sa situation de parti « pivot » du centre, son électorat de 2021 penchait nettement à droite, se recrutant essentiellement dans les six groupes (clusters) les plus conservateurs de la société allemande.
Il est probable qu’une partie de ses soutiens aient voté en sa faveur lors des fédérales de 2021 pour sanctionner sur la base de valeurs conservatrices les coalitions conduites par Angela Merkel, sans pour autant se porter à cette époque sur l’AfD. Quoi qu’il en soit, ses électeurs de 2021 étaient conservateurs, libéraux et hostiles aux politiques de transition. Dès lors, comment auraient-ils pu se reconnaître dans une coalition dirigée par le SPD et fortement influencée par les Verts ? Face au bilan du gouvernement d’Olaf Scholz, une partie d’entre eux est retournée vers la CDU/CSU quand d’autres sont allés nourrir les rangs électoraux de l’AfD.
Enfin, l’échec de BSW, le parti de Sahra Wagenknecht peut, lui aussi, se comprendre comme l’une des conséquences électorales de la grande polarisation sur les valeurs culturelles et identitaires.
BSW a fait la démonstration expérimentale qu’il n’est pas possible d’émerger à un niveau élevé en croyant pouvoir contourner ou en rusant avec le clivage sur les valeurs.
Jean-Yves Dormagen
Ce parti, rappelons-le, est né d’une scission de Die Linke, auquel il était reproché d’être trop concentré sur le progressisme sociétal et le multiculturalisme. BSW se voulait plus réaliste sur les enjeux migratoires — jusqu’à voter à quelques jours du scrutin une proposition de réforme sur l’immigration avec la CDU/CSU et l’AfD —, plus centré sur les questions sociales et économiques et plus favorable à la Russie. Ses positions étaient réputées être mieux ajustées aux classes populaires et mieux capables de concurrencer l’extrême-droite, tout particulièrement parmi les ouvriers. Force est de constater que le pari n’a, tout du moins provisoirement, pas fonctionné.
Tout d’abord comme le révélait notre sondage de la semaine dernière, BSW n’a pas significativement mordu sur les électorats de droite et, en particulier, sur celui de l’AfD. La plupart de ses voix lors des dernières Européennes tout comme ce dimanche sont issues de la gauche. Mais surtout, BSW a développé une offre qui est entrée en collision avec les dynamiques de fonds et les clivages les plus saillants. Pour le dire autrement, BSW a fait la démonstration expérimentale qu’il n’est pas possible d’émerger à un niveau élevé en croyant pouvoir contourner ou en rusant avec le clivage sur les valeurs. L’offre électorale mise en avant et incarnée par Sahra Wagenknecht n’a été jugée pleinement satisfaisante que par trop peu d’électeurs pour obtenir des élus au Bundestag — même si cela s’est joué à très peu de voix près : le graphique infra montre l’évolution de son résultat dans les dernières heures du dépouillement.
Si elle n’a trouvé quasiment aucun écho dans les groupes les plus progressistes qui lui ont préféré les Verts, Die Linke, voire le SPD, elle n’a pas non plus réussi à convaincre massivement des électeurs aux attitudes conservatrices et identitaires. Tout cela était, sans doute, inéluctable au regard de la polarisation en cours : pour les électeurs dont l’enjeu principal réside dans le rejet des migrants et des « étrangers », le « premier choix » électoral se porte logiquement sur un parti qui annonce qu’il fermera les frontières, qui considère le métissage comme une menace et qui n’hésite pas à se faire le chantre de la remigration.