« L’Allemagne mauvaise » et la « bonne Allemagne » : Thomas Mann inédit
Dans un ambitieux « morceau d’autocritique allemande », l’auteur de La Montagne magique proposait, depuis les États-Unis, une interprétation de la montée et de la chute du nazisme.
En ce jour d’élections, nous traduisons en français l’essai fulgurant où Thomas Mann tente de capturer l’essence d’un pays.
- Auteur
- Pierre Mennerat •
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- © Yousouf Karsh Estate

Initialement partisan de l’autorité et de l’Empire allemand, Thomas Mann écrit en 1918 un essai polémique intitulé Considérations d’un apolitique (Betrachtungen eines Unpolitischen) dans lequel il s’oppose à son frère Heinrich Mann, écrivain lui aussi, qui est engagé politiquement à gauche. Thomas Mann, auteur déjà célèbre pour les Buddenbrooks, est alors le héraut de la révolution conservatrice et de la théorie du Sonderweg allemand selon laquelle la démocratie n’est pas adaptable à « l’âme germanique ».
Mais la montée du nazisme force l’écrivain à succès, couronné en 1929 du Prix Nobel de littérature, à un exil hors d’Allemagne. Il s’installe d’abord en Suisse, puis aux États-Unis. Il s’y engage alors contre le nazisme, produit des émissions radiophoniques pour les alliés et œuvre pour organiser une forme de résistance spirituelle. Installé en Californie, il travaille à son Doktor Faustus, une œuvre qui tente d’analyser l’échec de l’humanisme et du libéralisme en Allemagne.
Thomas Mann tente dans ce discours intitulé L’Allemagne et les Allemands, prononcé fin mai 1945 à la bibliothèque du Congrès de Washington, de dresser un bilan spirituel, politique et intellectuel de l’Allemagne après son effondrement moral et matériel. Pour l’auteur, l’intériorité et le romantisme allemands sont centraux pour comprendre la tendance illibérale dans son histoire. La réforme protestante et le mouvement romantique auraient conféré à la liberté une définition trop spirituelle et pas suffisamment politique. Mais pour Mann, l’Allemagne, terre d’idées et d’arts, a cependant un rôle à jouer dans la mondialisation de l’après-guerre qui s’annonce.
Jeune homme, je pensais et je disais qu’après être venu au monde, il était bon et honorable de persévérer longtemps, de vivre une vie pleine et canonique, et, en tant qu’artiste, d’être fécond à tous ces moments. Mais j’avais très peu confiance en ma propre qualification et solidité biologiques, et l’endurance dont j’ai néanmoins fait preuve m’apparaît moins comme une preuve de ma propre patience vitale que comme une preuve de la patience du génie de la vie à mon égard — quelque chose d’immérité, un acte de grâce. Et la grâce est toujours étonnante et inattendue. Celui qui en fait l’expérience croit rêver.
Il me semble que c’est un rêve d’exister et d’être ici. Il faudrait que je sois autre chose qu’un poète pour l’accepter comme une évidence. Il suffit d’un peu de fantaisie pour trouver la vie fantastique. Comment suis-je arrivé ici ? Quelle vague de rêve m’a emporté du coin le plus reculé de l’Allemagne, où je suis né et où, après tout, j’appartiens, dans ce pays, pour y vivre en tant qu’Américain, parlant à des Américains ? Ce n’est pas que je trouve cela déplacé. Au contraire, je l’approuve pleinement — le destin en a décidé ainsi. Dans l’état actuel des choses, mon type de germanisme est parfaitement à l’aise dans l’hospitalière Panopolis, l’univers racial et national appelé Amérique. Avant de devenir américain, j’ai été autorisé à être tchèque. C’était très aimable et méritait ma gratitude, mais cela n’avait pas de raison d’être. De même, il me suffit d’imaginer que je suis devenu Français, Anglais ou Italien pour constater avec la plus grande satisfaction à quel point je suis devenu Américain. Tout autre choix aurait signifié un éloignement trop étroit et trop définitif de mon existence. En tant qu’Américain, je suis un citoyen du monde — et cela correspond à la nature originelle de l’Allemand, malgré son isolement, sa timidité face au monde, et il est difficile de dire si cette timidité est enracinée dans l’arrogance ou dans un provincialisme inné, un complexe d’infériorité sociale internationale — probablement dans les deux à la fois.
Mann fait ici allusion à son exil. Quittant en 1933 l’Allemagne pour la Suisse et la France, Mann est déchu de sa nationalité par décret par le régime nazi en 1936. Il reçoit alors la nationalité tchèque du gouvernement d’Edvard Benes. Mais il choisit ensuite de s’installer aux États-Unis. A partir de 1937 il réside avec d’autres artistes allemands exilés à Pacific Palisades dans la région de Los Angeles, ce même quartier qui a été ravagé par les flammes à l’hiver 2024-2025. Il y rédige son Doktor Faustus, une œuvre sombre qui peut être lue comme une allégorie de la chute de l’Allemagne dans le totalitarisme. Le personnage principal, Adrian Leverkühn, symbolise la déchéance morale et intellectuelle de l’Allemagne sous le nazisme, et le passage d’un humanisme éclairé à un nihilisme tendant vers la mort. Ces thèmes se retrouvent évidemment dans le discours écrit et prononcé en même temps que Mann travaille à son livre. L’écrivain, naturalisé américain avec sa femme en 1944, rentre cependant en Europe. Il meurt à Zürich en 1955, âgé de 80 ans.
Je vais écrire ici sur l’Allemagne et les Allemands — une entreprise risquée, non seulement parce que le sujet est si complexe, si inépuisable, mais aussi en raison des émotions violentes qui l’entourent aujourd’hui. Le traiter de manière purement psychologique, sine ira et sine studio, paraîtrait presque immoral au regard de l’innommable que cette malheureuse nation a fait subir au monde. Un Allemand devrait-il éviter ce sujet aujourd’hui ? Mais je n’aurais guère su quel autre sujet choisir et, au-delà, il n’est guère possible de concevoir une conversation dépassant le cadre purement personnel aujourd’hui qui ne tournerait pas inévitablement autour du problème allemand, de l’énigme du caractère et du destin de ce peuple qui a indéniablement donné à l’humanité beaucoup de choses grandes et belles et qui, pourtant, a maintes fois imposé des fardeaux fatals au monde. L’horrible destin de l’Allemagne, l’énorme catastrophe dans laquelle son histoire moderne culmine aujourd’hui, nous oblige à nous y intéresser, même si cet intérêt est dénué de sympathie. Toute tentative de susciter la sympathie, de défendre et d’excuser l’Allemagne, serait certainement une entreprise inappropriée pour quelqu’un qui est né en Allemagne aujourd’hui. Jouer le rôle du juge, maudire et condamner son propre peuple en accord avec la haine incommensurable qu’il a suscitée, se féliciter avec suffisance d’être « la bonne Allemagne » par opposition à la méchante et coupable Allemagne d’en face avec laquelle il n’a rien en commun, voilà qui ne conviendrait pas non plus à un Allemand d’origine. Quiconque est né allemand a quelque chose en commun avec le destin allemand et la culpabilité allemande. Le fait de s’en éloigner de manière critique ne doit pas être considéré comme une déloyauté. Les vérités que l’on tente d’énoncer sur son peuple ne peuvent être que le fruit d’un examen de conscience.
Je n’aurais pas aimé être le convive de Luther ; je me serais probablement senti aussi à l’aise que dans la maison confortable d’un ogre. J’ai déjà abordé d’une certaine manière le monde complexe de la psychologie allemande avec la remarque sur la combinaison de l’expansivité et de l’isolement, du cosmopolitisme et du provincialisme dans le caractère allemand. Je crois que cette observation, qui date de ma prime jeunesse, est correcte. Un voyage hors du Reich, par exemple à travers le lac de Constance, en Suisse, était un voyage du provincial vers le monde — aussi étrange que cela puisse paraître de considérer le minuscule pays qu’est la Suisse comme le « monde » en comparaison du grand et puissant Reich allemand avec ses villes gigantesques. Pourtant, c’était parfaitement vrai : la Suisse, neutre, multilingue, sous influence française, respirant l’air occidental — malgré son format miniature — était en fait bien plus européenne, bien plus « mondiale » que le colosse politique au nord, où le mot « international » était depuis longtemps considéré comme une insulte et où un provincialisme arrogant avait entaché l’atmosphère et l’avait rendue stagnante.
C’était la forme nationaliste moderne de l’ancien isolement du monde de l’Allemagne et de l’inadaptation mélancolique au monde qui, avec une sorte d’universalisme philistin, de cosmopolitisme en bonnet de nuit, pour ainsi dire, constituaient l’image de l’Allemagne. Cet état d’esprit, ce cosmopolitisme allemand provincial et étranger, a toujours eu quelque chose d’effrayant, d’étrange, une qualité de démonisme secret que j’étais particulièrement capable de percevoir en raison de mon origine personnelle. Je repense à ce coin du monde allemand qui a constitué le premier cadre de mon existence et d’où la vague de rêve de la vie m’a emporté ici : c’était l’ancienne ville de Lubeck, près de la mer Baltique, autrefois le seuil de la ligue hanséatique, fondée avant le milieu du XIIe siècle et élevée au rang de ville impériale libre par Barberousse au XIIIe siècle. L’hôtel de ville, d’une beauté exceptionnelle, que mon père fréquentait en tant que sénateur, a été achevé l’année même où Martin Luther a affiché ses thèses sur le portail de l’église du château de Wittenberg, au début de l’ère moderne.
Mais tout comme Luther, le réformateur, avait une bonne part d’homme médiéval en lui et lutta contre le diable toute sa vie, nous qui vivions dans la ville protestante de Lübeck, même la Lübeck qui était devenue un membre républicain du Reich de Bismarck, évoluions dans une atmosphère du Moyen Âge gothique — et je ne pense pas seulement à la ligne du ciel avec ses tours, ses portes et ses murs pointus, aux frissons humoristiquement macabres qui émanaient des fresques de la Danse macabre dans l’église Sainte Marie, aux ruelles tortueuses et hantées qui portaient souvent le nom des anciennes corporations, les fondeurs de cloches, les bouchers, et aux pittoresques maisons bourgeoises.
La ville de Lübeck devint avec Brème et Hambourg l’une des trois républiques urbaines dans l’Empire allemand fondé en 1871. Héritières à la fois des villes libres d’Empire et des villes de la Hanse, ces républiques patriciennes étaient entourées de royaumes et d’états princiers. Aujourd’hui l’ancienne thalassocratie est intégrée dans le Land du Schleswig-Holstein.
Non, l’atmosphère elle-même avait gardé quelque chose de l’état d’esprit, disons, des dernières décennies du quinzième siècle, de l’hystérie du Moyen Âge finissant, quelque chose d’une épidémie spirituelle latente. C’est une chose étrange à dire à propos d’une ville commerciale moderne et sobre, mais il était concevable qu’une croisade d’enfants puisse soudainement y éclater, une danse de Saint Guy, un substrat névrotique ancien était perceptible, un état spirituel obscur dont témoignaient extérieurement les nombreux « personnages » que l’on trouvait dans une telle ville, des excentriques et des fous inoffensifs qui vivaient dans ses murs et qui, en un sens, appartenaient à sa scène autant qu’à ses bâtiments anciens. Il y avait, par exemple, un certain type de vieille femme avec des yeux bleus et une béquille, que l’on disait à demi-mot être une sorcière ; un homme, retraité modeste, avec un nez écarlate et verruqueux et une sorte de tic nerveux, avec des habitudes ridicules, telles qu’un cri d’oiseau stéréotypé et involontaire ; une femme à la coiffure absurde parcourant les rues dans une robe traînante d’un style désuet, avec un air de démesure insensée, et suivie d’une suite de chiens et de chats carlins. Et les enfants, les gamins des rues, font partie du tableau, suivant ces personnages, se moquant d’eux, et s’enfuyant dans une panique superstitieuse lorsqu’ils se retournent.
On retrouve cette représentation romantique et mystérieuse de la vie quotidienne dans les villes du Nord de l’Allemagne dans le roman de Thomas Mann, Les Buddenbrooks (1901) et la nouvelle Tonio Kröger (1903).
Je ne sais vraiment pas pourquoi j’évoque ces premiers souvenirs ici et maintenant. Est-ce parce que j’ai fait l’expérience visuelle et spirituelle de l’« Allemagne » sous la forme de cette scène de ville pittoresque et vénérable, et parce que j’essaie de suggérer une union secrète de l’esprit allemand avec le démoniaque, une thèse qui fait effectivement partie de mon expérience intérieure, mais qui n’est pas facilement défendable ? Le héros de notre plus grande œuvre littéraire, le Faust de Goethe, est un homme qui se trouve sur la ligne de démarcation entre le Moyen Âge et l’humanisme, un homme de Dieu qui, par un élan présomptueux de connaissance, s’abandonne à la magie, au Diable. Là où l’arrogance de l’intellect s’allie à l’obsolescence spirituelle et à l’archaïsme, c’est le domaine du Diable. Et le Diable, le Diable de Luther, le Diable de Faust, me semble être une figure très allemande, et le pacte avec lui, le pacte satanique, pour gagner tous les trésors et le pouvoir sur terre pour un temps au prix du salut de l’âme, me semble être quelque chose d’extrêmement typique de la nature allemande. Un penseur et un chercheur solitaire, un théologien et un philosophe dans sa cellule qui, dans son désir de jouissance et de domination du monde, troque son âme contre celle du Diable — n’est-ce pas le bon moment pour voir l’Allemagne dans ce tableau, le moment où l’Allemagne est littéralement emportée par le Diable ?
C’est une grave erreur de la part de la légende et de l’histoire de ne pas relier Faust à la musique. Il aurait dû être un être musical, il aurait dû être un musicien. La musique est un domaine démoniaque ; Kierkegaard, un grand chrétien, l’a prouvé de la manière la plus convaincante dans son essai douloureusement enthousiaste sur le Don Juan de Mozart. La musique est un art chrétien avec un préfixe négatif. La musique est à la fois l’ordre calculé et le chaos, l’irrationalité nourricière, riche en prestidigitation, en gestes incantatoires, en magie des nombres, l’art le plus irréaliste et pourtant le plus passionné, le plus mystique et le plus abstrait. Si Faust devait être le représentant de l’âme allemande, il devrait être musical, car la relation de l’Allemand au monde est abstraite et mystique, c’est-à-dire musicale — la relation d’un professeur avec une touche de démonisme, maladroit et en même temps rempli de l’arrogance de savoir qu’il surpasse le monde en « profondeur ».
Qu’est-ce qui constitue cette profondeur ? Tout simplement la musicalité de l’âme allemande, ce que nous appelons son intériorité, sa subjectivité, le divorce entre l’élément spéculatif et l’élément socio-politique de l’énergie humaine, et la prédominance complète du premier sur le second. L’Europe l’a toujours sentie et en a compris les aspects monstrueux et malheureux. En 1839, Balzac écrivait : « Si les Allemands ne savent pas jouer des grands instruments de la liberté, ils savent cependant jouer naturellement de tous les instruments de musique. » C’est une bonne observation, et ce n’est pas la seule remarque frappante de ce genre que le grand romancier ait faite. Dans Le Cousin Pons, il dit du musicien allemand Schmucke, une figure merveilleuse : « Schmucke, qui, comme tous les Allemands, était très fort en harmonie, orchestrait les partitions, tandis que Pons fournissait la mélodie ». En effet, les Allemands sont avant tout des musiciens de la verticale et non de l’horizontale, plus maîtres de l’harmonie, à laquelle Balzac associe le contrepoint, que de la mélodie ; ce sont des instrumentistes plutôt que des glorificateurs de la voix humaine, bien plus enclins à la musique savante et spirituelle qu’à la mélodie joyeuse. Ils n’ont peut-être pas donné au monde occidental sa musique la plus belle, la plus fédératrice, mais certainement la plus profonde, la plus significative, et le monde ne lui a pas refusé ses remerciements et ses louanges. En même temps, il a ressenti et ressent plus fortement que jamais aujourd’hui qu’une telle musicalité de l’âme se paie chèrement dans une autre sphère — la politique, la sphère du compagnonnage humain.
Martin Luther, gigantesque incarnation de l’esprit allemand, était un musicien exceptionnel. J’avoue franchement que je ne l’aime pas. Le germanisme à l’état pur, le séparatiste, l’anti-romain, l’anti-européen, me choque et m’effraie, même lorsqu’il apparaît sous les traits de la liberté évangélique et de l’émancipation spirituelle ; et le spécifiquement luthérien, la grossièreté colérique, l’invective, la fumisterie et la rage, la grossièreté extravagante associée à une tendre profondeur de sentiments et à la superstition la plus maladroite et à la croyance aux démons, aux incubes et aux enfants échangés par des fées, suscite mon antipathie instinctive. Je n’aurais pas aimé être le convive de Luther ; je me serais probablement senti aussi à l’aise que dans la maison douillette d’un ogre, et je suis convaincu que je me serais beaucoup mieux entendu avec Léon X, Jean de Médicis, l’aimable humaniste, que Luther appelait « la truie du Diable, le Pape ». En outre, je n’accepte même pas la nécessité du contraste entre la robustesse populaire et les bonnes manières, l’antithèse de Luther et du pédant raffiné qu’est Érasme. Goethe a dépassé ce contraste et le réconcilie. Il représente la force bien élevée et civilisée et la robustesse populaire, le démonisme urbain, l’esprit et le sang à la fois, c’est-à-dire l’art. Avec lui, l’Allemagne a fait un grand pas en avant dans la culture humaine — ou aurait dû le faire, car en réalité, elle a toujours été plus proche de Luther que de Goethe. Personne ne peut nier que Luther était un grand homme, un grand homme à la manière la plus allemande qui soit, un grand homme allemand même dans sa dualité de force libératrice et de force réactionnaire, de révolutionnaire conservateur. Il n’a pas seulement reconstitué l’Église, il a sauvé la chrétienté. Les Européens ont l’habitude d’accuser la nature allemande d’irréligiosité, de paganisme. C’est tout à fait contestable. L’Allemagne a certainement pris le christianisme plus au sérieux que n’importe quel autre pays. Avec l’Allemand Luther, le christianisme s’est pris au sérieux de manière enfantine et rustique à une époque où il ne se prenait pas du tout au sérieux ailleurs. La révolution de Luther a préservé le christianisme — à peu près de la même manière que le New Deal est destiné à préserver l’économie capitaliste — même si le capitalisme refuse de le comprendre.
Nulle atteinte à la grandeur de Luther ! C’est sa traduction capitale de la Bible qui a véritablement créé la langue allemande, que Goethe et Nietzsche ont finalement perfectionnée ; et c’est également lui qui, en brisant les entraves scolastiques et en rénovant la conscience, a énormément favorisé la liberté de la recherche, de la critique et de la spéculation philosophique. En établissant la relation directe de l’homme avec son Dieu, il a fait avancer la cause de la démocratie européenne ; car « chaque homme est son propre prêtre », c’est cela la démocratie. La philosophie idéaliste allemande, le raffinement de la psychologie par l’examen piétiste de la conscience individuelle, enfin l’auto-conquête de la morale chrétienne pour des raisons de morale — c’est là l’acte ou le méfait de Nietzsche — tout cela vient de Luther. C’était un héros libérateur, mais à la manière allemande, car il ne connaissait pas la liberté. Je ne parle pas ici de la liberté du chrétien, mais de la liberté politique, de la liberté du citoyen — cette liberté non seulement le laissait froid, mais ses impulsions et ses exigences lui répugnaient profondément. Quatre cents ans après lui, le premier président de la République allemande, un social-démocrate [Friedrich Ebert, ndt], prononça ces mots : « Je hais la révolution comme le péché ». C’était authentiquement luthérien, authentiquement allemand. De la même manière, Luther détestait la révolte paysanne qui, bien qu’inspirée par l’évangile, si elle avait réussi, aurait donné un tour plus heureux à l’histoire de l’Allemagne, un tour vers la liberté. Luther, cependant, n’y voyait rien d’autre qu’une distorsion de son œuvre de libération spirituelle, et c’est pourquoi il fulminait et se déchaînait contre elle comme lui seul pouvait le faire. Les paysans, disait-il, devaient être tués comme des chiens enragés, et il disait aux princes qu’ils pouvaient désormais gagner le royaume des cieux en massacrant les bêtes paysannes. Luther, l’homme du peuple allemand, porte une grande part de responsabilité dans la triste fin de cette première tentative de révolution allemande, dans la victoire des princes et dans toutes ses conséquences.
Thomas Mann fait ici référence à la révolte paysanne en Allemagne médiane de 1525, dans le courant de la Réforme protestante. Les paysans réclament l’application d’un programme évangélique de justice terrestre, qui va cependant à l’encontre des intérêts des princes, dont Luther dépend pour mettre en place sa réforme. Dans son pamphlet « Contre les bandes meurtrières et pillardes des paysans », le réformateur de Wittenberg affirme que la lutte contre les rebelles est comparable à une guerre sainte.
À cette époque, vivait en Allemagne un homme qui a toute ma sympathie, Tilman Riemenschneider, un maître de l’art religieux, sculpteur et sculpteur sur bois, largement célèbre pour la fidélité et l’excellence expressive de ses œuvres, ses profonds retables et ses chastes reliefs, qui ornaient les lieux de culte dans toute l’Allemagne. Le maître avait acquis une grande estime, en tant qu’homme et en tant que citoyen, dans ses environs immédiats, la ville de Würzburg, où il était membre du conseil. Il ne s’attendait pas à prendre part à la politique, aux affaires du monde — cette idée était loin de sa modestie naturelle et de l’amour qu’il portait à son travail libre et paisible. Il n’avait rien d’un démagogue. Mais son cœur, qui battait chaleureusement pour les pauvres et les opprimés, l’obligeait à prendre le parti des paysans, dont il reconnaissait la cause comme juste et agréable aux yeux de Dieu, contre les seigneurs, les évêques et les princes, dont il aurait pu facilement conserver la faveur. Ému par les grands contrastes fondamentaux de l’époque, il se sentit obligé de sortir de sa sphère de vie artistique purement spirituelle et esthétique pour devenir un combattant de la liberté et de la justice. Il sacrifia sa propre liberté pour la cause qu’il estimait supérieure à l’art et au calme digne de son existence. Ce fut surtout son influence qui détermina la cité de Würzburg à refuser le service militaire au « Burg », le prince-prélat, et, en général, à adopter une attitude révolutionnaire à son égard. Riemenschneider le paya cher. En effet, après l’écrasement de la révolte des paysans, les puissances victorieuses auxquelles il s’était opposé se vengèrent cruellement de lui ; elles le soumirent à la prison et à la torture, et il sortit de cette épreuve comme un homme brisé, incapable de réveiller les beautés du bois et de la pierre.
Le sculpteur sur bois et maître du gothique d’Allemagne du Sud Tilman Riemenschneider (1460-1531) incarne l’équilibre personnel entre la liberté politique et artistique telle que Thomas Mann la conçoit. Mann évoque son rôle politique dans la lutte des citoyens de la ville épiscopale de Wurzbourg en Basse-Franconie contre leur prince-évêque. Après la répression, la légende populaire a affirmé que ses geôliers lui auraient brisé les os des mains pour l’empêcher de créer, ce à quoi fait probablement allusion Thomas Mann ici.
De tels hommes, nous en avons eus en Allemagne, à toutes les époques. Mais ils ne constituent pas le type spécifiquement et monumentalement allemand. Ce type est représenté par Luther, le théologien musicien. Dans le domaine politique, il n’a progressé qu’au point de décider que les deux partis, les princes et les paysans, étaient dans l’erreur, une attitude qui l’a bientôt conduit à invectiver avec une fureur berserk uniquement contre les paysans.
Son intériorité était en plein accord avec la demande de Saint Paul « que toute âme soit soumise aux puissances supérieures ». Mais ces mots se référaient à l’autorité de l’empire romain, qui était la condition préalable et le domaine politique de la religion chrétienne mondiale, alors que dans le cas de Luther, il s’agissait de l’autorité réactionnaire et mesquine des princes allemands. Sa servilité anti-politique, fruit de l’intériorité et de la mondanité musicales allemandes, n’est pas seulement responsable de l’attitude obséquieuse séculaire des Allemands à l’égard de leurs princes et du pouvoir de l’État, elle n’a pas seulement créé et encouragé en partie le dualisme allemand de la spéculation la plus audacieuse, d’une part, et de l’immaturité politique, d’autre part. Mais elle est aussi et surtout typique, de manière monumentale et provocante, de la rupture purement allemande entre l’élan national et l’idéal de la liberté politique. Car la Réforme, comme plus tard le soulèvement contre Napoléon, était un mouvement nationaliste pour la liberté.
Parlons un instant de liberté : la perversion particulière que ce concept a subi, et subit encore aujourd’hui, de la part d’un peuple aussi important que les Allemands, donne matière à une réflexion sérieuse. Comment le national-socialisme, aujourd’hui en disgrâce, a-t-il pu prendre le nom de « mouvement allemand de libération », alors que, de l’avis général, une telle abomination ne peut avoir aucun rapport avec la liberté ? Cette appellation était l’expression non seulement d’une insolence provocatrice, mais aussi d’une erreur fondamentale d’interprétation du concept de liberté, qui a eu des effets dans l’histoire allemande à maintes reprises. La liberté, au sens politique du terme, est avant tout une question de morale politique interne. Un peuple qui n’est pas intérieurement libre et responsable devant lui-même ne mérite pas la liberté extérieure ; il ne peut pas siéger dans les conseils de la liberté, et lorsqu’il utilise ce mot sonore, c’est à tort. Le concept allemand de liberté a toujours été orienté vers l’extérieur ; il signifiait le droit d’être allemand, seulement allemand et rien d’autre, ni rien de plus. C’était un concept de protestation, de défense égocentrique contre tout ce qui tendait à limiter et à restreindre l’égoïsme national, à l’apprivoiser et à l’orienter vers le service à la communauté mondiale, le service à l’humanité. Individualisme obstiné à l’extérieur, dans ses relations avec le monde, l’Europe, la civilisation, cette conception allemande de la liberté se comportait à l’intérieur avec un degré étonnant de manque de liberté, d’immaturité, de servilité morne. C’était une mentalité d’esclave militante, et le national-socialisme est allé dans son exagération de cette incongruité entre le désir intérieur et extérieur de liberté jusqu’à penser la mise en esclavage du monde par un peuple lui-même esclave chez lui.
Pourquoi le désir allemand de liberté doit-il toujours revenir à une servitude intérieure ? Pourquoi devait-il culminer dans une attaque contre la liberté de tous les autres, contre la liberté elle-même ? La raison est que l’Allemagne n’a jamais eu de révolution et n’a jamais eu à combiner le concept de nation avec le concept de liberté. La « nation » est née pendant la révolution française : c’est un concept révolutionnaire et libéral qui inclut l’humanitaire ; à l’intérieur cela signifiait la liberté, à l’extérieur cela signifiait l’Europe. Toutes les qualités agréables de l’esprit politique français sont basées sur cette heureuse unité ; toutes les qualités restrictives et déprimantes de l’enthousiasme patriotique allemand repose sur le fait que cette unité n’a jamais été achevée. On pourrait même dire que le concept même de nation dans son affinité avec celui de liberté est étranger à l’Allemagne. On pourrait considérer comme une erreur le fait d’appeler les Allemands une nation, que les autres le fassent ou non. Il est erroné d’utiliser le mot de « nationalisme » pour leur ferveur patriotique, c’est un mauvais usage de l’idée française et crée des malentendus. On ne devrait pas appliquer le même nom à deux choses différentes. L’idée de liberté en Allemagne est raciale et anti-européenne : elle est toujours très près du barbare, si elle n’éclate pas dans une barbarie ouverte et déclarée comme en notre temps. Les qualités esthétiquement répulsives et vulgaires qui sont associées à ses porteurs et ses champions dès les guerres de libération, aux corporations étudiantes et à des types tels que Jahn et Massmann, sont la preuve de ce malheureux caractère. Goethe n’était certainement pas étranger à la culture populaire ; il écrivit non seulement la pièce classique Iphigénie mais aussi des choses ultra-allemandes telles que Faust I, Goetz et les Aphorismes en rime. Mais au désespoir de tous les patriotes, son attitude vis à vis des guerres contre Napoléon fut d’une froideur totale — pas seulement par loyauté pour son égal le grand empereur, mais aussi par rejet de l’élément barbare et racial de la révolte. La solitude de ce grand homme, qui approuvait tout par une nature large et généreuse, le germanisme super-national, mondial, la littérature mondiale — sa solitude douloureuse dans l’excitation de l’Allemagne patriotique et « libérale » de son époque ne peut être trop soulignée. Les concepts déterminants, autour desquels tout tournait pour lui, étaient la culture et la barbarie — et ce fut son lot d’appartenir à un peuple dont l’idée de liberté tournait à la barbarie parce qu’elle est seulement dirigée vers l’extérieur, vers l’Europe.
Friedrich Ludwig Jahn (1778-1852) est le fondateur du mouvement patriotique de la gymnastique, actif au début des guerres de libération contre Napoléon. Devenu une figure tutélaire du mouvement étudiant des corporations patriotiques, dont il partage aussi l’antisémitisme et la xénophobie, il finit sa carrière politique en étant élu au Parlement national de Francfort lors de la révolution de 1848. Son impulsion est à l’origine de nombreuses unions sportives dans le monde allemand et au-delà, et de nombreux clubs de sport dans le pays.
Hans Ferdinand Massmann (1797-1874) est un philologue des langues germaniques, qui devient un des premiers professeurs de germanistique à l’université de Munich. Disciple de Jahn, il poursuit son œuvre au sein du mouvement pour la gymnastique.
Dans ses deux drames à succès, Faust I et Götz von Berlichingen mit der eisernen Hand, Goethe met en scène des figures semi-mythiques de l’histoire allemande du XVIe siècle : le savant qui pactise avec Méphistophélès et le chevalier au coeur noble trahi par les intrigants de la cour de l’Empereur.
Quand l’Allemand se lance en politique, il pense qu’il doit agir de manière à abasourdir l’humanité. C’est un malheur, un mauvais sort, une tragédie perpétuelle, qui trouve une expression exacerbée dans l’attitude de désapprobation de Goethe envers le protestantisme politique qui n’a servi que de confirmation du dualisme luthérien entre liberté spirituelle et politique à travers la nation et particulièrement parmi les principaux intellectuels a tel point qu’ils furent empêchés d’adopter l’élément politique dans leur conception de la culture. Il est difficile de déterminer dans quelle mesure les grands hommes impriment le caractère d’une nation et modèlent sa forme — et dans quelle mesure ils en sont eux-mêmes la personnification et l’expression. Il est certain que la relation des allemands à la politique est négative. La preuve historique est dans le fait que toutes les révolutions allemandes ont échoué, celle de 1525, celle de 1813, celle de 1848 qui s’est fracassée sur les rochers de l’impotence politique du bourgeois allemand, et finalement celle de 1918. Il y a d’autres preuves dans l’interprétation fallacieuse, maladroite et sinistre que les allemands font de la politique dès que l’ambition les pousse à s’engager en politique.
Dans son écrit réformateur de 1520 « De la liberté du chrétien », Luther revient en effet sur sa conception d’une liberté spirituelle totale du chrétien associée à une servitude politique complète en conjuguant les deux axiomes suivant : « le chrétien est un être libre sur toutes les choses et soumis à personne — un chrétien est un serviteur fidèle de toutes choses et soumis à tous« (« Ein Christenmensch ist ein freier Herr über alle Dinge und niemand untertan… : Ein Christenmensch ist ein dienstbarer Knecht aller Dinge und jedermann untertan. »). La distinction essentielle pour Luther repose sur la dichotomie radicale entre la liberté spirituelle qui justifie la Réforme et la servitude terrestre aux autorités princières qui permet au chrétien de vivre une vie libre à l’intérieur et obéissante à l’extérieur sans contradiction.
La politique a été qualifiée d’art du possible, et c’est en effet un domaine similaire à l’art dans la mesure où il occupe comme l’art une position créativement médiane entre l’esprit et la vie, l’idée et la réalité, le désirable et le nécessaire, la conscience et le fait, la morale et le pouvoir. Elle embrasse beaucoup de ce qui est difficile, nécessaire, amoral, beaucoup de nécessités et de concessions aux faits, beaucoup de faiblesse humaine et beaucoup de vulgarité. Il serait difficile de trouver un homme politique, un homme d’État qui a accompli de grandes choses sans se demander par la suite s’il peut encore se considérer comme une personne décente. Cependant, tout comme l’homme n’appartient pas seulement au royaume animal, ainsi la politique n’appartient pas totalement au royaume du mal. Sans dégénérer en quelque chose de démoniaque et de destructif, sans être distordu en un ennemi de l’humanité et pervertir sa créativité en une criminalité méprisable et stérile, il ne peut jamais complètement renoncer à son idéal et à ses éléments spirituels, il ne peut jamais nier la partie morale et décente de sa nature humaine, et se réduire à l’immoral, au vulgaire, au mensonge, au meurtre, à la ruse et à la force. Ce ne serait alors plus un art et une médiation créatrice et une ironie agissante, mais une absurdité aveugle et inhumaine qui ne pourrait rien produire d’authentique, qui ne réaliserait rien qu’un succès transitoire et terrifiant et après un bref instant aurait un effet nihiliste et auto-destructeur : car le totalement immoral est par nature inapte à la survie.
Les peuples nés et qualifiés pour la politique savent instinctivement comment conserver l’unité entre conscience et action, entre esprit et pouvoir, au moins subjectivement. Ils font de la politique comme un art de la vie et du pouvoir qui ne peut pas être entièrement libéré d’une veine de mal utile à sa survie, mais qui ne perd jamais de vue les choses plus élevées : l’idée, la décence humaine, et la moralité : à cet égard ils ressentent la politique et ils vivent avec eux-mêmes et le monde de cette manière. Cette attitude d’adaptation et de compromis face à la vie, l’Allemand la regarde comme une hypocrisie. Il n’est pas né pour s’adapter à la vie et prouve son absence de qualification en comprenant mal la politique d’une manière confuse et sincère. Pas du tout mauvais par nature, mais avec un don pour le spirituel et l’idéal, il ne voit en la politique rien d’autre que le mensonge, le meurtre, la ruse, la violence, quelque chose de complètement sale, et si l’ambition mondaine le pousse à entrer en politique, il la pratique à la lumière de la philosophie. Quand l’Allemand se saisit de la politique, il pense qu’il doit le faire d’une manière qui surprenne l’humanité. Comme il pense qu’il s’agit d’un mal absolu, il croit devoir être un démon pour la poursuivre.
Nous l’avons vu : des crimes ont été commis qu’aucune psychologie ne peut excuser, et ils sont d’autant moins excusables par le fait qu’ils étaient superflus. Car ils étaient superflus : ils n’étaient pas essentiels et l’Allemagne nazie aurait pu survivre sans eux. Elle aurait pu accomplir ses plans de pouvoir et de conquête sans leur aide. Dans un monde qui connaît les trusts, les cartels et l’exploitation, l’idée d’une spoliation monopolistique des autres nations par les usines Goering n’avait rien de nouveau ni d’étrange. Ce qui est gênant, c’est qu’elle a trop compromis le système en place par une exagération maladroite. De plus, en tant qu’idée, elle arrivait un peu trop tard — aujourd’hui, alors que l’humanité s’efforce d’atteindre la démocratie économique, de lutter pour un degré plus élevé de maturité sociale. Les Allemands arrivent toujours trop tard. Ils sont en retard, comme la musique qui est toujours le dernier des arts à exprimer un état du monde — alors que cet état du monde est déjà à son stade final. Ils sont aussi abstraits et mystiques, comme cet art, leur art le plus cher — tous deux au point de devenir criminels. Leurs crimes, je le répète, n’ont pas été un facteur nécessaire de leur embarquement tardif dans l’exploitation ; ils ont été un luxe auquel ils se sont livrés par prédisposition théorique, en l’honneur d’une idéologie, le fantasme de la race. Si cela ne sonnait pas comme une condamnation détestable, on pourrait dire qu’ils ont commis leurs crimes par idéalisme rêveur.
La conception de Thomas Mann est hautement personnelle et née pendant les événements eux-mêmes. Elle relève plus de l’histoire des idées que de l’histoire critique et scientifique du nazisme qui s’est évidemment étoffée depuis 1945. Le lien (non exclusif) entre abstraction mystique et nazisme a ainsi été étudié dans les travaux universitaires de Jeffrey Herf (Le modernisme réactionnaire : Haine de la raison et culte de la technologie aux sources du nazisme, 1984) et de Johann Chapoutot en France (La loi du Sang : penser et agir en nazi, 2020).
Parfois, notamment en contemplant l’histoire de l’Allemagne, on a l’impression que le monde n’est pas la seule création de Dieu, mais qu’il est le fruit d’une coopération avec quelqu’un d’autre. On aimerait attribuer à Dieu le fait miséricordieux que le bien puisse naître du mal. Mais le fait que le mal vienne si souvent du bien est manifestement la contribution de l’autre. Les Allemands pourraient se demander pourquoi leur bien, en particulier, se transforme si souvent en mal, devient mauvais entre leurs mains. Prenons, par exemple, leur universalisme et leur cosmopolitisme fondamentaux, leur illimitation intérieure, que l’on peut considérer comme un accessoire spirituel de leur ancien royaume supranational, le Saint Empire romain germanique. Il s’agit là d’un trait positif de grande valeur qui s’est toutefois transformé en mal par une sorte d’inversion dialectique. Les Allemands ont cédé à la tentation de fonder sur leur cosmopolitisme inné une prétention à l’hégémonie européenne, voire à la domination du monde, et ce trait est devenu son exact opposé, à savoir le nationalisme et l’impérialisme les plus présomptueux et les plus menaçants. En même temps, ils ont remarqué que leur nationalisme arrivait à nouveau trop tard, parce qu’il avait fait son temps. C’est pourquoi ils lui ont substitué quelque chose de plus nouveau, de plus moderne, l’idole raciale, qui les a rapidement conduits à des crimes monstrueux et les a plongés dans les profondeurs de la détresse.
Ou bien prenez cette qualité des Allemands qui est peut-être la plus remarquable, désignée par le mot « intériorité », un mot très difficile à définir : tendresse, profondeur des sentiments, rêverie anti-mondaine, amour de la nature, sincérité la plus pure de la pensée et de la conscience, bref, toutes les caractéristiques d’un lyrisme élevé y sont mêlées ; et aujourd’hui encore le monde ne peut oublier ce qu’il doit à l’intériorité allemande : La métaphysique allemande, la musique allemande, en particulier le miracle du lied allemand — un produit unique et incomparable sur le plan national — sont les fruits de l’intériorité allemande. Le grand acte historique de l’intériorité allemande a été la Réforme de Luther — nous l’avons appelée un acte puissant de libération, et en tant que tel, c’était évidemment quelque chose de bon. Mais il est évident que le diable a eu son mot à dire, même dans cet acte. La Réforme a provoqué le schisme religieux de l’Occident, un malheur certain, et pour l’Allemagne, elle a apporté la guerre de Trente Ans, qui l’a dépeuplée, a fatalement retardé sa culture et, par le biais du vice et des épidémies, a probablement transformé le sang allemand en quelque chose de différent et de pire que ce qu’il avait été au Moyen-Âge. Érasme de Rotterdam, auteur de l’Éloge de la folie, humaniste sceptique et très peu intériorisé, était bien conscient des implications de la Réforme. « Lorsque vous verrez de terribles cataclysmes surgir dans le monde, disait-il, souvenez-vous qu’Érasme les avait prédits. » Mais le vénérable malotru de Wittenberg [Martin Luther, ndt], extrêmement chargé d’intériorité, n’était pas un pacifiste ; il était rempli d’une véritable acceptation allemande du tragique, et se déclarait prêt à accepter le sang qui coulerait « sur sa tête ».
La lutte spirituelle entre l’humaniste et le réformateur, entre liberté politique et soumission religieuse, est également au cœur de l’essai biographique que lui consacre Stefan Zweig en 1934 dans Érasme : grandeur et décadence d’une idée.
Qu’est-ce que le romantisme allemand, sinon l’expression de cette plus belle qualité allemande qu’est l’intériorité ? Le concept de romantisme réunit beaucoup de choses qui sont longuement pensives, fantastiquement spectrales et profondément scabreuses, un grand raffinement artistique et une ironie omniprésente. Mais ce n’est pas à cela que je pense en premier lieu lorsque je parle du romantisme. Il s’agit plutôt d’une certaine richesse sombre et d’une certaine piété — je pourrais dire celle d’un magasin d’antiquités — de l’âme qui se sent très proche des forces chtoniennes, irrationnelles et démoniaques de la vie, c’est-à-dire des vraies sources de la vie, et qui résiste à l’approche purement rationaliste en raison de sa connaissance plus profonde, de son alliance plus profonde avec la sainteté. Les Allemands sont le peuple de la contre-révolution romantique contre l’intellectualisme philosophique et le rationalisme des Lumières, une révolte de la musique contre la littérature, du mysticisme contre la clarté. Le romantisme est autre chose qu’un sentimentalisme faible ; c’est la profondeur, consciente de sa force et de sa plénitude.
C’est le pessimisme de la sincérité qui prend le parti de tout ce qui existe, de tout ce qui est réel, de tout ce qui est historique, contre la critique et le méliorisme, bref, du côté du pouvoir contre l’esprit, et qui fait bien peu de cas de toutes les vertus rhétoriques et de tous les déguisements idéalistes du monde. C’est là que se trouve l’union du romantisme avec le réalisme et le machiavélisme qui a célébré ses triomphes sur l’Europe en la personne de Bismarck, le seul génie politique que l’Allemagne ait jamais produit. Le désir allemand d’unité et d’empire, dirigé par Bismarck dans les voies prussiennes, a été mal compris s’il a été interprété selon le modèle habituel comme un mouvement d’unification de caractère national et démocratique. C’est ce qu’il a tenté de faire à un moment donné, vers 1848, bien que même les discussions pangermanistes du Parlement de Saint-Paul aient été teintées d’impérialisme médiéval, de réminiscences du Saint-Empire romain germanique. Mais il s’est avéré que la voie européenne habituelle, nationale-démocratique, vers l’unité n’était pas la voie allemande. Fondamentalement, l’empire de Bismarck n’avait rien en commun avec la « nation » au sens démocratique du terme. Il s’agissait purement d’une structure de pouvoir visant à l’hégémonie de l’Europe et, malgré sa modernité, l’empire de 1871 s’accrochait aux souvenirs de la gloire médiévale, du temps des souverains saxons et souabes. C’est précisément ce qui le caractérise et le menace : le mélange d’une solide actualité, d’une modernité efficace, d’une part, et de rêves du passé, d’autre part — en un mot, un romantisme hautement technologique. Né de la guerre, l’Empire impie de la nation prussienne ne pouvait être autre chose qu’un empire de guerre. C’est ainsi qu’il a vécu, comme une épine dans le pied du monde, et c’est ainsi qu’il est aujourd’hui détruit.
Le « romantisme technologique » de l’Empire allemand représente une synthèse de la modernité économique, scientifique et industrielle promue par le pouvoir et d’un refus de la libéralisation politique. En 1912 est ainsi fondée la Kaiser Wilhelm Gesellschaft, organisation publique destinée à financer les laboratoires scientifiques de pointe, sous le patronage de l’Empereur de la maison de Hohenzollern. L’idée d’un Empire « impie » condamné à l’échec rappelle la critique du rôle du militarisme prussien dans l’histoire de l’unification allemande. Mann fait écho indirectement au célèbre discours de Bismarck devant le Parlement de Prusse le 23 septembre 1862 lors de son accession au poste de Ministre président du royaume :
« Ce n’est pas le libéralisme de la Prusse que l’Allemagne regarde, mais sa puissance ; la Bavière, le Wurtemberg, le Bade peuvent s’accommoder du libéralisme, c’est pourquoi personne ne leur assignera le rôle de la Prusse. La Prusse doit rassembler ses forces et les maintenir ensemble jusqu’au moment favorable, qui a déjà été manqué plusieurs fois ; les frontières de la Prusse après les traités de Vienne ne sont pas favorables à une vie d’État saine ; ce n’est pas par des discours et des décisions à la majorité que l’on décide des grandes questions de l’époque — cela a été la grande erreur de 1848 et 1849 — mais par le fer et le sang. »
Dans l’histoire des idées, les mérites de la contre-révolution romantique allemande sont inestimables. Hegel lui-même y a une part énorme, grâce au fait que sa philosophie dialectique a comblé le fossé que les Lumières rationalistes et la Révolution française avaient creusé entre la raison et l’histoire. Sa réconciliation du raisonnable et du réel a donné un puissant élan à la pensée historique et a créé la science de l’histoire, qui n’existait pratiquement pas avant cette époque. Le romantisme est essentiellement une immersion, en particulier dans le passé ; c’est la nostalgie du passé et en même temps l’appréciation réaliste de tout ce qui est véritablement passé, avec sa couleur et son atmosphère locales. Il n’est pas étonnant que le romantisme ait été particulièrement favorable à l’écriture de l’histoire et qu’il ait même inauguré l’histoire sous sa forme moderne.
Les contributions du romantisme au domaine du beau, en tant que science, en tant que doctrine esthétique, sont riches et fascinantes. Le positivisme et les lumières intellectualistes n’ont aucune idée de la nature de la poésie ; seul le romantisme l’a transmise à un monde qui se mourait d’ennui dans un académisme vertueux. Le romantisme a poétisé l’éthique en proclamant le droit à l’individualité et à la passion spontanée. Il a fait surgir les trésors de la chanson et de l’histoire des profondeurs de la culture populaire du passé ; le romantisme a été la patronne géniale de la science de la tradition populaire qui apparaît dans ses couleurs bigarrées comme une variété d’exotisme. La priorité sur le rationnel qu’il accorde à l’émotionnel, même sous les formes obscures de l’extase mystique et de l’ivresse dionysiaque, lui confère une relation particulière et psychologiquement très fructueuse avec la maladie ; le romantisme tardif de Nietzsche, par exemple, lui-même un esprit élevé par la maladie à des sommets de génie fatal, a abondamment fait l’éloge de la maladie en tant que vecteur de connaissance. En ce sens, même la psychanalyse, qui représente un grand progrès dans la compréhension de l’homme du côté de la maladie, est une branche du romantisme.
Goethe définissait laconiquement le classique comme le sain et le romantique comme le morbide. Une définition douloureuse pour celui qui aime le romantisme jusque dans ses péchés et ses vices. Mais on ne peut nier que même dans ses aspects les plus beaux et les plus éthérés, où le populaire s’accouple au sublime, il porte en son cœur le germe de la morbidité, comme la rose porte le ver ; son caractère le plus profond est la séduction, la séduction de la mort. C’est là son paradoxe déroutant : tout en étant le représentant révolutionnaire des forces irrationnelles de la vie contre la raison abstraite et l’humanitarisme ennuyeux, il possède une profonde affinité avec la mort en vertu de son abandon même à l’irrationnel et au passé. C’est en Allemagne, sa véritable patrie, qu’il a le plus fortement préservé ce dualisme irisé, en tant que glorification du vital par opposition au purement moral, et également en tant que parenté avec la mort. En tant qu’esprit allemand, en tant que contre-révolution romantique, il a apporté à la pensée européenne des impulsions profondes et vitalisantes ; mais, d’un autre côté, son orgueil de vie et de mort a dédaigné d’accepter toute instruction correctrice de l’Europe, de l’esprit de la religion européenne de l’humanité, de la démocratie européenne.
On retrouve ce conflit dans l’œuvre de Goethe, notamment dans sa pièce Torquato Tasso de 1790, qui met aux prises le poète italien tourmenté, incarnation du romantisme malade, avec le classicisme représenté par Antonio, le secrétaire d’État à la cour de Ferrare.
Sous sa forme réaliste de politique de puissance, de bismarckisme, de victoire allemande sur la France, sur la civilisation, et par l’érection de l’empire de la puissance allemande, apparemment en pleine santé, il a suscité l’étonnement du monde, le déconcertant et le déprimant à la fois. Et dès que le génie lui-même n’est plus à la tête de cet empire, il maintient le monde dans un état d’agitation constant.
Thomas Mann fait référence au génie politique de Bismarck, congédié en 1890. La période suivante est caractérisée par l’impulsivité du jeune empereur Guillaume II, affectant de mener une « politique mondiale » (Weltpolitik) qui passe par l’acquisition d’un empire colonial et par la domination commerciale et géopolitique du continent européen.
L’Allemagne mauvaise n’est que la bonne Allemagne égarée, la bonne Allemagne dans le malheur, la culpabilité et la ruine. En outre, le royaume de la puissance unie a été une déception culturelle. Aucune grandeur intellectuelle n’est venue de l’Allemagne qui avait été autrefois le maître du monde. Elle était seulement forte. Mais dans cette force et dans toute son efficacité organisée, le germe romantique de la maladie et de la mort vivait et travaillait. Le malheur historique, la souffrance et l’humiliation d’une guerre perdue, étaient sa nourriture. Et, réduit à un niveau de masse misérable, le niveau d’un Hitler, le romantisme allemand a éclaté en une barbarie hystérique, en un déchaînement et un paroxysme d’arrogance et de crime, qui trouve maintenant sa fin horrible dans une catastrophe nationale, un effondrement physique et psychique sans pareil.
L’ambiance de médiocrité culturelle après l’unification de 1871 est notamment moquée par Nietzsche. Ce dernier déplore le triomphe d’un art pompier et bourgeois, d’une architecture massive et arrogante et d’une autosatisfaction générale des élites dirigeantes de la nouvelle Allemagne pendant la période des fondateurs ou Gründerzeit. Un des symboles de ce culte de la force armée sous l’Empire allemand est la célébration annuelle du « jour de Sedan » ou Sedantag le 2 septembre pour commémorer la victoire prussienne qui a conduit en 1870 à l’abdication de Napoléon III.
L’histoire que j’ai racontée ici dans ses grandes lignes est l’histoire de l’intériorité allemande. C’est une histoire mélancolique — je l’appelle ainsi, au lieu de l’appeler « tragique », parce que le malheur ne doit pas se vanter. Cette histoire devrait nous convaincre d’une chose : il n’y a pas deux Allemagnes, une bonne et une mauvaise, mais une seule, dont le meilleur s’est transformé en mal par une ruse diabolique. L’Allemagne méchante n’est que la bonne Allemagne égarée, la bonne Allemagne dans le malheur, la culpabilité et la ruine. C’est pourquoi il est tout à fait impossible pour quelqu’un qui est né dans ce pays de renoncer simplement à l’Allemagne méchante et coupable et de déclarer : « Je suis le bon, le noble, l’homme de Dieu » : « Je suis la bonne, la noble, la juste Allemagne en robe blanche ; je vous laisse le soin d’exterminer la méchante. Pas un mot de tout ce que je viens de dire sur l’Allemagne, ou d’essayer d’indiquer, n’est venu d’une connaissance étrangère, froide et objective ; tout est en moi, j’ai vécu tout cela.
Thomas Mann est, à l’image de Victor Hugo en France au siècle précédent, effectivement passé lui-même d’un conservatisme national intransigeant pendant la Première Guerre mondiale à une défense solitaire de la démocratie pendant un exil politique de longue durée.
En d’autres termes, ce que j’ai essayé de donner ici, dans ces limites, c’est un morceau d’autocritique allemande ; et en vérité, rien n’aurait pu être plus fidèle à la tradition allemande. La tendance à l’autocritique, souvent jusqu’au dégoût de soi et à l’auto-exécution, est tout à fait allemande ; et il est éternellement incompréhensible qu’un peuple aussi enclin à l’auto-analyse ait jamais pu concevoir l’idée de dominer le monde. La qualité la plus nécessaire à la domination du monde est la naïveté, une heureuse limitation et même l’absence de but, mais certainement pas une vie sociale extrême, comme celle de l’Allemand, dans laquelle l’arrogance est associée à la contrition. Rien de ce qu’un Français, un Anglais ou un Américain a jamais dit ouvertement sur son peuple ne peut être comparé de près ou de loin aux vérités impitoyables que de grands Allemands, Hölderlin, Goethe, Nietzsche, ont prononcées sur l’Allemagne. Dans une conversation, Goethe est allé jusqu’à souhaiter une diaspora allemande. « Comme les Juifs, disait-il, les Allemands doivent être transplantés et dispersés dans le monde entier. Et il ajoute : « afin de développer le bien qui est en eux, pleinement et au bénéfice des nations ».
Ce grand bien existe réellement, mais il n’a pas pu se réaliser dans la forme traditionnelle de l’État national. Les lois sur l’immigration des autres États empêcheront probablement catégoriquement cette dispersion dans le monde que Goethe souhaitait pour les Allemands et pour laquelle ils auront désormais un fort penchant. Mais en dépit de tous les avertissements drastiques contre les attentes excessives, que nous avons reçus de la vaste performance de la politique de puissance, ne pouvons-nous pas chérir l’espoir qu’après cette catastrophe, les premiers pas expérimentaux peuvent être faits dans la direction d’une condition mondiale dans laquelle l’individualisme national du dix-neuvième siècle se dissoudra et finalement disparaîtra, et qui offrira des opportunités plus heureuses pour le développement du « bien » dans le caractère allemand que les anciennes conditions insoutenables ? Ne serait-il pas possible, après tout, que la liquidation du nazisme ouvre la voie à une réforme sociale mondiale qui offrirait la plus grande perspective de bonheur aux inclinations et aux besoins mêmes de l’Allemagne ? Une économie mondiale, la réduction des frontières politiques, une certaine dépolitisation des États en général, l’éveil de l’humanité à une prise de conscience de son unité pratique, ses premières réflexions sur un État mondial — comment tout cet humanitarisme social — le véritable objet de la grande lutte — qui dépasse de loin les limites de la démocratie bourgeoise, pourrait-il être étranger et répugner au caractère allemand ? Dans la solitude de l’Allemand, il y a toujours eu un grand désir de compagnie ; en fait, au fond de la solitude même qui l’a rendu méchant, il y a toujours eu le désir d’aimer, le désir d’être aimé. En fin de compte, le malheur allemand n’est que le paradigme de la tragédie de la vie humaine.
Thomas Mann décrit ici dans les grandes lignes la réinvention du rôle international de l’Allemagne de l’Ouest durant les trente glorieuses sous la forme d’un État promoteur du cosmopolitisme : dépolitisation relative, succès économique dans la globalisation, soutien au multilatéralisme et intégration européenne. Fidèle à l’internationalisme atlantique des années 1940 qui va donner naissance au système international libéral, il qualifie ce programme « d’humanitarisme social » et prédit que l’esprit allemand, qui tend vers l’absolu, va vouloir y prendre part.
Et la grâce dont l’Allemagne a tant besoin, nous en avons tous besoin.