Gaza Inc. : l’influence cachée derrière le plan de Trump
Derrière le méga-projet immobilier de Trump à Gaza qui implique de « nettoyer » l’enclave des Palestiniens, il y a une éminence grise, méconnue en France : Curtis Yarvin. Pour le prophète des Lumières Noires, il faudrait aller plus loin : faire de « GAZA » une ville-entreprise, dont les actions pourraient s’échanger sur les bourses mondiales.
Nous le traduisons, le contextualisons et le commentons.
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- Le Grand Continent •
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- Images du plan «Gaza 2035» © Bureau du premier ministre d'Israël
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Prophète des Lumières noires dont nous avions dressé le portrait, Curtis Yarvin envoie à ses disciples des notes hebdomadaires sur Gray Mirror, sa newsletter actuelle qui est une extension de son blog et offre en continu sa lecture de l’actualité. Comme il le dit lui-même, il est clair que l’ancien informaticien « ne dirige pas secrètement le monde » — mais il y a de fortes chances qu’à la Maison Blanche, dans l’entourage de Trump et peut-être même sur le téléphone de son vice-président J. D. Vance, on ouvre cette newsletter.
Le 6 février, Yarvin a donc envoyé à ses abonnés ce qu’il considère comme une explicitation du plan de Trump pour Gaza. Dans la continuité de son Manifeste formaliste — dont vous pourrez bientôt lire une traduction en français dans la prochaine livraison papier du Grand Continent — Yarvin propose une pseudo-théorie pour appuyer la proposition de Donald Trump de convertir Gaza en gigantesque projet immobilier, impliquant de vider totalement l’enclave de sa population. Il va plus loin. Gaza devrait non seulement devenir un projet immobilier fructueux mais aussi une charter city : une ville-entreprise dont les Gazaouis pourraient posséder des tokens (tout en perdant leurs terres et leurs maisons) ; un pur produit boursier (le stock GAZA sur les marchés ouvrirait avec une valeur nominale très haute) ; la première corporation souveraine, représentée aux Nations unies, avec le soutien de Washington. Une utopie libertarienne à la Thiel. Une dystopie réactionnaire à la Trump.
Ces propositions réactualisent et développent à la lumière du plan Trump une précédente « réflexion » de Yarvin publiée quelque temps après le 7 octobre. Intitulée « Renseignez-vous sur Gaza », cette chronique entendait « résoudre le problème palestinien » en appliquant la théorie formaliste. Alambiquée, raciste et fondamentalement incohérente, il faut en mettre à nu les ressorts pour comprendre la logique qui prévaut derrière cet agenda.
Parmi les présupposés de base de Yarvin, le plus important à saisir est sans doute le suivant : il n’y a aucun prix assez élevé à payer pour échapper à la violence humaine. Partant, il n’y aurait pas lieu de plaindre ceux qui se trouvent dans les zones de guerre mais simplement d’imaginer les conditions par lesquelles les en extraire — quel qu’en soit le prix. N’ayant « aucune bonne raison » d’être attaché à un endroit en particulier, la guerre de conquête serait une absurdité et ceux qui y succombent essentiellement manipulés. Ce « raisonnement » semble méconnaître profondément l’avènement des nationalismes et bien d’autres pans de l’histoire humaine — mais peu importe : pour Yarvin, c’est un point de départ « formaliste » qui permet de déployer une théorie ouvertement raciste sur la guerre à Gaza.
Après le 7 octobre, il écrit : « Imaginez l’ironie de croire, en 2023, que le sang (c’est-à-dire des gènes) et le sol (c’est-à-dire de la propriété privée) font une nation. » Il poursuit : « Si le sang et le sol ne peuvent être séparés, cela signifie que Gaza doit être génocidée. Ces gens ne pourront tout simplement pas s’épanouir au Laos, ni même à Los Angeles. Leur génétique les a liés à une niche écologique locale, avec des bactéries spéciales dont leur métabolisme dépend. C’est une question de microbiome. En dehors de sa niche, votre Gazaoui deviendra anorexique et dépérira. Vous pourriez aussi bien l’euthanasier pour son propre bien. Et n’oubliez pas de récolter les organes, bien sûr… »
La logique est aussi simple que cela : si « le sang est du sang » mais que « le sol n’est que de la propriété privée », il n’y aurait aucun motif « rationnel » pour les Gazaouis de rester sur place. La solution miracle ? L’immobilier : « Que se passerait-il si les Gazaouis partaient, mais restaient propriétaires des biens ? Ou des actions d’une entreprise, dirigée par des diplômés arabes du MIT, avec le droit de développer la bande de Gaza en une nouvelle ville israélienne ? Le Las Vegas du sud d’Israël ? Peut-être que la « communauté internationale » pourrait même obtenir une part du capital — en récompense pour avoir négocié l’accord ? »
Dans un texte clef pour comprendre les nouvelles élites techno-césaristes qui ont posé leurs valises à Washington, Alessandro Aresu rappelait une phrase importante de Donald Trump.
Interrogé par le podcasteur Joe Rogan à propos de la menace nucléaire de la Corée du Nord, Trump répond : « Ils ont de belles plages ». Le président américain et le dictateur nord-coréen Kim Jong-un discutent alors, aux dires de Trump, de projets de développements immobiliers et de la possibilité de faire la paix en construisant des complexes hôteliers de luxe, avec vue sur mer.
Le fantasme formaliste de Yarvin n’est pas loin.
Dans le texte que nous traduisons et commentons ci-dessous, il se présente comme une source intellectuelle du plan Trump — dont le gendre Jared Kushner, avait déjà fait flotter l’idée l’an dernier. En mai 2024, Benjamin Netanyahou avait rendu public un plan pour la création d’une « zone de libre échange Gaza-Arish-Sderot » : un méga-projet immobilier à la NEOM en Arabie Saoudite — que le projet prévoyait d’ailleurs de relier par voie ferrée — au nom de code Gaza2035. Recouvrir l’enclave de gratte-ciels et en faire un hub technologique et énergétique appuyé par des plateformes d’extractions pétrolières offshore.
Pour Yarvin, « privatiser » Gaza et le vider des Palestiniens n’aurait rien de particulièrement innovant ou disruptif. Au contraire, il s’agirait simplement d’une nouvelle réalité à laquelle nous devrions simplement commencer à nous habituer.
Je crains que la ressemblance entre le plan du président Trump pour Gaza et le mien ne contribue à l’étrange fantasme selon lequel je dirigerais secrètement le monde. Non, en réalité, (a) je n’ai parlé de Gaza à personne d’important ; et (b) de toute façon, c’est une idée évidente.
Si J. D. Vance a lui même reconnu s’être « branché sur beaucoup de sous-cultures bizarres de droite », dont les théories de Curtis Yarvin, un autre proche du président s’intéresse lui aussi depuis plusieurs années à Gaza et à son « potentiel immobilier » : le gendre du président et mari d’Ivanka Trump, Jared Kushner.
Après avoir été chargé lors du premier mandat Trump d’élaborer un « plan de paix pour le Moyen-Orient », qui comprenait notamment la création d’un « État » palestinien morcellé reliant par un tunnel souterrain la bande de Gaza à la Cisjordanie, Kushner s’est lancé en 2021 dans la promotion immobilière, sur les pas de son père et de son beau-père.
À la tête d’Affinity Partners, une société d’investissement soutenue notamment par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar, Kushner investit dans la création de résidences et de complexes hôteliers sur les côtes albanaises. Il est également en discussion pour construire un hôtel à Belgrade, en Serbie, qui pourrait porter le nom de Trump — sur le modèle des Trump Towers.
Lors d’un événement à Harvard en février 2024, Kushner déclarait à propos de l’enclave palestinienne : « Le front de mer de Gaza pourrait avoir une grande valeur… si les gens s’attachaient à créer des moyens de subsistance […] La situation est un peu malheureuse, mais du point de vue d’Israël, je ferais de mon mieux pour faire partir les gens et ensuite nettoyer le territoire. En plus de cela, je construirais quelque chose dans le Néguev et j’essaierais d’y déplacer des gens. Je pense que c’est une meilleure option, pour qu’on puisse aller sur place et finir le travail ».
Pour Kushner, le profit doit être étranger aux considérations humaines et géopolitiques. Au cours de sa carrière dans l’immobilier, Trump avait lui aussi adopté cette approche « pragmatique », plaçant le deal au-dessus de tout. À la fin des années 1980, alors que la guerre froide divise toujours le monde, le promoteur d’alors était entré en discussion pour construire une Trump Tower à Moscou, « en face du Kremlin », avec une entreprise touristique soviétique.
Je me rends compte qu’il peut sembler improbable que nous ayons tous les deux la même idée farfelue. En fait, c’est plutôt extrêmement probable. Car le Président et moi vivons dans la même réalité. Lorsque nous levons les yeux, nous remarquons que le ciel est bleu. La plupart des gens vivent dans un monde farfelu — où le ciel est vert et où notre politique actuelle au Moyen-Orient est sensée. La réalité a commencé à s’infiltrer dans ce monde de fous, et le mélange est… remarquable.
Le procédé rhétorique consistant à se présenter comme l’incarnation du bon sens « dans un monde de fous » pour faire passer des idées réactionnaires est typique du « style Yarvin ». De même que l’expression très orale et enlevée de son phrasé, volontairement choquant, parfois obscène, souvent nourri de références plus ou moins obscures à la culture pop et aux différentes sous-cultures geek d’Internet.
La réalité de la situation est que (a) Gaza n’est actuellement pas habitable, et (b) Gaza, sans ses habitants (et surtout sans leur complexe labyrinthe de titres fonciers datant de l’époque ottomane), vaut beaucoup plus que Gaza avec ses habitants, même pour ses habitants.
On retrouve ici une obsession de Curtis Yarvin : la propriété privée — en particulier foncière — comme matrice pour expliquer tout le reste de la réalité humaine. Dans son Manifeste formaliste de 2007, il déclarait inventer une idéologie distincte du libertarianisme fondée sur la détermination et l’attribution de la propriété des choses à des personnes ou à des entités pour éviter tout conflit. Il écrivait : « L’idée de base du formalisme est que le principal problème dans les affaires humaines est la violence. L’objectif est de concevoir un moyen pour les humains d’interagir sans violence sur une planète de taille remarquablement limitée — en particulier la violence organisée. Pour un bon formaliste, tous les autres problèmes — de la pauvreté au réchauffement climatique en passant par la décadence morale — sont fondamentalement insignifiants par rapport à la violence organisée par des humains sur des humains. »
On parle ici de 360 kilomètres carrés de terrain au bord de la Méditerranée, libres de tout titre, démolis et déminés pour un coût de l’ordre de dix milliards de dollars. Ce territoire devient la première ville à statut spécial (charter city) soutenue par la légitimité américaine : Gaza, Inc. Sigle sur les bourses mondiales : GAZA.
La ville est le terrain d’expérimentation idéal de la « doctrine formaliste » dans l’esprit de Yarvin et aussi l’exemple qui lui sert à poser les fondements de sa pseudo-théorie : « Il y a les accords conclus avec d’autres personnes en particulier — j’accepte de peindre votre maison et, en échange, vous acceptez de me payer. Et il y a les accords du type : « je ne tuerai personne dans la rue ». Ces accords sont-ils vraiment différents ? Je ne le crois pas. Je pense que le deuxième type d’accord est simplement un accord d’individu à individu : entre vous-mêmes et le propriétaire de la rue. »
La stratégie de sortie de GAZA est d’être la première entreprise souveraine à rejoindre l’ONU.
Même s’il existe de nombreuses entreprises valant des milliers de milliards de dollars, aucune d’entre elles ne jouit d’une véritable souveraineté, et encore moins de certaines des meilleures terres du monde. Une introduction en bourse à mille milliards de dollars relève-t-elle du domaine du possible ? Je pense que oui. Et si Adam Neumann dirigeait la levée de fond ? Pourquoi pas ?
Figure controversée, Neumann est l’entrepreneur israélo-américain qui a fondé WeWork — et avait réussi à quitter la société au moment de sa chute avec une rémunération de plus d’un milliard de dollars. En 2023, soutenu à hauteur de 350 millions de dollars par le fonds de son ami Marc Andreessen, Neumann a lancé Flow — une entreprise de partage et de leasing d’appartements reposant sur les cryptomonnaies.
La remarque de Yarvin n’est pas totalement ironique : Adam Neumann est également un important promoteur immobilier, propriétaire d’un parc de plusieurs milliers de logements dont la valeur totale est estimée à plus d’un milliard d’euros.
Soudainement, chaque ancien résident de Gaza dispose de 500 000 dollars en jetons (tokens) GAZA. Cela donne-t-il le droit de vivre à Gaza ? Non — vous ne bénéficiez d’aucun traitement de faveur dans les magasins Starbucks uniquement parce que vous possédez des actions SBUX. Cela donne-t-il des droits de vote aux actionnaires sur Gaza, Inc. ? Non, car cela irait à l’encontre de l’objectif même de la gouvernance d’entreprise : il y aurait un conflit d’intérêts entre les actionnaires et l’entreprise.
D’un autre côté, les Gazaouis sont désormais un peuple riche, cultivé et naturellement commerçant. Ce n’est pas comme s’il n’y avait pas de diaspora palestinienne partout dans le monde. Qu’ils prennent l’Afrique, par exemple. De plus, il faut bien que quelqu’un vive dans la nouvelle Gaza. Il doit y avoir des conditions de résidence, car tout pays qui accepte tout le monde se transforme inévitablement en un gigantesque bidonville mondial. Cela fonctionnera probablement comme Dubaï, mais de manière beaucoup plus occidentalisée. Avec suffisamment d’actions GAZA… vous pourriez peut-être vous le permettre.
La fascination pour Dubaï était déjà présente chez Yarvin en 2007, à l’époque du Manifeste formaliste dans lequel l’émirat était comparé à l’Irak et son « maître », le cheikh al Maktoum, vanté comme un modèle de réussite et de sagesse.
Bien sûr, ce n’est pas comme si les Gazaouis méritaient toutes les parts de Gaza. Ils ont déclenché une guerre et l’ont perdue. Israël a le droit et le pouvoir de présenter une facture de réparation. Israël, qui a gagné, n’a pas à payer la moindre réparation. Mais les Gazaouis n’ont pas complètement perdu : ils ont une force militaire intacte, des otages et un soutien public important à la fois en Occident et dans le monde arabe. Ils ne peuvent donc pas être complètement floués.
Ce type de raccourcis est également typique de la prose de Yarvin. En l’espèce, ce ne sont pas « les Gazaouis » qui ont déclenché une guerre mais des combattants terroristes du Hamas qui ont attaqué le territoire israélien et capturé des otages le 7 octobre 2023. Le groupe n’a pas non plus une « force militaire intacte ». Enfin, et même si ce n’est qu’une assertion absurde parmi d’autres, l’on se demande concrètement à qui Israël pourrait « présenter la facture de réparation » de Gaza.
Cette logique vous semble bizarre ? Dans le monde des fous, oui, c’est bizarre. C’est très très bizarre. Mais dans le monde réel, qui s’infiltre à nouveau dans le monde des fêlés par leurs fêlures, c’est comme ça qu’on fait des deals. Il va falloir apprendre à aimer ça.
Comment faire sortir les Gazaouis de Gaza ? Gaza est une ville assiégée. Coupez les approvisionnements et donnez aux gens un moyen sûr de partir. Personne ne peut se nourrir de balles — pas même les combattants. Lorsque les membres du Hamas sortiront, idéalement en formation de combat et en parade, accordez-leur tous les honneurs de la guerre et multipliez par deux leur attribution d’actions GAZA. Encore une fois, dans un monde de fous, c’est très bizarre. Dans l’histoire humaine normale, qui se réaffirme rapidement, c’est totalement normal.
Vous pensez que l’Amérique a une « responsabilité de protéger » ? Vous pensez que les déplacements massifs de population sont une chose terrible ? Les expulsions forcées aussi ? Vous avez entendu parler de l’Artsakh ? Je m’en doutais.
Artsakh est le nom donné par les Arméniens au territoire du Haut-Karabakh, que l’Azerbaïdjan a annexé de facto à la suite du blocus et de l’opération militaire de 2023 qui faisaient suite à la guerre de l’automne 2020. Contrairement à ce que sous-entend Yarvin, plusieurs responsables politiques — de Gérard Larcher à Yaël Braun-Pivet en France, mais aussi le Parlement européen — ont condamné cette annexion et les déplacements de population ayant suivi comme relevant du « nettoyage ethnique ».
Tous les titres de propriété immobilière commencent avec la guerre. La guerre a des conséquences. Du moins, dans un monde normal, la guerre a des conséquences. Au Moyen-Orient, nous avons testé l’idée que la guerre ne devrait avoir aucune conséquence. Le résultat : 80 ans de guerre et des cessez-le-feu occasionnels. C’est un monde de fous — ce que mon ami Tarik Sadouma appelle le « Fétiche de la paix ». Tout cela appartient à la poubelle avec l’USAID.