Politique

Contre « la vassalisation heureuse… il est temps d’agir » : l’appel de Sergio Mattarella

Le premier chef d’État européen à opposer une résistance frontale et articulée au projet impérial qui se dégage depuis que la nouvelle Silicon Valley s’est installée avec Donald Trump à la Maison Blanche est un démocrate-chrétien sicilien de 83 ans.

À Marseille, le président de la République italienne, Sergio Mattarella, a prononcé aujourd’hui une allocution pour dénoncer la « vassalisation heureuse ».

Nous le traduisons.

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Le Grand Continent
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© Francesco Ammendola/Ufficio per la Stampa e la Comunicazione della Presidenza della Repubblica

Dans l’Italie de Meloni, alors que la présidente du Conseil semble jouer une proximité de plus en plus évidente avec Trump et Musk, le Quirinal a tenu à marquer d’une manière nette des lignes rouges en posant une question structurante : « L’Europe entend-elle être un objet de dispute internationale, un espace d’influence pour les autres, ou au contraire devenir un sujet de politique internationale, dans l’affirmation des valeurs de sa propre civilisation ? Peut-elle accepter d’être coincée entre oligarchies et autocraties ? »

En reprenant l’intitulé de la Lettre du dimanche du 18 janvier 2025 (abonnez-vous pour la recevoir chaque semaine), dans un discours prononcé à l’Université d’Aix-Marseille dont il recevait le mercredi 5 février le Doctorat Honoris Causa, Sergio Mattarella a fixé un cap : « Avec, tout au plus, la perspective d’une ‘vassalisation heureuse’, il faut choisir : être ‘protégés’ ou être ‘protagonistes’ ? ». 

En développant l’analyse du techno-césarisme, il a mis en garde contre « l’émergence des nouveaux seigneurs néo-féodaux du troisième millénaire — ces nouveaux corsaires auxquels on peut attribuer des brevets — qui aspirent à se voir confier des seigneuries dans la sphère publique et à gérer des parties des biens communs que représentent le cyberespace et l’espace extra-atmosphérique, en devenant presque des usurpateurs de la souveraineté démocratique. »

Ce n’est pas la première fois que le président de la République critique durement Elon Musk. 

En novembre, Mattarella avait fermement répondu à une campagne du propriétaire de X, qui avait mis en doute l’indépendance du système judiciaire italien après qu’un tribunal romain avait refusé de valider le transfert de migrants vers l’Albanie. 

Dans un communiqué d’une dureté inhabituelle pour la communication souvent très institutionnelle du Quirinal, le président de la République italienne avait rappelé que « L’Italie est un grand pays démocratique […] qui sait s’occuper d’elle-même » et avait dénoncé toute ingérence extérieure, faisant allusion au futur rôle de Musk comme conseiller sous l’administration Trump : « Quiconque, en particulier si, comme annoncé, il est sur le point d’assumer un rôle gouvernemental important dans un pays ami et allié, doit en respecter la souveraineté et ne peut s’arroger le droit de lui donner des directives ». Face à cette prise de position particulièrement dure, Musk avait fait transmettre un message à l’équivalent de l’AFP italien (l’agence ANSA) dans lequel il affirmait son respect pour Mattarella et la Constitution italienne, tout en défendant son droit à liberté d’expression. 

Est-ce la preuve que — comme l’aurait dit Mike Tyson — « tout le monde a un plan, jusqu’à ce qu’il se prenne une droite dans les dents » ?

Monsieur le Président de l’Université,

Monsieur le Recteur de l’Académie,

Monsieur le Doyen de la Faculté de Droit et Science Politique,

Monsieur le Directeur de l’Institut Portalis,

Mesdames et Messieurs les Doyens et Professeurs,

Chères étudiantes et chers étudiants,

recevoir le Doctorat Honoris Causa de cette prestigieuse Université, institution académique majeure en France, est pour moi un réel privilège.

Je tiens à remercier le Président, Professeur Eric Berton, le Professeur Jean-Baptiste Perrier, Doyen de la Faculté de Droit et de Science Politique, ainsi que l’ensemble du corps académique et du personnel. Je tiens également à vous exprimer ma gratitude pour votre engagement quotidien en faveur de la diffusion du savoir.

La France et l’Italie entretiennent une relation de proximité géographique, culturelle et civile qui constitue un atout précieux sur lequel les États amis peuvent compter dans le paysage géopolitique, notamment à l’heure actuelle. Le Traité du Quirinal en a récemment apporté la confirmation.

Marseille, à son tour, en incarne la pleine expression : elle est l’emblème et la stratification de cette civilisation méditerranéenne qui nous unit. Une Méditerranée qui a toujours rassemblé les peuples depuis l’Antiquité et qui, aujourd’hui, n’est pas dénuée d’aspects critiques.

Je salue la Cop4 Etudiante qui, dans les jours à venir, se consacrera précisément au thème de la crise en Méditerranée, ce qui témoigne de la sensibilité des jeunes générations.

L’amitié, la proximité, c’est aussi la responsabilité et l’engagement communs pour relever des défis dont l’ampleur suscite l’inquiétude.

Une telle université, où l’on étudie l’histoire et le droit afin de disposer d’outils pour comprendre et gérer le présent et l’avenir, est le lieu approprié pour s’interroger sur la situation des relations internationales et sur l’état de l’ordre que nos pays ont contribué à définir.

Permettez-moi, maintenant, de continuer en italien.

Les mots énoncés supra ont été prononcés en français par le président de la République italienne. Nous traduisons son intervention à partir d’ici.

Un ordre international qui, comme tous les contrats sociaux et les structures politiques, réaffirme sa fonction et confirme sa stabilité s’il est nourri avec engagement, en développant une capacité d’écoute, d’adaptation et de coopération vis-à-vis des phénomènes qui se présentent.

L’histoire, en particulier celle du XXe siècle, nous a appris que cet ordre est une entité dynamique, soumise à des équilibres qui, bien sûr, ne sont pas à l’abri des tensions politiques et des changements économiques.

Souvent, les déséquilibres qui apparaissent ont des racines lointaines : dans les séquelles laissées par les conflits passés. Ou bien ils correspondent aux pulsions, aux ambitions d’acteurs qui croient pouvoir jouer un jeu dans des conditions nouvelles et plus favorables : l’atténuation de l’effet de contrainte que constituaient autrefois les réactions possibles de la communauté internationale et l’émergence d’une désillusion croissante à l’égard des mécanismes de coopération dans la gestion des crises. Ces instruments ont été créés afin de pouvoir faire face à des poussées incontrôlées visant à rouvrir des situations auparavant réglées sur le terrain diplomatique.

La vie des institutions qui ont vu le jour dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, ponctuée de brusques revers et de déceptions, n’a malheureusement pas été en mesure de manifester toute leur efficacité potentielle.

Le jeu des vetos au sein du Conseil de sécurité a empêché à plusieurs reprises l’ONU de déployer ses efforts de maintien de la paix mais, malgré tout, ce qu’elle a pu réaliser a été un grand succès.

Ses détracteurs oublient souvent, entre autres, son rôle crucial dans le processus de décolonisation ou dans l’élaboration d’un cadre normatif pour enrayer l’escalade militaire et encourager le désarmement.

Une réflexion sur l’avenir de l’ordre international ne peut faire l’économie d’un exercice d’analyse qui, face aux incertitudes géopolitiques qui caractérisent notre monde actuel, rappelle la succession d’événements, d’actions ou d’inactions, qui ont conduit à la tragédie de la Seconde Guerre mondiale.

L’histoire n’a pas vocation à se répéter de manière servile. Mais on ne cesse jamais d’apprendre des erreurs commises par les hommes dans l’histoire.

La crise économique mondiale de 1929 a ébranlé les fondements de l’économie mondiale et alimenté une spirale de protectionnisme et d’unilatéralisme alors que les alliances s’érodaient. La liberté du commerce a toujours été un élément de compréhension et de rencontre. De nombreux États n’ont pas compris la nécessité d’aborder cette crise de manière cohérente, s’appuyant seulement sur des visions héritées du XIXe siècle, se concentrant sur la dimension nationale, comptant tout au plus sur les ressources des peuples asservis à l’étranger.

Des phénomènes autoritaires prirent alors le dessus dans certains pays, attirés par le conte de fées selon lequel les régimes despotiques et illibéraux étaient plus efficaces pour protéger les intérêts nationaux.

Le résultat fut l’émergence d’un environnement toujours plus conflictuel — plutôt que de coopération — alors même qu’on avait conscience que les problèmes devaient être abordés et résolus à une plus grande échelle. Au lieu de la coopération, c’est le critère de la domination qui a prévalu. Et l’ère des guerres de conquête s’est rouverte.

Tel était le projet du Troisième Reich en Europe.

L’agression russe d’aujourd’hui contre l’Ukraine est de cette nature.

Aujourd’hui, nous assistons également au retour du protectionnisme. La présidente de la Commission européenne, à Davos il y a quelques jours, nous a rappelé que les barrières commerciales mondiales avaient triplé en valeur en 2024 seulement.

La crise économique, le protectionnisme, la méfiance entre les acteurs mondiaux et l’imposition de règles librement consenties ont porté un coup définitif à la Société des Nations née après la Première Guerre mondiale, déjà compromise par la non-participation des États-Unis qui, avec le président Wilson, avaient été parmi ses inspirateurs.

C’était, pour les États-Unis, céder à la tentation de l’isolationnisme. Mais le travail de la Société n’a pas été vain : on lui doit, par exemple, la Convention relative à l’esclavage qui vise à abolir la traite des esclaves — et nous sommes en 1926.

Dans le contexte fragile des années d’entre-deux-guerres, traversées par une sombre montée des nationalismes, par des tendances alarmantes au réarmement, par la compétition entre les États — selon la logique des sphères d’influence — il y eut une vingtaine de cas de retrait de la Société des Nations.

«  Les interlocuteurs internationaux doivent savoir qu’ils ont en Europe une référence solide pour les politiques de paix et de croissance commune. Un gardien et un protecteur des droits de l’individu, de la démocratie, de l’État de droit.  » © Francesco Ammendola/Ufficio per la Stampa e la Comunicazione della Presidenza della Repubblica

L’Allemagne, avec Hitler à la chancellerie, s’en retira en 1933. Le Japon fit de même. L’Italie également, en 1937. Ces deux derniers pays — avec la France, l’Empire britannique et l’Allemagne elle-même — étaient des membres permanents du Conseil de la SDN.

Dès ses débuts, malheureusement, la Société des Nations n’a pas été en mesure de freiner l’expansionnisme ni les violations répétées de la souveraineté territoriale, en Europe comme sur les autres continents.

Dans les années 1930, on assista à une décomposition progressive de l’ordre international, remettant en cause les principes cardinaux de la coexistence pacifique, à commencer par la souveraineté de chaque nation à l’intérieur de ses frontières reconnues.

Les politiques d’apaisement adoptées par les puissances européennes à l’égard des tenants de ces dynamiques témoignent d’une vaine tentative de contenir des ambitions destructrices de même ampleur : l’accord de Munich de 1938, qui accorde à l’Allemagne nazie l’annexion des Sudètes, territoire de la Tchécoslovaquie, reste emblématique à cet égard.

Une abdication de responsabilité a conduit ces pays à sacrifier les principes de justice et de légitimité, dans le but d’éviter les conflits, au nom d’une solution et d’une stabilité qui échoueraient inévitablement.

La stratégie de l’apaisement n’a pas fonctionné en 1938 : il est très probable que la fermeté aurait permis d’éviter la guerre.

Compte tenu des conflits actuels, cette stratégie peut-elle fonctionner aujourd’hui ?

Lorsque nous réfléchissons aux perspectives de paix en Ukraine, nous devons en être conscients.

Chères étudiantes, chers étudiants,

nous vous voyons, aujourd’hui, avec beaucoup de reconnaissance, participatifs, actifs, plein de projets.

Votre destin actuel — les conditions dans lesquelles nous vivons en Europe — sont le résultat des choix faits après la Seconde Guerre mondiale, en pensant précisément aux millions de personnes qui sont mortes dans les guerres du XXe siècle.

La coopération plutôt que la compétition. La fraternité là où des régimes et des gouvernements avaient voulu semer la haine.

Je pense aux centaines de milliers de jeunes que la Seconde Guerre mondiale a arrachés aux bancs de l’université, à leur famille.

C’est sur le refus de céder à la violence de l’arrogance, sur le sacrifice de ces générations, que nous avons construit la plus longue période de paix que l’Europe ait connue.

Soixante-dix ans de paix.

Bien sûr, dans l’histoire de la France, parle de la guerre dite de Cent Ans — 116 pour être exact — avec l’Angleterre. Pour les guerres européennes, on retient aussi des périodes — quatre-vingts ans, trente ans, quinze ans — des anneaux de la périodisation que les historiens proposent, en la centrant sur les conflits.

On s’attarde rarement sur les périodes de paix.

Au lieu de cela, il est bon de parler de la paix de ces décennies comme de la Paix des Soixante-dix ans, avec l’intention qu’elle se prolonge et ne s’interrompe jamais, pour dire que la paix est possible.

Qu’une paix qui respecte les droits de l’individu, des communautés et des peuples est possible.

Qu’il ne s’agit pas d’aspirations iréniques, non étayées par des faits. Au contraire.

À la fin du conflit, les puissances alliées contre le mal nazi et fasciste ont été confrontées à la nécessité d’établir un nouvel ordre mondial qui puisse éviter les erreurs du passé et offrir de nouvelles perspectives à l’humanité épuisée.

Le premier résultat fut la Charte de San Francisco, dont nous célébrons cette année le 80e anniversaire.

Il est frappant et passionnant de lire son préambule qui, ce n’est pas un hasard, s’ouvre sur la formule « nous, les peuples ».  Il ne dit pas « nous les États », « nous les nations ». Il proclame « nous, le peuple ».

En effet, on peut y lire :

Nous, peuples des Nations unies, résolus

à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances,

à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites,

à créer les conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des obligations nées des traités et autres sources du droit international,

à favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande,

et à ces fins

à pratiquer la tolérance, à vivre en paix l’un avec l’autre dans un esprit de bon voisinage,

à unir nos forces pour maintenir la paix et la sécurité internationales,

à accepter des principes et instituer des méthodes garantissant qu’il ne sera pas fait usage de la force des armes, sauf dans l’intérêt commun,

à recourir aux institutions internationales pour favoriser le progrès économique et social de tous les peuples,

 avons décidé d’associer nos efforts pour réaliser ces desseins.

Telle était la voie tracée avec lucidité.

C’est ainsi qu’est né ce système complexe d’organisations internationales avec en son centre les Nations unies, première organisation véritablement universelle de l’histoire de l’humanité, qui, bien qu’avec ses parts d’ombres, poursuit depuis quatre-vingts ans l’objectif premier de la paix mondiale, de la croissance, de l’expansion de la prospérité, et du règlement pacifique des différends.

Sans oublier le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, composante essentielle de cette nouvelle architecture.

Le grand juriste René Cassin, étudiant puis professeur dans cette université, co-auteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et prix Nobel de la paix, a écrit : « Il n’y aura jamais de paix sur cette planète tant que les droits de l’homme seront violés, où que ce soit dans le monde ».

Le despotisme des systèmes fasciste et nazi semblait condamné par l’histoire.

Le système mis en place après 1945 a été régi, pendant une longue période, par une grammaire de la bipolarité fondée principalement sur des oppositions idéologiques — auxquelles correspondaient cependant aussi des intentions de puissance. La guerre froide a défini les relations internationales pendant près d’un demi-siècle : c’est autour de cette confrontation que se cristallisaient les relations, les alignements et les acteurs mêmes de la vie internationale. La terreur de l’holocauste nucléaire dominait tout.

Le 9 novembre 1989, avec l’effondrement du mur de Berlin, l’histoire et la géographie de l’Europe et de la Méditerranée se recomposaient après la fracture de la guerre froide. Une transformation historique avait lieu — et l’ordre international changeait à nouveau de forme.

Le XXe siècle s’achevait avec l’effondrement de l’Union des républiques soviétiques et un nouvel ordre mondial, dans lequel l’expansion des démocraties libérales semblait prépondérante.

Beaucoup virent dans la fin de la guerre froide l’accomplissement de l’internationalisme kantien : une paix universelle fondée sur les valeurs libérales et démocratiques semblait à portée de main.

C’était le temps des grandes conférences des Nations unies, de celle sur l’environnement à Rio de Janeiro en 1992 à celle sur les femmes à Pékin en 1995. Les objectifs du Millénaire pour le développement (ODD) virent le jour à ce moment-là ; la composition des organisations internationales s’élargissait — avec l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce en 2001 — et une intégration progressive des acteurs dans l’ordre international se réalisait.

L’humanité semblait avoir pris conscience qu’elle était liée à un destin commun, à une responsabilité unique.

La mondialisation, avec la croissance du commerce international, le raccourcissement des distances dû à l’augmentation et à la facilité des transports intercontinentaux, le flux toujours croissants de passagers, d’idées, a élargi les horizons de la liberté, incitant de nombreux observateurs à penser qu’elle était aussi le vecteur le plus rapide de la paix, de la coopération, voire de la démocratisation.

La mondialisation contemporaine a produit un niveau d’intégration et de croissance internationales sans précédent dans l’histoire. Des milliards de personnes sont sorties de la pauvreté. Les échanges de connaissances et d’opportunités ont augmenté de manière exponentielle, le progrès scientifique a fait des avancées inimaginables et a permis des applications pratiques dans tous les domaines de la vie humaine.

L’utopie d’un monde « unipolaire » a été réalisée en l’espace d’un peu plus de deux décennies. Le processus s’est enrayé face aux conflits d’intérêts, souvent au sein des mêmes communautés — qu’on pense à l’ex-Yougoslavie au début des années 1990, à l’instabilité dans de nombreux pays de la Corne de l’Afrique et de l’Afrique subsaharienne, au conflit jamais résolu au Moyen-Orient. Des acteurs, souvent non étatiques — même si, parfois, soutenus par des États — se sont eux aussi mis à la « conquête », sans exclure la pratique d’actes de terrorisme.

Au début du XXIe siècle, nous avons donc été progressivement confrontés à une situation mouvante où prévalaient les risques et le sentiment d’incertitude et d’imprévisibilité.

Le défi consiste à répondre de manière constructive à la nouveauté qui se dessine.

Aux instances internationales traditionnelles se sont ajoutés le G7, puis le G20. Le groupe des « BRICS » voit le nombre de ses membres augmenter et représente une part croissante de la population et de la production économique mondiales, proposant d’agir comme un groupe de pression dans la définition des normes et la gestion des opportunités, presque une renaissance révisée du groupe des pays « non-alignés » — qui l’étaient alors vraiment — qui a commencé avec la conférence de Bandung en Indonésie en 1955.

«  De nouvelles idées sont nécessaires — et non l’application d’anciens modèles aux nouveaux intérêts de quelques-uns.  » © Francesco Ammendola/Ufficio per la Stampa e la Comunicazione della Presidenza della Repubblica

Mais à côté de cette nouvelle articulation multipolaire de l’équilibre mondial et en contradiction avec elle, le concept de « sphères d’influence », qui a été à l’origine des maux du XXe siècle et que ma génération a combattu, réapparaît avec force.

À ce thème s’ajoute celui de l’émergence des nouveaux seigneurs néo-féodaux du troisième millénaire — ces nouveaux corsaires auxquels on peut attribuer des brevets — qui aspirent à se voir confier des seigneuries dans la sphère publique et à gérer des parties des biens communs que représentent le cyberespace et l’espace extra-atmosphérique, en devenant presque des usurpateurs de la souveraineté démocratique.

Rappelons ce que dit le Traité sur l’espace extra-atmosphérique dans son article II : 

L’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, ne peut faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen.

L’ère moderne s’est caractérisée par la « Conquête » des terres, des richesses et des ressources. Au fil des siècles, l’abandon progressif des territoires qui n’étaient plus fertiles s’est accompagné de migrations vers de nouveaux rivages. Jusqu’à une époque relativement récente, avec le mythe, en Amérique, de la Frontier.

Les règles et les instruments seraient là pour affronter cette phase, alors pourquoi le système multilatéral semble-t-il ne pas le faire, avec le risque d’une répétition de ce qui s’est passé dans les années 1930 — méfiance à l’égard de la démocratie, réémergence de l’unilatéralisme et du nationalisme ?

Aujourd’hui comme hier, le camp de ceux qui, jugeant les organisations internationales superflues, voire nuisibles à leurs propres intérêts, songent à les abandonner, s’élargit.

Les intérêts de qui ? Ceux des citoyens ? Des peuples du monde ? Il ne semble pas que ce soit le cas.

Les conséquences de ces choix — l’histoire nous l’enseigne — sont malheureusement déjà écrites.

Il est temps d’agir : en se rappelant les leçons de l’histoire et en gardant à l’esprit que l’ordre international n’est pas statique. Il s’agit d’une entité dynamique, qui doit pouvoir s’adapter aux changements, sans céder sur les principes, les valeurs et les droits que les peuples ont conquis et affirmés.

Cette année — j’ai mentionné Bandung et la Charte de San Francisco — marque également le cinquantième anniversaire de la conclusion de la Conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe, ainsi que le trentième anniversaire de l’OSCE qui en est issue.

Il y a soixante-quinze ans, en octobre, le plan Pleven pour une défense européenne était lancé. Il faisait suite à la déclaration Schuman de mai de la même année, qui allait conduire à la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier.

Il y a quarante ans, sur le lac Léman, le président américain Ronald Reagan et celui de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev, amorçaient le dégel qui a conduit à la signature du traité FNI, éliminant les missiles dits de théâtre de l’Europe.

En 1990, Paris a vu la signature du traité FCE pour la réduction des forces conventionnelles en Europe.

La détente a débouché sur les dividendes de la paix, qui se sont traduits par des réductions significatives des dépenses d’armement, et sur une saison de rapprochement et de partage.

Ce fut le début d’une nouvelle architecture de sécurité européenne et mondiale.

Une fois de plus, le dialogue et l’esprit de coopération ont prévalu.

Qu’est-ce que cela signifie ?

Que la paix n’est pas un cadeau gratuit de l’histoire.

Que les hommes d’État et les peuples doivent s’engager en sa faveur pour la réaliser.

Que la paix doit être désirée, construite et préservée.

Même en déployant patiemment des mesures de confiance.

Pensez à la véritable batterie d’accords et de traités internationaux qui, au fil des décennies, l’ont soutenue.

Que reste-t-il de tout cela ?

Pas à pas, les principaux protagonistes ont commencé à les violer, puis à les dénoncer.

Quel est alors le prix de la sécurité ? La menace de l’usage, sinon de la pratique, de la violence ?

Ces questions concernent avant tout l’Union européenne elle-même.

L’Europe entend-elle être un objet de dispute internationale, un espace d’influence pour les autres — ou au contraire devenir un sujet de politique internationale, dans l’affirmation des valeurs de sa propre civilisation ?

Peut-elle accepter d’être coincée entre oligarchies et autocraties ?

Avec, tout au plus, la perspective d’une « vassalisation heureuse ».

Il faut choisir : être « protégés » ou être « protagonistes » ?

L’Italie des Communes, aux XIIe et XIIIe siècles, ambitieuse mais retranchée dans la défense des identités de chacun, pris acte de l’impossibilité de devenir une masse critique, de survivre de manière autonome et finit par être envahie, puis subit la partition.

L’Europe semble être à la croisée des chemins, divisée comme elle l’est entre des États plus petits et des États qui n’ont pas encore réalisé qu’ils étaient eux aussi petits face à la nouvelle situation mondiale.

L’Union est l’un des exemples les plus concrets d’intégration régionale et constitue peut-être le projet — et l’exemple réussi — de paix et de démocratie le plus avancé de l’histoire.

Elle représente sans aucun doute un espoir de contrer le retour des conflits causés par le nationalisme. C’est un modèle de coexistence qui, ce n’est pas un hasard, a fait des émules sur d’autres continents, en Afrique, en Amérique latine, en Asie.

Elle constitue un point de référence dans les affaires internationales, pour un multilatéralisme dynamique et constructif, avec une proposition de valeurs et de normes qui abandonne concrètement le récit spécieux qui voudrait que le comportement des « méchants » soit plus concret et plus fructueux que celui des soi-disant « gentils ».

L’Union sème et diffuse l’avenir de l’humanité. En témoignent les accords internationaux de stabilisation signés avec le Canada, le Mexique ou le Mercosur. Les mêmes politiques de voisinage, les intentions mises en place après la déclaration de Barcelone sur le partenariat euro-méditerranéen (nous sommes trente ans après cette date).

Les interlocuteurs internationaux doivent savoir qu’ils ont en Europe une référence solide pour les politiques de paix et de croissance commune. Un gardien et un protecteur des droits de l’individu, de la démocratie, de l’État de droit.

Quiconque pense que ces valeurs peuvent être remises en cause sait que, dans le sillage de ses précurseurs, l’Europe ne trahira pas la liberté et la démocratie.

Les alliances elles-mêmes ne se justifient-elles que par des convergences d’intérêts — transitoires — et donc, par définition, à géométrie variable, ou portent-elles aussi sur des valeurs ?

L’Europe, rappelait Simone Veil au Parlement européen en 1979, sait que « des îlots de liberté sont entourés de régimes où règne la force brute. Notre Europe est l’une de ces îles ».

Rester retranché sur cette île n’est pas la solution : nous avons besoin d’un ordre international stable et mature pour réagir à l’entropie et au désordre causés par la politique de puissance, et pour faire face aux grands défis transnationaux de notre époque.

Les institutions actuelles ne suffisent cependant pas, et les réflexions proposées par la Conférence sur l’avenir de l’Europe ces dernières années méritent d’être reprises et mises en œuvre, avec une politique étrangère et de défense commune plus incisive, capable de transmettre la confiance dans le rôle de l’Europe pour répondre aux défis mondiaux.

Nous avons montré que nous étions capables d’agir efficacement en cas de crise, comme lors de la pandémie, et de nous opposer à des violations inacceptables des droits des peuples en faisant preuve d’unité, comme dans le cas de l’agression russe contre l’Ukraine.

C’est avec la même efficacité, la même unité que nous devons maintenant nous renouveler pour sauvegarder la sécurité et le bien-être des peuples européens et contribuer à la paix dans le monde, à commencer par la dimension méditerranéenne et les relations avec le continent africain voisin.

Ce n’est pas la résignation qui doit nous guider, mais la volonté de donner un contenu aux démarches nécessaires pour atteindre ces résultats.

Aldo Moro, l’homme d’État italien assassiné par les Brigades rouges, en sa qualité de président en exercice des Communautés européennes de l’époque — qui regroupaient neuf pays — s’exprimant lors de la session finale de la conférence d’Helsinki, avait proposé de donner un sens à la phase de détente internationale qui s’annonçait, en soulignant qu’elle signifiait « l’exaltation des idéaux de liberté et de justice, une protection toujours plus efficace des droits de l’homme, un enrichissement des peuples grâce à une meilleure connaissance mutuelle, des contacts plus libres, une circulation toujours plus grande des idées et des informations ».

L’Union européenne — et en son sein la France et l’Italie — doit prendre la tête d’un mouvement qui, en revendiquant les principes fondateurs de notre ordre international, sache le renouveler, en étant attentif aux demandes de ceux qui se sentent marginalisés par la construction actuelle.

Une voie qui n’est pas celle de l’abandon des organismes internationaux ni celle de la répudiation des principes et des règles qui nous gouvernent, mais celle d’une réforme profonde et partagée du système multilatéral, plus inclusive et égalitaire que ce qu’ont pu faire les puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale, à laquelle il faut cependant reconnaître le grand mérite de réunir les gagnants et les perdants pour un monde nouveau.

De nouvelles idées sont nécessaires — et non l’application d’anciens modèles aux nouveaux intérêts de quelques-uns.

Ici, le président de la République italienne semble polémiquer avec les idéologues du trumpisme qui pensent, comme Peter Thiel, que « l’avenir exige des idées nouvelles et étranges », mais qu’il faut mettre fin à « l’expérience démocratique ratée des deux derniers siècles » (Curtis Yarvin).

Les universités sont des lieux idéaux pour faire émerger ces idées.

Chères étudiantes, chers étudiants, 

l’histoire est gravée dans le comportement humain.

L’avenir de la planète dépend de la capacité à façonner l’ordre international de manière à le mettre au service de la personne humaine.

Les choix du multilatéralisme et de la solidarité d’aujourd’hui détermineront la qualité de votre avenir.

Il s’agit de ne pas répéter les erreurs du passé, mais de créer un nouveau récit.

Ce n’est qu’ensemble, en tant que communauté mondiale, que nous pouvons espérer construire un avenir prospère, inspiré par l’équité et la stabilité.

Je vous souhaite, à chacun d’entre vous, beaucoup de succès dans les études que vous poursuivez, dans l’espoir qu’elles vous conduiront à être des acteurs conscients et participatifs de la communauté internationale.

Je vous adresse mes meilleurs vœux !

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