« La souveraineté de l’Ukraine est pratiquement inexistante » : comment Poutine veut négocier avec Trump

À l’arrière d’une berline blindée, Poutine veut supprimer l’Ukraine.

Après les paroles de son conseiller Patrushev, Vladimir Poutine a mis en scène sa position dans les négociations. Prenant la parole sur la banquette arrière d’une voiture, il a signifié sa disponibilité à négocier d’égal à égal avec les États-Unis de Donald Trump — tout en niant l’existence et la capacité d’action de l’Ukraine qui tient pourtant son armée en échec depuis bientôt trois ans.

Pour la première fois en français, nous traduisons et commentons cet entretien clef.

Auteur
Guillaume Lancereau
Image
Telegram @zarubinreporter

La guerre que mène la Russie en Ukraine pourrait bientôt arriver à son terme. C’est du moins ce qu’a déclaré Vladimir Poutine ce 28 janvier  : dans un mois ou deux seulement, un accord de paix pourrait être signé — à condition toutefois que les soutiens occidentaux de l’Ukraine cessent de lui fournir des moyens financiers et militaires.

Au cours d’une interview avec le journaliste de Rossija 1 Pavel Zarubin, dont nous présentons la première transcription et traduction intégrales, le président de la Fédération de Russie a proposé son interprétation toute personnelle de la manière dont les autorités ukrainiennes auraient systématiquement bloqué le processus de paix depuis le printemps 2022. De février à avril, la Russie aurait multiplié les manifestations de bonnes intentions, se serait montrée conciliante avec l’Ukraine et ses alliés occidentaux, au point de retirer ses troupes de Kiev pour ne pas forcer son adversaire à négocier « avec un pistolet sur la tempe ». Les Américains, par le truchement des Britanniques, se seraient alors rendus responsables des « bains de sang » qui ont suivi, en convainquant l’Ukraine de poursuivre la lutte et en convertissant le pays au pire jusqu’au-boutisme militariste.

Par la même occasion, Vladimir Poutine profite de cet entretien pour remettre en cause la légitimité du président Zelensky à prendre part aux négociations, son mandat de cinq ans ayant expiré, et n’ayant été artificiellement prolongé qu’à la faveur de la loi martiale. Il a de même balayé d’un revers de main le décret présidentiel de son homologue ukrainien interdisant toutes les négociations avec la Russie  : en ces matières juridiques, affirme-t-il, il n’y a que la volonté qui compte — le droit n’a qu’à s’y plier. On retrouve ici une conviction profonde du président russe  : la politique ne connaît de limites que dans la volonté du souverain. 

Par son style, sa mise en scène et la tonalité employée, il faut interpréter cette déclaration comme un élément de cadrage des possibles négociations à venir. 

Vladimir Poutine laisse entendre qu’il est prêt à négocier avec n’importe quel représentant de l’État ukrainien, si le président s’y refuse, ce qui est une manière de laisser ouverte une alternative à l’hypothèse d’un accord entre la Russie et les États-Unis sans l’Ukraine — et, cela va de soi, sans l’Europe comme l’avait déjà déclaré son principal conseiller Nikolaï Patrushev.

Il ne faut toutefois pas se leurrer  : le président russe n’a en tête que ses intérêts et il saisira toute solution qui lui serait avantageuse, quel qu’en soit le format, qu’il s’agisse d’une négociation avec les États-Unis, d’un accord de paix avec l’Ukraine, ou de la poursuite de la guerre pendant encore un, trois, ou cinq ans.

J’ai eu l’occasion de vous interroger il y a quelques jours sur les perspectives de règlement de la situation ukrainienne et vous avez alors déclaré quelque chose de fondamental, qui a eu un fort retentissement puisque tout le monde en ce moment ne discute que de cela. Vous avez déclaré qu’en raison du décret de Zelensky interdisant les négociations avec la Russie, les pourparlers qui auraient lieu dans ces conditions seraient illégitimes. Leurs résultats pourraient être déclarés illégaux à n’importe quel moment. Dès le lendemain, Zelensky s’est justifié en disant qu’il n’avait pas interdit les négociations à tout le monde, qu’il s’était soi-disant réservé cette possibilité. Il a expliqué qu’il avait signé ce décret dans un contexte où les troupes russes étaient aux portes de Kiev, qu’il fallait soi-disant lutter contre le séparatisme et empêcher de manière préventive d’éventuelles négociations secrètes avec la Russie par différents canaux. Il a conclu son discours en affirmant qu’il était le leader des négociations et qu’il interdisait à tout autre acteur de négocier. Qu’en pensez-vous ?

En réalité, les négociations ont commencé immédiatement après le lancement de l’opération militaire spéciale. Dès l’origine, nous avons annoncé au gouvernement ukrainien de l’époque que les populations des Républiques populaires de Lougansk et de Donetsk ne voulaient plus faire partie de l’État ukrainien. Nous leur avons dit  : « Allez-vous-en et tout sera terminé. Il n’y aura pas de combats, pas de guerre ». Ce à quoi ils nous ont répondu  : « Non, nous allons nous battre ».

Le journaliste Pavel Zarubin avait interviewé Vladimir Poutine le 24 janvier dernier à l’Université d’État de Moscou. Le président russe avait rappelé sa position vis-à-vis de Donald Trump : louant son intelligence et son pragmatisme, il se montrait prudent, mais confiant dans la capacité du président des États-Unis à ne pas nuire à l’économie de son propre pays en jouant sur le prix des ressources énergétiques. Il avait surtout, en rappelant sa propre formation d’avocat, insisté sur le caractère juridiquement irrecevable de toute négociation de paix tant que celles-ci seraient menées par le président Zelensky et que n’aurait pas été levé le décret de ce dernier interdisant toute négociation avec la Russie.

Malgré tout, des négociations ont été lancées aussitôt : c’était à la fin du mois de février 2022. Par la suite, des échanges et des réunions ont eu lieu en Biélorussie et se sont poursuivis à Istanbul. Que s’est-il passé là-bas ? Vers la fin mars, nous avons reçu un document de Kiev, avec la signature, soit dit en passant, du chef du groupe ukrainien de négociation, Monsieur Arakhamja. Ce sont précisément ces propositions ukrainiennes — je tiens à le souligner parce qu’il s’agit d’un point essentiel — qui ont servi de base au projet d’accord de paix élaboré à Istanbul et finalisé le 15 avril.

Entretemps, certains dirigeants européens se sont entretenus avec moi par téléphone pour me dire que l’Ukraine ne pouvait pas accepter de signer un accord de paix « avec un pistolet sur la tempe », selon l’expression de l’un de mes collègues dont j’ai déjà parlé plusieurs fois — nommément d’ailleurs. 

Vladimir Poutine semble ici faire référence à une expression utilisée par l’ancien Premier ministre britannique Boris Johnson.

J’ai demandé  : « Très bien, et que faut-il faire, alors  ? ». On m’a répondu  : « Retirer les troupes russes de Kiev ». De notre point de vue, il était clair que nous devions nous attendre à un piège. Pendant des décennies, la Russie a été trompée, on lui a fait des promesses pour finalement agir dans un sens complètement opposé. Quoi qu’il en soit, et partant du postulat qu’il fallait éviter à tout prix un bain de sang, une guerre de grande ampleur, nous avons accepté. Fin mars, nous avons commencé à retirer nos troupes de Kiev, dans deux directions. Le 4 avril, le retrait était terminé. Une partie des troupes est partie vers la Biélorussie  ; l’autre s’est directement repliée sur le territoire de la Fédération de Russie. Le 4 avril, tout était fini et l’accord que nous avions préparé à Istanbul était mis en forme le 15, à un moment, donc, où il n’y avait plus de troupes russes à proximité de Kiev. Quasiment le même jour, et malgré quelques points litigieux sur lesquels le ministère des Affaires étrangères et d’autres administrations du pays avaient attiré l’attention, j’ai donné mon feu vert pour mettre en œuvre les dispositions de ce document. Dès le 15 au soir ou le 16, nous avons informé Kiev que nous étions prêts à signer. Il n’y avait presque plus rien à retravailler  : il n’y avait plus qu’un seul élément que la partie ukrainienne avait demandé de discuter, avant que l’on puisse mettre un point final lors d’une rencontre entre les deux présidents. J’ai également donné mon accord à cette demande. 

Cette présentation mensongère des faits passe complètement sous silence la résistance effective de l’armée ukrainienne, et plus encore l’impréparation des forces russes : il a désormais été établi, au vu de la documentation interne disponible, que les services de renseignements russes avaient tout à fait mésestimé l’état des défenses ukrainiennes et l’état d’esprit des populations que les troupes allaient rencontrer — d’où une série d’erreurs tactiques qui ont coûté à Vladimir Poutine la victoire-éclair qu’il espérait.

Mais tout d’un coup, nous avons reçu de Kiev l’annonce suivante  : les Ukrainiens disaient avoir besoin de consulter leurs alliés et suspendaient le processus pour une semaine. Effectivement, on peut dire qu’ils les ont consultés  ! Comme on le sait, le Premier ministre britannique Boris Johnson est arrivé à Kiev, probablement à l’instigation de l’administration américaine alors dirigée par Joe Biden, et il a convaincu les Ukrainiens de poursuivre la guerre. Personne ne s’en cache, d’ailleurs  : des responsables ukrainiens d’assez haut rang l’ont eux-mêmes admis, et le gouvernement britannique n’en fait mystère non plus, il le reconnaît ouvertement. L’Ukraine a donc refusé cet accord et décidé de poursuivre la guerre. Pour le dire franchement, le signal que nous avons alors reçu de Kiev disait en substance  : « Désormais, nous allons nous battre jusqu’au dernier Ukrainien. C’est vous ou nous. Quoi qu’il arrive, nous allons nous battre ».

De manière frappante, le récit débité ici par Poutine converge presque parfaitement avec celui de Donald Trump : les Européens n’auraient eu aucune autonomie dans le processus décisionnels sur la guerre mais n’aurait été que les vassaux ou les marionnettes de l’administration américaine de Biden.

Ils ont donc choisi de ne pas signer cet accord de paix alors que, je le répète encore une fois, il n’y avait déjà plus de troupes russes aux abords de Kiev le 4 avril 2022, et que l’accord avait été finalisé le 15 avril. Quant au décret sur les négociations, il n’a été signé que fin septembre et est entré en vigueur le 4 octobre, soit six mois après que l’accord de paix a été approuvé. C’est pourquoi affirmer que l’interdiction des négociations a été décidée lorsque les troupes russes stationnaient aux portes de Kiev est totalement incorrect. Il est a minima incorrect de prétendre tromper à la fois sa propre société et la communauté internationale sur des questions aussi importantes. Cela ne fait que confirmer une fois de plus la nature des interlocuteurs auxquels nous avons affaire.

Et si Zelensky laissait maintenant entendre qu’il est possible de négocier avec lui, faudrait-il le faire ? qu’en pensez-vous ?

En réalité, des négociations peuvent être menées avec n’importe qui. En raison de son illégitimité, Zelensky n’est pas en position de signer quoi que ce soit, mais s’il souhaite prendre part à des négociations, je peux parfaitement désigner des gens pour les mener.

La signature d’un accord définitif est une question cruciale, puisqu’il s’agit de garantir la sécurité et de l’Ukraine, et de la Russie, dans une perspective historique de long terme. Aucune erreur, aucune ambiguïté ne peut être tolérée en cette matière  : les choses doivent être nettes.

Or d’après la Constitution ukrainienne, le président ne peut prolonger son mandat, même en temps de guerre. Seul l’organe représentatif, le Parlement du pays, la Rada, a le pouvoir de décider d’une prolongation, mais le mandat du président dure légalement cinq ans, pas davantage, après quoi son pouvoir passe au président de la Rada.

Si quelqu’un veut cependant négocier avec nous et trouver des solutions de compromis, qu’il le fasse. Que n’importe qui se présente pour négocier et, de notre côté, nous défendrons naturellement notre position, nos intérêts. Mais pour ce qui concerne la signature d’un accord, tout doit être conçu de manière à ce que la légitimité des personnes désignées par l’État ukrainien puisse être confirmée par des experts juridiques.

Par cette déclaration, le président russe confirme qu’il n’a fait que repousser dans le temps, mais sans y renoncer, son objectif d’annihilation de l’Ukraine en tant qu’entité politique souveraine. En contestant la légitimité du président Zelensky et en proposant d’y substituer une personnalité alternative dans le cadre des négociations à venir, Vladimir Poutine laisse bel et bien entendre que tout pantin à sa solde lui conviendrait et que l’avenir qu’il réserve à l’Ukraine reste la trajectoire qu’a connue la Biélorussie.

Et le décret interdisant les négociations doit-il être annulé ?

Oui, puisqu’il rendrait illégitimes toute négociation que nous entamerions aujourd’hui.

Toutefois, et c’est là un point dont je n’ai pas encore parlé, mais dont je vais toucher un mot maintenant, il reste un problème. Pourquoi  ? Parce que lorsque l’actuel chef du régime — on ne peut pas l’appeler autrement à présent — a signé ce décret, il était encore un président relativement légitime, tandis qu’aujourd’hui, il ne peut plus l’annuler, puisqu’il est devenu illégitime  ! Voilà où est le truc, l’embrouille, vous comprenez  ? Voilà où est le piège.

Par cette phrase, Poutine applique presque à la lettre la technique de brouillage du réel inventée par son conseiller aujourd’hui déchu Vladislav Sourkov, qui « a importé en politique les méthodes du théâtre d’avant-garde, en façonnant sa propre réalité, au lieu de se limiter à communiquer la réalité existante ».

Mais en fin de compte, si les Ukrainiens veulent l’annuler, il existe toujours un recours juridique  : il suffit que les représentants de la Rada le décident, conformément à la Constitution ukrainienne. Si on en a la volonté, on peut résoudre n’importe quelle question de caractère juridique. Seulement, pour l’heure, nous ne voyons aucun signe de cette volonté.

Mais je pense que leurs soutiens occidentaux… Les Ukrainiens ne peuvent pas exister, ils ne survivraient pas un mois si les sources de financement se tarissaient, s’ils ne recevaient plus de munitions, au sens le plus large du mot. Tout prendrait fin en un mois ou deux. De ce point de vue, la souveraineté de l’Ukraine est pratiquement inexistante.

Si les soutiens occidentaux de l’Ukraine manifestent leur volonté d’obtenir la paix, la solution est très simple, comme je l’ai déjà signalé à Biden il y a un moment. S’il y a la volonté, cela suffit, il ne faut rien de plus  : à ce moment-là, on trouvera aussitôt tous les moyens légaux de régler ces questions juridiques, à commencer par l’annulation du fameux décret interdisant les négociations.

Le Grand Continent logo