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Pour son second mandat, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a indiqué qu’elle souhaitait donner la priorité à la compétitivité. Votre portefeuille porte sur le climat. Ces deux objectifs sont-ils compatibles ?

La présidente von der Leyen a été un grand défenseur des politiques climatiques. Avec la Commission, sous son leadership, nous poursuivons l’action climatique à plein régime. Car on peut vouloir changer les politiques — la science, elle, ne changera pas. Le climat n’est pas un sujet que l’on pourrait choisir d’aborder un jour et d’ignorer un peu plus tard : on peut s’enfoncer la tête dans le sable pour un temps — lorsqu’on la sort, le problème est toujours là. Et le prix à payer, malheureusement, ne fera qu’augmenter.

Il n’y a donc aucune autre solution que d’agir davantage en faveur du climat.

Pour autant, il est également vrai que nous ne contribuerons ni à lutter en faveur de l’agenda climatique ni à aider nos concitoyens si nous ne disposons pas d’un environnement commercial favorable pour les industries lourdes et les technologies propres. Nous devons faire en sorte que l’Europe soit un lieu ouvert aux entreprises. Pour cela, il nous faut accélérer considérablement l’octroi des permis et simplifier les règles et les réglementations. Cela ne signifie pas qu’il faille baisser nos standards mais nous devons faire beaucoup plus en matière d’innovation et promouvoir notre propre voie vers la sécurité économique. Cela passe par la réduction de nos dépendances stratégiques et les politiques climatiques nous permettent collectivement de le faire. 

Je ne pense pas, par conséquent, que ces deux objectifs soient incompatibles.

Il n’y a aucune autre solution que d’agir davantage en faveur du climat.

Wopke Hoekstra

Une partie importante de l’opinion publique européenne soutient pourtant moins les politiques climatiques qu’auparavant : la vague verte qui avait marqué l’agenda législatif enclenché en 2019 semble avoir vécu. Avez-vous perdu l’opinion publique sur le climat ?

L’écrasante majorité des Européens se disent profondément préoccupés par le changement climatique et exigent des décideurs politiques qu’ils en fassent plus. Pourtant, une grande partie de ce groupe s’inquiète de l’impact que les politiques climatiques pourraient avoir sur leurs emplois et leurs moyens de subsistance. Ces deux éléments ne sont pas contradictoires. Il s’agit tout au plus d’un paradoxe mais qui est compréhensible : si vous travaillez dans une usine ou une centrale à charbon, vous comprenez parfaitement pourquoi nous avons besoin de politiques climatiques, mais dans le même temps vous vous inquiétez également pour votre avenir — allez-vous perdre votre emploi si l’usine ferme ?

Nous avons besoin d’une transition juste pour les personnes aux moyens limités. La classe moyenne étant la colonne vertébrale de notre société, il est absolument essentiel que les politiques climatiques fonctionnent pour elle.

La même idée s’applique au niveau international. Même si nous nous trouvons dans une phase géopolitique extrêmement difficile et que les relations diplomatiques sont tendues dans le monde entier, l’humanité n’a pas d’autre choix que de résoudre ce problème ensemble. Je l’ai constaté lors de la dernière COP à Bakou. La lutte contre le changement climatique est l’un des domaines où il existe encore un appétit pour les solutions communes : c’est ce que j’ai entendu de la part de mes homologues d’Afrique, d’Asie, voire de Chine, et de nos amis d’Amérique latine.

Il est essentiel que les politiques climatiques fonctionnent pour la classe moyenne.

Wopke Hoekstra

Vous avez été le principal négociateur européen pour les réunions de la COP de 2024. Ce format fonctionne-t-il toujours ? 

En matière de diplomatie internationale, qui plus est sur des sujets où l’unanimité est un prérequis, peu de choses sont plus difficiles à traiter que le changement climatique. Quelque 200 pays sont représentés, chacun ayant ses propres intérêts à court et à long terme… et puis il y a l’éléphant dans la pièce : la question du financement. 

Tous ces éléments sont extrêmement complexes. 

Cela ne veut pas dire qu’il faut louer la COP en bloc ; je serais même très tenté de dire que certaines de ces négociations pourraient être menées beaucoup plus efficacement.

Au total, si l’on regarde les faits, l’Europe est responsable de 6 % des émissions mondiales là où le reste du monde en représente 94 %. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter en si bon chemin : nous avons même la responsabilité de continuer à travailler sur des solutions. Nous devons mettre les autres sur la voie des marchés d’échanges du carbone et veiller à ce qu’ils fassent également baisser leurs émissions. C’est un défi mondial auquel nous devons prendre toute notre part en tant qu’Européens.

La Présidente du Conseil des ministres italien, Giorgia Meloni, a affirmé à plusieurs reprises que le Pacte vert avait été conçu selon une approche idéologique préjudiciable à l’industrie européenne. Son discours s’inscrit de fait dans la lignée d’une réaction plus large de la part de la droite internationale contre ce qu’elle considère comme un instrument des politiques identitaires. A-t-elle raison ?

Je ne pense pas que les politiques climatiques soient « woke » ou idéologiques.

Personnellement, je ne suis pas très « woke » et je considère qu’accorder trop d’importance aux questions identitaires est profondément inutile dans des débats de société qui, en fin de compte, nous affectent tous. 

Que l’on soit de droite ou de gauche, tout le monde s’accorde à dire qu’en matière de climat, il faut s’appuyer sur des données scientifiques. Et la science nous dit que nous vivons un moment dangereux si nous n’agissons pas. Il reste d’ailleurs, je le note, très peu de climato-sceptiques classiques dans ce débat.

Je ne pense pas que les politiques climatiques soient « woke » ou idéologiques.

Wopke Hoekstra

La question climatique n’est-elle pas pourtant déjà arsenalisée au cœur d’une guerre culturelle ?

Trouver des solutions au problème du climat n’est pas une affaire de guerre culturelle — ce n’est pas une affaire d’idéologie. C’est pourquoi j’insiste sur le fait que nous ne pouvons pas confondre ces questions. Le problème avec les guerres culturelles est qu’elles empêchent de juger sur pièce : ceux qui défendent cette vision se mettent des œillères et voient le monde à travers une lorgnette très étroite. C’est pourquoi je suis critique à leur égard ; quant à moi je ne vois pas de cause plus universelle que la lutte contre le changement climatique. C’est l’un des rares domaines où il peut encore exister une volonté politique de parvenir à des solutions communes. 

Un certain nombre d’États membres et votre propre famille politique, le Parti populaire européen, appellent à une révision des principaux objectifs climatiques comme l’interdiction de la vente de nouvelles voitures équipées de moteurs thermiques d’ici 2035. L’industrie automobile s’oppose également à ce qu’elle considère comme un trop grand nombre d’échéances et de pénalités. Serez-vous en mesure de mettre en œuvre vos politiques dans ce contexte ?

Ma vision des choses est très différente.

Il est important de rappeler que nous avons une industrie fantastique qui donne aux gens de la mobilité, c’est-à-dire de la liberté. Je suis très attaché à l’idée de mobilité. Je ne suis pas anti-voiture : j’aime les voitures, j’en possède une — électrique d’ailleurs — et j’apprécie profondément ce que les transports en général — qu’il s’agisse des voitures, des bateaux ou des trains — ont fait pour faire progresser l’humanité. La mobilité et la croissance sont pour moi inextricablement liées. Mais en ce qui concerne spécifiquement l’horizon 2035, je ne vois pas en quoi le fait de modifier cet objectif aiderait le climat ou l’industrie.

Le débat au sein du PPE porte sur la manière la plus compétitive pour atteindre l’objectif net zéro. Et c’est à mon sens une discussion pertinente.

Wopke Hoekstra

Certains acteurs de l’industrie automobile souhaitent un assouplissement, certes. Mais je peux aussi vous dire que certains des acteurs les plus compétitifs du secteur nous disent qu’ils ont déjà fait des investissements et qu’ils cherchent surtout de la visibilité et de la transparence. C’est d’ailleurs la chose la plus importante que vous puissiez donner à l’industrie — et je le dis d’autant plus en connaissance de cause que je viens du secteur privé.

Le PPE ne demande pas de défaire le Pacte vert ou d’abandonner tous nos objectifs. Le débat porte en réalité sur la manière la plus compétitive pour atteindre l’objectif net zéro. Et c’est à mon sens une discussion pertinente. Dire que le PPE nierait notre programme climatique est simpliste et ne tient pas compte de ce que le parti dit : l’action climatique et l’action en faveur des entreprises doivent aller de pair. En fin de compte, il y a beaucoup plus de points communs qu’il n’y paraît entre nous — car nous voulons tous que le secteur prospère à l’avenir.

La Commission européenne présentera son nouveau Clean Industrial Deal au premier trimestre 2025, en s’appuyant sur les conclusions du rapport Draghi. Le président en exercice de l’Association des constructeurs européens d’automobiles a récemment déclaré que s’il partageait  les recommandations du rapport Draghi, il considérait que la Commission n’impliquait pas suffisamment l’industrie. Pourquoi selon vous ?

Mon objectif est de présenter des arguments en faveur de la compétitivité et de la décarbonation. Nous n’y parviendrons pas avec des solutions unilatérales. Nous vivons dans un monde beaucoup plus compliqué et infiniment plus diversifié. Nous nous adressons à l’industrie et cela inclut également toutes les étapes de la chaîne d’approvisionnement.

Je viens du secteur privé et du ministère néerlandais des finances. Cela a façonné mon point de vue et mes relations avec les entreprises. Nous avons besoin d’entreprises en Europe. Je le dis à mes collègues qui ont parfois critiqué l’industrie automobile : il faut voir ce qu’elle apporte à la société et les millions d’emplois qu’elle fournit.

En ce qui concerne l’industrie européenne au sens large, nous voulons avoir un dialogue européen et nous adopterons une approche holistique : nos entreprises doivent être en mesure d’être compétitives au coût le plus bas possible en termes financiers, mais aussi au coût le plus bas possible pour la société et le climat. La décarbonation est une opportunité : elle nous rendra moins dépendants de la Russie, moins dépendants de la Chine et nous permettra de nous attaquer pleinement à la crise climatique à laquelle nous sommes confrontés.

Mon objectif est de présenter des arguments en faveur de la compétitivité et de la décarbonation.

Wopke Hoekstra

L’agenda européen s’inscrit dans un contexte mondial qui sera façonné par le retour de Donald Trump à la Maison Blanche le 20 janvier. Il a déclaré à plusieurs reprises qu’il doutait sérieusement que l’humanité contribue directement à l’augmentation des émissions de CO2 et il pourrait, par effet d’attraction, pousser davantage de pays à abandonner l’accord de Paris, que l’Union défend. Y a-t-il un plan B ?

Nous avons une longue histoire de coopération exceptionnelle avec les États-Unis.

Nous avons des valeurs communes.

Nous travaillerons sans relâche à la fois dans le domaine de la géopolitique et dans celui du climat.

Il est clair que les Américains regardent de plus en plus vers l’Asie. Mais lorsqu’on prend du recul et qu’on demande, dans n’importe quelle capitale européenne, quel est l’endroit dans le monde qui partage le plus nos intérêts, nos valeurs et nos perspectives, la réponse sera très probablement les États-Unis. Il en va de même de l’autre côté de l’Atlantique.

Le retour de Trump va également ouvrir un nouveau cycle pour l’Europe dans le contexte de l’invasion russe de l’Ukraine : comment se préparer à l’ère qui vient ?

Nous devons nous habituer à un monde de politique de puissance au plan international, à davantage de conflits et de guerres, à un recul de la démocratie, des droits humains et des institutions internationales.

En ce qui concerne le climat, l’impact sera encore plus frontal — non seulement parce que les épisodes climatiques extrêmes affecteront beaucoup plus la vie humaine mais aussi parce qu’ils charrieront d’énormes ramifications financières et géopolitiques.

Le monde entre dans un hiver géopolitique — il va falloir s’accrocher.

Wopke Hoekstra

La montée de l’intelligence artificielle, même si elle peut être au service du bien, s’accompagnera de perturbations considérables pour l’humanité.

Dans ce contexte, il y a toutes les raisons de craindre qu’on finira perdants, déclassés. Il y a également une inquiétude, que je comprends aussi, selon laquelle l’immigration ne serait pas suffisamment contrôlée et que l’intégration aurait cessé de fonctionner. L’Europe sera au cœur de bon nombre de ces dynamiques.

Si je devais résumer en quelques mots comment je vois les choses : le monde entre dans un hiver géopolitique — il va falloir s’accrocher.

L’Union a prospéré en temps de paix — mais elle n’a pas été mise à l’épreuve en temps de guerre. Cet « hiver géopolitique » va-t-il nous frapper plus durement que les autres ?

L’Europe a largement bénéficié de ses relations exceptionnellement fortes avec des pays et des partenaires du monde entier. L’Union a une disposition naturelle à tisser des liens diplomatiques solides et elle est la véritable championne du commerce international.

Mais compte tenu de sa géographie, elle est également vulnérable au changement climatique ainsi qu’aux migrations non contrôlées. Nous avons également désormais un voisin, la Russie, qui mène une guerre absolument horrible et injustifiable sur le sol européen. Car il ne s’agit pas que de l’Ukraine mais bien de la sécurité de l’Europe : le plus important et le plus urgent de tous ces défis géopolitiques est la guerre de la Russie contre l’Ukraine.

L’investissement le moins coûteux et le meilleur que nous puissions faire pour notre sécurité à long terme est de fournir aux Ukrainiens toutes les ressources nécessaires pour gagner la guerre. Si nous ne le faisons pas, le prix de la sécurité ne fera qu’augmenter — et notre crédibilité en souffrira énormément. Ce que nous faisons en Ukraine aura des répercussions sur l’avenir d’une ampleur que nous ne pouvons pas encore totalement appréhender.

L’investissement le moins coûteux et le meilleur que nous puissions faire pour notre sécurité à long terme est de fournir aux Ukrainiens toutes les ressources nécessaires pour gagner la guerre.

Wopke Hoekstra

Vous avez déclaré que « la Chine nous lance un défi si fondamental qu’il serait naïf de nier que l’Europe a un problème avec Pékin ». Quel est ce problème chinois de l’Europe ?

Il n’y a pas d’autre solution que de parler à la Chine. Ce pays compte 1,3 milliard d’habitants, il est responsable de près de 30 % des émissions mondiales : nous ne pouvons pas être naïfs. Il est clair que nous ne jouons pas sur un pied d’égalité. Si vous regardez les rapports des services de renseignement — je me réfère au pays que je connais le mieux, les Pays-Bas — ils ont publiquement dénoncé l’espionnage chinois. D’autres rapports de renseignement montrent exactement la même chose. Nous ne devrions pas être naïfs quant à la manière dont les acteurs étrangers — au pluriel — sont actifs sur notre continent d’une manière potentiellement préjudiciable à notre propre avenir en tant qu’Européens.

Dans la doctrine de politique étrangère de l’Union, la Chine est un triple acteur : un partenaire, un concurrent économique et un rival systémique. Cette doctrine peut-elle tenir ?

C’est par ses actes que la Chine doit montrer si elle veut être un partenaire ou un rival. 

Cela signifie qu’elle doit mettre en place des règles du jeu équitables — que l’on parle de cybersécurité ou que l’on parle de climat. C’est la norme que nous appliquons — non seulement à la Chine, mais aussi à nous-mêmes. Nous devons être réalistes et regarder les choses telles qu’elles sont — sans naïveté.

C’est par ses actes que la Chine doit montrer si elle veut être un partenaire ou un rival. 

Wopke Hoekstra

Au cours des dix dernières années, nous avons édulcoré ces réalités géopolitiques parce qu’elles étaient quelque peu inconfortables — et pas uniquement vis-à-vis de la Chine. La Russie en est le meilleur exemple. Nous sommes maintenant arrivés à un point, certes lentement, où au moins nous disons tout haut ce qui se passe. Mais il serait illusoire de penser qu’il suffit de faire des déclarations. Nous devons renforcer nos paroles par des actes. C’est exactement ce que font nombre de nos États membres : ils augmentent leurs dépenses en matière de sécurité et investissent beaucoup plus dans le domaine de la défense. Nous devons être en mesure de nous protéger et de protéger l’Union. Des étapes importantes ont été franchies, mais les défis ont également augmenté de manière significative. Nous devons être plus rapides et plus décisifs.