« Tel est le siècle » : Élie Halévy et la résistance à l’« ère des tyrannies »

En novembre 1936, peu avant sa mort soudaine, Élie Halévy prononce une conférence à « l’inquiétude prophétique ». Pour lui, la Grande Guerre a engendré de nouvelles formes d’États et d’idéologies qui, de l’Allemagne à l’Italie en passant par l’Union soviétique, écrasent les libertés individuelles. Il donne un nom à cette matrice : « l’ère des tyrannies ». Nous publions ce texte ainsi que les deux dernières lettres envoyées par son auteur — introduits et commentés par l’historien Vincent Duclert.

L'Europe face au fascisme — 8/9

Né le 6 septembre 1870, Élie Halévy décède soudainement le 21 août 1937 dans sa demeure de Sucy-en-Brie, la Maison Blanche. À l’heure de menaces massives mais inconnues contre les démocraties, cette disparition soudaine est un drame pour sa famille, ses amis, ses élèves et ses collègues de la philosophie et de l’histoire. Mais il a eu le temps de léguer à ses contemporains, à peine un an plus tôt, une analyse décisive sur « l’ère des tyrannies » qui recouvre l’Europe et bientôt le monde, une analyse qui révèle en contrepoint le pouvoir de la raison critique, la puissance d’une pensée politique, et l’affirmation éclatante du choix de liberté qui a toujours été la sienne. Ses proches eurent immédiatement conscience de l’importance de la thèse de « l’ère des tyrannies » qui posait des identités de nature entre les régimes d’Italie, d’Allemagne et de Russie. Élie Halévy l’exposa, pour la première et unique fois, le 28 novembre 1936 à Paris, devant la Société française de philosophie 1.

S’ajoutait ainsi une nouvelle étude à l’Histoire du peuple anglais au XIXe siècle et à l’Histoire du socialisme européen, soit les deux recherches au long cours d’Élie Halévy et ses cours à l’École libre des sciences politiques depuis 1898 pour l’une, 1902 pour l’autre. Elle commençait avec l’analyse des conséquences de la guerre elle-même en ce qu’elle bouleversait profondément les sociétés européennes et l’équilibre du monde. La guerre mondiale ne s’était pas arrêtée aux armistices de 1918 ni aux traités de la conférence de la paix. Elle avait engendré de nouvelles formes d’État, d’idéologies et de révolution qui constituaient la matrice de « l’ère des tyrannies », comme Élie Halévy l’exposa dans la conférence du 28 novembre 1936. Une telle lucidité, très en avance sur ses contemporains, portait en elle les résistances décisives aux États totalitaires. Les proches d’Élie Halévy furent aux avant-postes d’un tel combat, de Célestin Bouglé à Raymond Aron, d’Étienne Mantoux, de Jean Cavaillès, de sa femme Florence comme de sa nièce Henriette, cette dernière contribuant durant tout le second XXe siècle à faire connaître l’œuvre et la vie de son oncle mort trop tôt, restituant le courage de la vérité et l’esprit de liberté qui les inspiraient si profondément. 

Cette troisième étude sur « l’ère des tyrannies », qu’Élie Halévy assuma avec un sentiment d’urgence à mesure que grandissait le tragique de l’histoire présente, se liait à ses deux recherches initiales. La transformation du socialisme européen se muant en idéologie illibérale justifiait toutes les violences révolutionnaires et devenait partie prenante des États liberticides. Le défi lancé à la démocratie — et d’abord celle du peuple anglais — apparaissait alors d’une gravité extrême. C’est à l’université d’Oxford, dont il avait été fait docteur honoris causa en 1926, qu’Élie Halévy communiqua trois ans plus tard, invité aux prestigieuses Rhodes Lectures, l’état le plus avancé de sa réflexion sur la crise mondiale, le fanatisme de nationalité et la réponse encore possible de l’humanité. 

L’urgence de penser l’histoire résultait aussi, pour Halévy, de l’expérience personnelle qu’il en avait, par ses voyages en Europe dont, en premier lieu l’Italie. Sa femme, Florence, était née en Italie et une partie de sa famille, dont sa mère, résidait toujours à Florence. Après l’Angleterre, l’Italie était le lieu de leurs séjours à « l’étranger » bien que cette notion échappait largement au couple. En Italie, Élie et Florence furent les témoins de la révolution fasciste et de l’instauration de la dictature de Mussolini.

Enfin, le caractère très précurseur de « l’ère des tyrannies » et la puissance de la pensée d’Halévy s’expliquent sans conteste par la grande alliance de la philosophie et de l’histoire. Durant la conférence du 28 novembre 1936, Élie Halévy allait se définir comme philosophe et historien. Depuis l’affaire Dreyfus, il avait ajouté l’histoire à la philosophie. Ses travaux historiques prenaient le pas sur les travaux philosophiques. Mais il ne renonçait ni à la philosophie, ni à la codirection de la Revue de métaphysique et de morale, ni aux discussions de la Société française de philosophie. 

Bref et saisissant, l’exposé d’Élie Halévy le 28 novembre 1936 est suivi d’une longue discussion reproduite dans le volume des Œuvres complètes publiées en 2016 aux éditions des Belles Lettres 2, et dans l’ouvrage L’ère des tyrannies. Penser en résistance, paru en novembre 2024 aux mêmes éditions, dans la collection « Le goût des idées » 3. Nos commentaires sont très largement inspirés et repris des analyses qui y sont présentées. 

L’ère des tyrannies

Le socialisme, depuis sa naissance, au début du XIXe siècle, souffre d’une contradiction interne. D’une part, il est souvent présenté, par ceux qui sont les adeptes de cette doctrine, comme l’aboutissement et l’achèvement de la Révolution de 1789, qui fut une révolution de la liberté, comme une libération du dernier asservissement qui subsiste après que tous les autres ont été détruits  : l’asservissement du travail par le capital. Mais il est aussi, d’autre part, réaction contre l’individualisme et le libéralisme  ; il nous propose une nouvelle organisation par contrainte à la place des organisations périmées que la Révolution a détruites  : 

a) Le socialisme, sous sa forme primitive, n’est ni libéral, ni démocratique, il est organisateur et hiérarchique. Voir en particulier le socialisme saint-simonien. 

b) La révolution socialiste de 1848 aboutit, par un double mouvement de réaction contre l’anarchie socialiste et de développement du principe organisateur que recèle le socialisme, au césarisme de 1851 (très influencé par le saint-simonisme). 

c) À l’origine du socialisme démocratique allemand, il y a Karl Marx, internationaliste, fondateur de l’Internationale, et qui aspire à un état définitif du genre humain qui sera d’anarchie en même temps que de communisme. Mais il y a aussi Ferdinand Lassalle, nationaliste en même temps que socialiste, inspirateur direct de la « monarchie sociale » de Bismarck. 

Ces remarques nous semblent trouver une confirmation sensationnelle dans l’évolution générale de la société européenne, depuis le début de la Grande Guerre et l’ouverture de ce que nous proposons d’appeler l’ère des tyrannies 4.

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L’ère des tyrannies date du mois d’août 1914, en d’autres termes du moment où les nations belligérantes adoptèrent un régime qu’on peut définir de la façon suivante  : 

a) Au point de vue économique, étatisation extrêmement étendue de tous les moyens de production, de distribution et d’échange  ; et, d’autre part, appel des gouvernements aux chefs des organisations ouvrières pour les aider dans ce travail d’étatisation – donc syndicalisme, corporatisme, en même temps qu’étatisme. 

b) Au point de vue intellectuel, étatisation de la pensée, cette étatisation prenant elle-même deux formes  : l’une négative, par la suppression de toutes les expressions d’une opinion jugée défavorable à l’intérêt national  ; l’autre positive, par ce que nous appellerons l’organisation de l’enthousiasme.

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C’est de ce régime de guerre, beaucoup plus que de la doctrine marxiste, que dérive tout le socialisme d’après-guerre. Le paradoxe du socialisme d’après-guerre c’est qu’il recrute des adeptes qui viennent à lui par haine et dégoût de la guerre, et qu’il leur propose un programme qui consiste dans la prolongation du régime de guerre en temps de paix. Le bolchevisme russe a présenté, pour commencer, les caractères que nous disons. La Révolution russe, née d’un mouvement de révolte contre la guerre, s’est consolidée, organisée, sous la forme du « communisme de guerre » pendant les deux années de guerre avec les armées alliées, qui vont de la paix de Brest-Litowsk à la victoire définitive des armées communistes en 1920. Un trait nouveau s’ajoute ici à ceux que nous avons définis plus haut. En raison de l’effondrement anarchique, de la disparition totale de l’État, un groupe d’hommes armés, animés par une foi commune, a décrété qu’il était l’État  : le soviétisme, sous cette forme, est, à la lettre, un « fascisme ».

Le traité de Brest-Litowsk (ou Brest-Litovsk) a été signé le 3 mars 1918 entre la République bolchevique de Russie et les Empires centraux, dans la ville du même nom. À la suite de cet accord, le conflit cesse temporairement sur le front de l’Est.

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Dans l’Europe centrale, c’est précisément le « fascisme », imitation directe des méthodes russes de gouvernement, qui a réagi contre l’« anarchie » socialiste. Mais il s’est trouvé amené à constituer, sous le nom de « corporatisme », une sorte de contre-socialisme, que nous sommes disposé à prendre plus au sérieux qu’on ne fait généralement dans les milieux antifascistes, et qui consiste dans une étatisation croissante, avec collaboration de certains éléments ouvriers, de la société économique. Nous définirons de la manière suivante la contradiction interne dont souffre la société européenne. Les partis conservateurs demandent le renforcement presque indéfini de l’État avec la réduction presque indéfinie de ses fonctions économiques. Les partis socialistes demandent l’extension indéfinie des fonctions de l’État et, en même temps, l’affaiblissement indéfini de son autorité. La solution par conciliation, c’est le « socialisme national ». 

Quelles sont, pour les nouveaux régimes, les chances de propagation ultérieures  ? Quelles sont les possibilités de décomposition interne  ? Mais surtout, l’explication que nous avons tenté de donner à leur genèse, par la nature contradictoire de l’essence du socialisme, est-elle valable  ? Voilà les questions que nous soumettons à l’examen de la Société de Philosophie. […] 

Je n’ai pas l’intention de répéter, encore moins de développer, le texte imprimé qui a été adressé à tous les membres de la Société. Je me bornerai, pour ouvrir le débat, à présenter quelques observations personnelles. Non que j’attache une importance spéciale à ma personnalité  ; mais pour encourager ceux qui parleront après moi à suivre mon exemple. De la confrontation de nos « expériences », il jaillira peut-être quelque lumière sur le gros problème qui ne peut manquer de passionner, ou tout au moins de troubler, les consciences de tous ceux qui sont ici. 

Je vous rappellerai donc qu’en mars 1902, lorsqu’eut lieu la séance à laquelle Brunschvicg faisait allusion, il y avait quelques mois que j’avais commencé d’enseigner, à l’École des Sciences Politiques, l’histoire du socialisme européen au xixe siècle. Depuis le mois de novembre 1901, tous les deux ans, j’ai enseigné cette histoire.

Le cours sur l’histoire du socialisme européen est dispensé à l’École libre des sciences politiques, en alternance avec celui consacré à l’histoire de l’Angleterre, depuis janvier 1902.

J’ai donc, pour parler de socialisme, non pas en partisan, mais en historien, une certaine compétence. Max Lazard, que je vois ici, et qui n’est plus un très jeune homme, a suivi ce cours voilà bien une trentaine d’années.

Max Lazard (1875-1953) est le fils de Simon Lazard, associé-fondateur de la banque du même nom, un ami d’Élie Halévy. Après sa mort, sa femme crée en 1954, à l’Institut politique de Paris, une bourse qui porte son nom, « destinée à faciliter à des étudiants, ou étudiantes, ou à des chercheurs en sciences politiques, économiques ou sociales des recherches et des travaux, notamment à l’étranger ». Il est l’oncle de Jean-Pierre Lazard (cf. « Discours prononcé par Élie Halévy au cimetière d’Ablon, le 17 août 1926, sur le cercueil de Jean-Pierre Lazard, mort le 13 août à Trêves, à l’âge de 21 ans ».

Or, quelle était, en ce qui concerne le socialisme, mon attitude intellectuelle, lorsque j’acceptai d’entreprendre ce cours ? Autant qu’il me souvient, voici : 

Je n’étais pas socialiste. J’étais « libéral » en ce sens que j’étais anticlérical, démocrate, républicain, disons d’un seul mot qui était alors lourd de sens  : un « dreyfusard ». Mais je n’étais pas socialiste. Et pourquoi  ? C’est, j’en suis persuadé, pour un motif dont je n’ai aucune raison d’être fier. C’est que je suis né cinq ou six ans trop tôt. Mes années d’École Normale vont de l’automne 1889, juste après l’effondrement du boulangisme, à l’été de 1892, juste avant le début de la crise du Panama. Années de calme plat  : au cours de ces trois années, je n’ai pas connu à l’École Normale un seul socialiste. Si j’avais eu cinq ans de moins, si j’avais été à l’École Normale au cours des années qui vont des environs de 1895 aux environs de 1900  ; si j’avais été le camarade de Mathiez, de Péguy, d’Albert Thomas, il est extrêmement probable qu’à vingt-et-un ans j’aurais été socialiste, quitte à évoluer ensuite, il m’est impossible de deviner en quel sens. Lorsque, appliquant à nous-mêmes les méthodes de la recherche historique, nous sommes amenés à découvrir les raisons de nos convictions, nous constatons souvent qu’elles sont accidentelles, qu’elles tiennent à des circonstances dont nous n’avons pas été les maîtres. Et peut-être y a-t-il là une leçon de tolérance. Si on a bien compris cela, on est conduit à se demander s’il vaut la peine de se massacrer les uns les autres pour des convictions dont l’origine est si fragile. 

Je n’étais pas socialiste, et cependant j’avais déjà une connaissance assez approfondie du socialisme, tant par ce que je pouvais déjà observer en France que par ce que j’apprenais par mon expérience des choses anglaises. Il y avait déjà, à cette époque, trois ou quatre ans que je faisais en Angleterre des séjours prolongés et fréquents  : et déjà je m’étais lié avec les deux personnalités éminentes que sont M. et Mme Sidney Webb, inspirateurs de la Société Fabienne. Je suis resté leur ami  ; et aujourd’hui, j’ai l’impression d’être leur contemporain  ; mais, dans ce temps-là, les dix années qui nous séparent comptaient beaucoup. J’étais un jeune homme de vingt-cinq, de trente ans, qui s’entretenait avec deux aînés âgés de trente-cinq, de quarante ans, ayant déjà écrit des ouvrages qui sont restés classiques. Je les écoutais donc avec respect  ; et ils m’expliquaient les principes de leur socialisme, qui était essentiellement antilibéral. Ils poursuivaient de leur haine non pas le conservatisme, le torysme, pour lequel leur indulgence était extrême, mais le libéralisme gladstonien. On était au temps de la guerre des Boers  ; et les libéraux avancés, les travaillistes, qui commençaient à s’organiser en parti, prenaient tous, par générosité, par amour de la liberté et du genre humain, la défense des Boers contre l’impérialisme britannique. Mais les deux Webb, ainsi que leur ami Bernard Shaw, faisaient bande à part. Ils étaient impérialistes avec ostentation. L’indépendance des petites nations pouvait bien avoir du prix pour les tenants de l’individualisme libéral, mais non pour eux, précisément parce qu’ils étaient collectivistes. J’entends encore Sidney Webb m’expliquant que l’avenir était aux grandes nations administratives, gouvernées par des bureaux, et où l’ordre était maintenu par des gendarmes. 

C’est peut-être leur faute si j’ai toujours été frappé par ce qu’il y avait d’illibéral dans l’idée socialiste. Deuxième accident dans l’histoire de la formation de mon esprit  : tenez-en-compte si vous voulez comprendre, par leur origine, la nature de mes préjugés. Je fus donc amené, dans mon cours de l’École des Sciences Politiques, à insister sur certains aspects conservateurs qu’a présentés le socialisme européen au cours du dernier siècle  ; sur le socialisme autoritaire, monarchique ou chrétien ; sur Napoléon III, subissant l’influence des saint-simoniens  ; sur Bismarck, subissant celle de Lassalle. Je n’insiste pas  : je vous renvoie au texte qui est sous vos yeux. 

Je reconnais, d’ailleurs, qu’aux environs de 1910 je fus troublé par le fait qu’en Angleterre les Webb semblaient s’être trompés, et se trompant, m’avaient trompé. Il s’était produit une violente révulsion libérale, qu’ils n’avaient point prévue  ; le nouveau libéralisme était fortement teinté de socialisme  : et l’expérience Lloyd George, comme on dirait aujourd’hui, prouvait qu’on pourrait concevoir un radicalisme socialisant doué d’une vitalité très grande  ; bref, cette conciliation entre socialisme et libéralisme, que les Webb tenaient pour impossible, devenait une réalité. 

Mais la guerre est venue. À sa suite s’est ouvert ce que j’appelle l’ère des tyrannies. Les Webb et Bernard Shaw n’ont pas trahi les convictions de leur jeunesse  ; ils les trouvent vérifiées par les faits, et partagent leurs sympathies entre le soviétisme russe et le fascisme italien. 

Voilà ce que je voulais vous dire, non pour justifier ma position, mais pour l’expliquer. J’ai procédé, pour vous la faire comprendre, non pas en doctrinaire, mais en historien. C’est de même en historien – en historien philosophe, si vous voulez, et en me tenant autant que possible, et j’espère que vous suivrez mon exemple, au-dessus du niveau de la politique – que j’ai procédé pour définir cette « ère des tyrannies ». Êtes-vous d’accord, premièrement, après avoir lu le texte de ma communication, sur la réalité du phénomène historique qui en est l’objet ? Et, deuxièmement, croyez-vous que mon explication de ce phénomène soit plausible ? Je vous laisse la parole. 5

Au terme de la conférence de « l’ère des tyrannies » à la Société française de philosophie, il avait été prévu de reprendre le fil de la discussion dès que possible, tant « un monde de questions était soulevé » 6. La brusque disparition d’Élie Halévy enterra cette promesse. Mais la poursuite de la réflexion n’allait pas s’arrêter pour autant. Très vite, l’ami de l’École normale supérieure Célestin Bouglé, son cadet Raymond Aron et son élève Étienne Mantoux s’emploient à réunir les textes majeurs d’Élie Halévy afin de composer un livre pour le temps présent. Son titre s’impose, L’Ère des tyrannies. Il paraît un an après la mort de son auteur, le 18 octobre 1938, dans la prestigieuse « Bibliothèque des idées » qui vient d’être créée aux éditions Gallimard. 

Dans la préface qu’il donne au livre posthume de son ami, Célestin Bouglé s’attache à l’importance cruciale de sa thèse de « l’ère des tyrannies » de 1936. Il souligne, comme nous l’avons relevé en 2016 dans l’édition princeps pour les Œuvres complètes (Belles Lettres-Sciences Po), « la signification d’une proposition de lecture du monde présent et son impact sur la pensée philosophique confrontée à la toute-puissance de l’histoire » 7. Célestin Bouglé y voit la marque de la « réflexion la plus libre, la plus méthodique, la mieux informée qui soit » 8

Un tel exemple de courage intellectuel et de vérité humaine, tel qu’il émane d’Élie Halévy, se doit d’être communiqué à tous. Il est « un de ceux dont personne aux heures que nous traversons ne méconnaîtra le prix ». Avec lui et cet héritage sans équivalent, « les démocraties, ni en Amérique, ni en Angleterre, n’ont encore dit leur dernier mot ».

Sa vie durant, Élie Halévy fit le choix de la liberté. Liberté au regard d’une famille artiste entre son père Ludovic et son frère Daniel, avec son choix d’une carrière savante, fidèle en cela à l’enseignement de sa mère Louis Breguet et de ses ancêtres Halévy ; liberté du professeur renonçant à la Sorbonne au profit d’une moindre carrière académique mais plus à même de favoriser sa vie d’étude et de recherche ; liberté du chercheur posant sur le monde un jugement indépendant des modes et des contraintes ; liberté du philosophe allant vers l’histoire mais demeurant philosophe jusqu’à la fin, face à « l’ère des tyrannies » et devant la mort ; liberté d’un démocrate républicain exigeant pour la République dont il avait compris à la fois les vertus et les pathologies, très jeune, pendant l’affaire Dreyfus ; liberté d’un citoyen européen épris des nations et des peuples du vieux continent vers lesquels il voyageait souvent avec son épouse Florence, née en Italie ; liberté d’un penseur politique, adversaire du colonialisme et de l’impérialisme, défenseur d’un « fanatisme de l’humanité » capable de repousser le fanatisme mortel « de nationalité » ; liberté de l’intellectuel démocratique tel qu’il s’était affirmé dès l’affaire Dreyfus — et à laquelle il se réfère durant la conférence de « l’ère des tyrannies », s’y présentant comme « ’libéral’ en ce sens que j’étais anticlérical, démocrate, républicain, disons d’un seul mot qui était alors lourd de sens : un ‘dreyfusard’ ». 

« Tel est le siècle »

Mon cher ami 9

Pour suivre le cheminement de la pensée halévyenne, l’écriture épistolaire est tout à fait essentielle. Élie Halévy y élabore ses hypothèses, les soumet à ses proches, dialogue avec lui-même. En cela, il s’autorise à poursuivre l’exploration d’un monde plongé dans l’inconnu et l’inconnaissable depuis le déclenchement de la guerre mondiale. « Il vit désormais dans un autre monde qu’avant la guerre, et personne ne le sait plus que lui. Il l’a compris dès après la bataille de la Marne. Depuis lors, il n’a cessé d’écrire à ses amis qu’un nouveau siècle venait de commencer », relève l’historien François Furet dans sa préface à l’édition de la Correspondance de 1996. Ce « nouveau siècle risque d’être aussi tragique que les circonstances qui en ont formé le berceau : l’esprit nationaliste et l’esprit révolutionnaire joignant leurs efforts inverses pour faire disparaître la liberté. Tel est désormais le grand souci de sa vie, qui donne à sa pensée une inquiétude prophétique » 10. À l’heure où la tentation illibérale du monde et de l’Europe est si prononcée, il est sage de relire Halévy, d’apprendre de lui que l’illibéralisme est le berceau de la tyrannie, et que la liberté ne se négocie jamais. 

« Nous sommes rentrés depuis 1914 en pleine histoire, autrement dit en pleine tempête » 11, expose-t-il à son frère Daniel dans une lettre de 1933. Voilà selon lui le changement majeur provoqué par la guerre. « De 1870 à 1914, nous avons vécu à l’abri de l’histoire », précise-t-il. Cette correspondance active — à tous les sens du terme — ressemble à un carnet d’esquisses pour l’analyse de l’accumulation des conflits internationaux comme de l’impuissance des démocraties à gouverner leur propre destin. Malgré le pessimisme qui domine ses analyses, Élie Halévy ne cède rien à l’exigence de penser en historien et philosophe l’histoire en train de se faire, la plus tragique. L’admettre, la comprendre, c’est déjà y résister. Deux dernières lettres connues d’Élie Halévy en témoignent. Elles sont adressées depuis Londres à son ami le baron de Meyendorff, et à Gabrielle Léon, la veuve de Xavier Léon avec lequel il avait créé en 1893 La Revue de métaphysique et de morale.

Je ne voudrais pas avoir quitté Londres sans vous avoir envoyé d’ici un mot de souvenir. Dans huit jours, nous serons de retour, sur cet infernal continent. La mort des deux frères Rosselli, tous deux mes amis — l’un ennemi redoutable autant qu’acharné de Mussolini, l’autre un antifasciste des plus modérés et qui était un historien de valeur —, nous plonge dans le deuil.

Carlo Rosselli (1899-1937), homme politique et historien italien antifasciste, assassiné le 9 juin 1937 à Bagnoles-de-l’Orne par les activistes d’extrême-droite de l’organisation de « La Cagoule » pour le compte du régime fasciste italien. Carlo Rosselli, condamné par le Tribunal spécial fasciste pour avoir organisé la fuite en Corse du vieux chef socialiste Filippo Turati, s’était évadé en 1929 de l’île de Lipari et avait fondé à Paris le mouvement Giustizia e Libertà. Quand la guerre civile éclate en Espagne, il crée en 1936 le premier contingent italien pro-républicain et va lui-même se battre en Espagne, d’où il revient blessé. Ses œuvres principales comprennent Socialisme libéral (Paris, Librairie Valois, 1930) et Scritti dell’esilio (2 vol. Turin, Einaudi, 1988 et 1992).

Nello Rosselli (1901-1937), le frère de Carlo, historien lui aussi, avait publié des ouvrages sur Mazzini et Bakounine (1927) et Carlo Pisacane (1932). Il était resté en Italie, bien qu’il ait été envoyé par deux fois, à cause de l’activité de son frère, en résidence forcée dans les îles d’Ustica et de Ponza. Pour ne pas devoir prêter serment de fidélité au régime fasciste, il n’enseigna jamais à l’Université. De longues recherches sur les relations entre la Grande-Bretagne et le royaume de Sardaigne de 1815 à 1847 lui donnent l’occasion de se rendre à l’étranger et de voir ainsi son frère, généralement dans la province française ; c’est ainsi qu’il tombe victime de l’assassinat qui vise surtout Carlo. Ses dernières recherches feront l’objet d’une édition posthume, en 1954.

Pendant ce temps-là, du côté (si je puis dire) de chez vous, Staline poursuit le cours de ses sinistres exploits. Après tout, le Moyen Âge avait raison. Angli Angeli. […] 

Élie Halévy évoque ici les grands procès de Moscou qui débutent en août 1936 et qui s’inscrivent dans une politique de terreur et de purge systématique des élites soviétiques et russes. Cette fois, Staline s’attaque à la veille garde du Parti communiste et aux principaux officiers généraux. Ainsi, les chefs de l’Armée rouge, Toukhatchevski, Iakir, Ouborevitch, sont jugés et exécutés, et un communiqué laconique annonce leur disparition le 11 juin 1937. D’autres se suicident tel Gamarnik, recherché comme « complice », qui se donne la mort en mai 1937. Staline décapite ainsi la direction de l’Armée rouge, ce qui aura de graves conséquences lors de l’attaque allemande de juin 1941 à laquelle les Russes seront incapables de s’opposer efficacement.

Des tas d’auteurs viennent d’Europe Centrale parler à Chatham House, et essayer de secouer les Anges Incarnés. « Pour l’amour du ciel, si vous voulez laisser l’Allemagne libre de faire tout ce qu’elle veut sur le continent, dites-le explicitement. Ou bien si vous voulez vous opposer à ses ambitions, dites-lui non, franchement. » Mais les anges ne savent dire ni oui ni non, et continueront à ne dire ni l’un ni l’autre. 

Chatham House désigne le Royal Institute of International Affairs, un centre indépendant de réflexion créé en 1920 par différentes personnalités connues d’Élie Halévy, le colonel Edward Mandel House, le Vicomte Robert Cecil et Norman Angell. Le 24 avril 1934, Élie Halévy y a prononcé une conférence, « Socialism and the Problem of Democratic Parliamentarianism » dont le texte est repris dans L’Ère des tyrannies.

Quelle est donc cette ligne de navigation qui vous conduisit, madame de Meyendorff et vous-même, de Rotterdam en Finlande ? Il n’est pas probable que nous fassions encore cet été le voyage de Viborg. Mais qui sait ? Et il est toujours bon d’avoir les renseignements nécessaires dans sa poche. Répondez-moi à Sucy, où nous serons le 20 au soir.

On doit lire ici les inquiétudes d’Élie Halévy pour sa santé. Il a consulté un cardiologue à Londres après des alertes sérieuses.

Veuillez présenter mes respectueux hommages à madame de Meyendorff, et me croire, vous-même, votre très amicalement dévoué 

Élie Halévy

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Chère Gabrielle 12,

[…] Nous sommes bien émus par le double assassinat des frères Rosselli, pour lesquels, principalement Carlo, mais aussi Nello, nous avions beaucoup d’amitié. Qu’un homme qui s’est constamment assis à votre table, qui vous a rendu visite avec sa femme et ses enfants, ait été assassiné au coin des bois par les sbires d’un tyran, c’est une impression nouvelle pour moi, et amère. Mais je fais cependant une différence entre les victimes. Carlo, qui avait été se battre en Espagne, savait les risques qu’il courait. Mais son malheureux frère, un historien de valeur, antifasciste sans doute mais complètement en dehors de la politique, marié à une femme qui n’était rien moins qu’antifasciste, ait payé de ce prix une visite faite par accident à Carlo au jour fixé par le destin, est vraiment une atrocité. 

Cette lettre du 15 juin 1937 est la dernière qu’il adresse d’outre-Manche. Élie Halévy s’apprête à quitter l’Angleterre pour revenir « sur cet infernal continent ». Là triomphent les tyrannies, capables désormais de venir dicter leur ordre au sein même des démocraties, comme le montre l’assassinat des frères Rosselli, ses amis, décidé par Mussolini et exécuté par la Cagoule le 9 juin 1937. L’éloquente protestation d’Élie Halévy contre la politique d’indécision et d’abaissement des démocraties, l’appel à fonder leur action sur une connaissance résolue des menaces qu’elles encourent, traduisent l’idée qu’il se fait de son rôle, rôle modeste mais essentiel que l’on peut définir comme celui de l’intellectuel démocratique. Les événements qui s’enchaînent depuis l’automne 1936 confirment la thèse de l’« ère des tyrannies » présentée devant la Société française de philosophie. Ils rendent toujours plus nécessaire d’armer la démocratie en revenant à ses valeurs fondamentales, afin de lui donner les moyens de résister et même de vaincre. Cette pensée antitotalitaire qu’avec ses amis Élie Halévy est le seul à définir constitue un engagement intellectuel sans précédent. Sa mise à la disposition d’un large public, grâce à une édition resserrée et actualisée du livre de 1938, avec une préface éclairante de Perrine Simon-Nahum, confère à l’intellectuel démocratique qu’il incarne une postérité nouvelle, nécessaire pour aujourd’hui et pour demain. Le legs halévyen est majeur, en particulier dans la force de la caractérisation du réel  : l’ « ère des tyrannies » dévoilée est déjà une défaite des tyrannies. Souvenons-nous de cette leçon d’outre-tombe. 

Hélas  ! tel est le siècle. 

Bien affectueusement, 

Élie Halévy.

Sources
  1. La SFP complétait le dispositif créé en 1893 avec la Revue de métaphysique et de morale. (Cf. Christophe Prochasson, « Philosopher au xxe siècle : Xavier Léon et l’invention du ‘‘système R2M’’ (1891-1902) », Revue de métaphysique et de morale, no°1-2, 1993, p. 109-140 ; Stephan Soulié, Les philosophes en République. L’aventure intellectuelle de la Revue de Métaphysique et de Morale et de la Société française de philosophie (1891-1914), préface de Christophe Prochasson, Rennes, PUR, 2009.) Élie Halévy dirigeait cette dernière depuis la mort le 21 octobre 1935 de son ami Xavier Léon qui en était le directeur en titre. Sans avoir le titre de co-directeur de la Revue de métaphysique et de morale, Élie Halévy l’était en réalité. Voir à ce sujet deux tomes de la série « Élie Halévy philosophe » des Œuvres complètes  : Métaphysique et morale (édition critique in extenso, par Vincent Duclert et Stephan Soulié, avec introduction, documents et notes). Préface de Frédéric Worms, Paris, Les Belles Lettres, 2023 ; Correspondance philosophique (édition critique in extenso, par Vincent Duclert et Stephan Soulié, avec introduction, documents et notes ), préface de Jean-Louis Fabiani, Paris, Les Belles Lettres, 2023.
  2. Élie Halévy, L’ère des tyrannies. Études sur le socialisme et la guerre [1938], édition critique in extenso, avec introduction, documents et notes par Vincent Duclert, préface de Nicolas Baverez, Paris, Les Belles Lettres, 2016.
  3. Élie Halévy, L’ère des tyrannies. Penser en résistance, préface de Perrine Simon-Nahum, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Le goût des idées », 2024, XVIII-217 p.
  4. Je me bornerai à dire deux mots sur les raisons qui m’ont amené à préférer le vocable « tyrannie » au vocable « dictature ». C’est que le mot latin de dictature implique l’idée d’un régime provisoire, qui laisse intact, à la longue, un régime de liberté, considéré, malgré tout, comme normal. Tandis que le mot grec de tyrannie exprime l’idée d’une forme normale de gouvernement, que l’observateur scientifique des sociétés doit ranger à côté des autres formes normales : royauté, aristocratie, et démocratie. On ne saurait donc parler d’une « ère des dictatures ». Il m’est apparu d’ailleurs – sans connaître suffisamment, je l’avoue, l’histoire du monde antique, mais je suis heureux d’avoir reçu, sur ce point, l’approbation sans réserve de Marcel Mauss – que les analyses complémentaires de Platon et d’Aristote sur la manière dont s’opéra dans le monde antique le passage de la démocratie à la tyrannie trouvent une application profonde aux phénomènes historiques dont nous sommes aujourd’hui les spectateurs.
  5. Cité in Élie Halévy, L’ère des tyrannies. Penser en résistance, op. cit., p. 125-128.
  6. Célestin Bouglé l’affirme dans la préface de L’Ère des tyrannies paru en octobre 1938 (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », rééd. princeps 2016, par Vincent Duclert, préface de Nicolas Baverez, Paris, op. cit.).
  7. Ibid., p. 57.
  8. Ibid., p. 65 et pour les deux citations suivantes.
  9. Le 13 juin 1937.
  10. François Furet, Préface à Élie Halévy, Correspondance (1891-1937), textes réunis et présentés par Henriette Guy-Loë et annotés par Monique Canto-Sperber, Vincent Duclert et Henriette Guy-Loë, Paris, Bernard de Fallois, 1996, p. 49.
  11. Élie Halévy, Lettre à Daniel Halévy, 5 mars 1933
  12. Le 15 juin 1937.
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