Combattre la tyrannie soviétique après le nazisme : Albert Camus pour l’insurrection hongroise
« Il nous a fallu, pendant dix ans, lutter d’abord contre la tyrannie hitlérienne et contre les hommes de droite qui la soutenaient. Et pendant dix autres années, combattre la tyrannie stalinienne et les sophismes de ses défenseurs de gauche. »
À l’automne 1956, la gauche européenne assiste à la répression sanglante par le régime soviétique de l’insurrection de Budapest. Depuis la salle Wagram, Albert Camus prononce un discours qui fera date sur sa responsabilité d’intellectuel aux côtés des insurgés de Hongrie écrasé par les chars de Moscou. Nous le publions, ainsi que deux lettres préparatoires, avec les annotations de l’historien Vincent Duclert.
L'Europe face au fascisme — 7/9
- Auteur
- Vincent Duclert •
- Image
- Portrait d'Albert Camus en 1944 © SIPA
Message à de jeunes français en faveur de la Hongrie 1
Mademoiselle,
Ce « Message en faveur de la Hongrie à un meeting des étudiants français » a été rédigé le 23 novembre 1956 pour être lu au meeting du 28 novembre 1956 salle Wagram, organisé à l’initiative du Comité de coordination des mouvements et associations de jeunesse françaises (vingt-trois associations) en hommage à la jeunesse hongroise (voir Le Monde, 29 novembre 1956). Des messages d’Albert Camus et de David Rousset sont lus à la tribune. [OC III, p. 1135-1137].
J’ai sincèrement regretté de ne pouvoir répondre à votre invitation comme vous le désiriez.
Malgré les recherches entreprises en vue de retrouver trace de cette invitation, aucun courrier de Mlle Dalbret n’a été identifié dans le Fonds Albert Camus à Aix-en-Provence et à Lourmarin.
J’ai pourtant été touché par vos arguments et par la sympathie que vous avez bien voulu me montrer. Mais, outre la répugnance personnelle que j’ai à parler en public, je ne puis répondre à tout ce qui sollicite en même temps et de toutes parts un écrivain libre. De plus, le refus que j’ai déjà opposé à d’autres appels me rendait difficile de répondre au vôtre. Je voudrais enfin me consacrer autant que possible à faire aboutir l’appel des écrivains européens à l’ONU dont j’ai pris l’initiative.
Pourtant je voudrais ne pas être tout à fait absent mardi soir parmi vous. Puisque vous vous adressez à de jeunes auditeurs, peut-être pourriez-vous leur dire ce que, présent, je leur aurais dit et que je vais essayer de résumer.
La seule chose que je puisse aujourd’hui affirmer publiquement, après avoir participé directement ou indirectement à vingt années de notre sanglante histoire, est que la valeur suprême, le bien dernier pour lequel il vaut la peine de vivre et de combattre, reste toujours la liberté.
Les hommes de ma génération ont eu vingt ans à l’époque où Hitler prenait le pouvoir et où s’organisaient les premiers procès de Moscou. Il nous a fallu, pendant dix ans, lutter d’abord contre la tyrannie hitlérienne et contre les hommes de droite qui la soutenaient. Et pendant dix autres années, combattre la tyrannie stalinienne et les sophismes de ses défenseurs de gauche. Aujourd’hui, malgré les trahisons successives et les calomnies dont les intellectuels de tous les bords l’ont couverte, la liberté, et elle d’abord, reste notre raison de vivre. J’avoue avoir été tenté ces dernières années de désespérer du sort de la liberté. Trahie par ceux dont c’était la vocation de la défendre, piétinée par nos clercs devant les peuples silencieux, j’ai craint sa mort définitive et c’est pourquoi il m’a semblé parfois que le déshonneur de notre temps recouvrait toutes choses. Mais la jeunesse hongroise, celle d’Espagne ou de France, celle de tous les pays nous prouve aujourd’hui qu’il n’en est rien et que rien n’abat, ni n’abattra jamais, cette force violente et pure qui pousse les hommes et les peuples à revendiquer l’honneur de vivre debout. Vous tous qui entrez maintenant dans notre histoire, n’oubliez pas cela. Ne l’oubliez en aucun lieu, ni en aucun temps ! Et si vous pouvez accepter loyalement de tout discuter, n’acceptez jamais que la liberté de l’esprit, de la personne, de la nation soit jamais mise en cause, même provisoirement, fût-ce une seule seconde.
Vous devez savoir maintenant que, lorsque l’esprit est enchaîné, le travail est asservi, que l’écrivain est muselé quand l’ouvrier est opprimé et que, lorsque la nation n’est pas libre, le socialisme ne libère personne et asservit tout le monde.
Que le sacrifice hongrois, devant lequel nous avons remâché notre honte et notre impuissance, serve au moins à nous rappeler cela. Nous serons moins tentés d’accabler notre propre nation, et elle seule, sous ses péchés historiques. Nous serons plus soucieux, sans cesser d’exiger d’elle toute la justice dont elle est capable, de sa survie et de sa liberté. Vous n’aurez pas alors à nous imiter, nous qui, dans cette longue lutte, nous sommes usés à combattre pour rectifier les mots et dénoncer les mystifications, dans d’interminables et stériles luttes civiles. Vous chercherez ce qui vous réunit plutôt que ce qui vous sépare. Une certaine solitude, dure à vivre, risquera ainsi de vous être épargnée. Alors peut-être vous referez à vous tous ce pays que j’aime aujourd’hui comme la liberté elle-même et qui, malgré ses malheurs, ses faiblesses, ses fautes, continue de mériter en ce monde notre fidélité. Mais de toute manière, partout et toujours, gardez la mémoire de ce que nous venons de vivre afin de rester fidèles à la liberté, à ses droits comme à ses devoirs, et afin de ne jamais accepter, jamais, que quelqu’un, homme, si grand soit-il, ou parti, si fort qu’il soit, pense pour vous et vous dicte votre conduite. Oubliez vos maîtres, ceux qui vous ont tant menti, vous le savez maintenant, et les autres aussi, puisqu’ils n’ont pas su vous persuader. Oubliez tous les maîtres, oubliez les idéologies périmées, les concepts mourants, les slogans vétustes dont on veut encore continuer de vous nourrir. Ne vous laissez intimider par aucun des chantages, de droite ou de gauche. Et pour finir, n’acceptez plus de leçons que des jeunes combattants de Budapest mourant pour la liberté. Ceux-là ne vous ont pas menti en vous criant que l’esprit libre et le travail libre, dans une nation libre, au sein d’une Europe libre, sont les seuls biens de cette terre et de notre histoire qui vaillent qu’on lutte et qu’on meure pour eux.
Voilà, Mademoiselle, ce que j’aurais souhaité dire mardi à votre auditoire. Et que peut-être vous direz pour moi. Croyez, je vous prie, à mes sentiments respectueux.
Paris, le 23 novembre 1956.
*
Chère Mademoiselle Barna 2,
Peu de lettres pouvaient autant que la vôtre me toucher jusqu’au cœur. J’ai partagé, dans l’impuissance et la rage, le malheur de votre pays. Au moment même où vous perdiez votre patrie, moi qui ne puis vivre que pour et par la liberté, je me trouvais de nouveaux frères, mais qui mouraient pendant que j’étais à l’abri. Que dans cette Hongrie soudain si fraternelle, si déchirante, de jeunes cœurs aient pu accueillir depuis longtemps ce que j’ai essayé de dire, voilà ce que je ne savais pas et qui m’a bouleversé. J’aurais honte de vous parler, à vous qui êtes dans l’indicible malheur de l’exil et déchirée par ce que vous avez laissé, des doutes et des difficultés d’un écrivain. Mais il est vrai que dans le monde d’aujourd’hui, si grand par ses mesures, ses sacrifices et ses courants, l’œuvre pour laquelle je vis malgré tout m’a toujours paru ridiculement gauche. Là où il faudrait le souffle même de la générosité et de la liberté, chacun de mes livres me paraissaient avares et dérisoires. Les quelques mots que vous m’écrivez sur vous et sur vos camarades me redonnent plus de courage en même temps qu’ils me font une [un mot illisible] honte. C’est vous, exilée, démunie, qui trouvez encore le moyen de nous venir en aide. Comment vous remercier ?
Je n’ai pas de mal à deviner ce que vous avez vécu et ce que vous vivez. Mais je voudrais vous aider et ne sais comment. Dites-moi ce dont vous avez besoin. Voulez-vous des livres, des reproductions, de la peinture, ou ce qu’on ne peut trouver qu’à Paris ? Dites-le-moi comme à un vieux camarade qui vous sera reconnaissant de tout ce que vous pourrez lui demander.
Je voudrais bien que l’Occident ne vous paraisse pas pire qu’il n’est. Avec ses tares, ses égoïsmes, sa folie d’idées, c’est encore là que se trouve le levain du monde et tout ce qui fait et fera la grandeur de l’homme. Mais le cœur est mal partagé chez nous.
Je vais parler demain (15 mars) dans une réunion pour la Hongrie. La pensée de votre lettre m’aidera peut-être à trouver des mots de vérité. Mais les mots ne sont rien. Que puis-je faire d’autre que souhaiter de toutes mes forces que votre pays vous soit rendu dans la liberté. Oui, que la liberté nous réunisse un jour comme le malheur vient de nous faire rencontrer !
Votre respectueux
A. C.
Discours au meeting salle Wagram sur la Hongrie 3
Le meeting salle Wagram sur la Hongrie est organisé le 15 mars 1957 par l’organisation libertaire Solidarité internationale antifasciste le jour de la fête nationale hongroise. Albert Camus y prend la parole « aux côtés d’anciens insurgés et de Nicolas Lazarévitch dans un discours, expliquent les éditeurs des Œuvres complètes, dont le souffle épique et l’ironie mordante rappellent ses plus grandes allocutions, notamment “Le Témoin de la liberté” ou “Le Pain et la Liberté” » (OC IV, p. 1482). Le texte du discours est publié intégralement le 18 mars suivant dans Franc-Tireur sous le titre « Kadar a eu son jour de peur », et repris en partie par Témoins, en association avec des extraits du « Parti de la Liberté », sous le titre « Actuelles » (no 17, été 1957). [OC IV, p. 560-566].
Le ministre d’État hongrois Marosan, dont le nom sonne comme un programme, a déclaré, il y a quelques jours, qu’il n’y aurait plus de contre-révolution en Hongrie. Pour une fois, un ministre de Kadar a dit vrai. Comment pourrait-il y avoir une contre-révolution puisqu’elle a déjà pris le pouvoir ? Il ne peut plus y avoir en Hongrie qu’une révolution.
Proche de János Kádár, Georg Marosan (« mare au sang » ? 1908-1992), ministre d’État dans le gouvernement hongrois, multiplie les déclarations justifiant l’ordre soviétique à Budapest.
Je ne suis pas de ceux qui souhaitent que le peuple hongrois prenne à nouveau les armes dans une insurrection vouée à l’écrasement, sous les yeux d’une société internationale qui ne lui ménagera ni applaudissements, ni larmes vertueuses, mais qui retournera ensuite à ses pantoufles comme font les sportifs de gradins, le dimanche soir, après un match de coupe. Il y a déjà trop de morts dans le stade et nous ne pouvons être généreux que de notre propre sang. Le sang hongrois s’est révélé trop précieux à l’Europe et à la liberté pour que nous n’en soyons pas avares jusqu’à la moindre goutte.
Mais je ne suis pas de ceux qui pensent qu’il peut y avoir un accommodement, même résigné, même provisoire, avec un régime de terreur qui a autant de droit à s’appeler socialiste que les bourreaux de l’Inquisition en avaient à s’appeler chrétiens. Et, dans ce jour anniversaire de la liberté, je souhaite de toutes mes forces que la résistance muette du peuple hongrois se maintienne, se renforce et, répercutée par toutes les voix que nous pourrons lui donner, obtienne de l’opinion internationale unanime le boycott de ses oppresseurs. Et si cette opinion est trop veule ou égoïste pour rendre justice à un peuple martyr, si nos voix aussi sont trop faibles, je souhaite que la résistance hongroise se maintienne encore jusqu’à ce que l’État contre-révolutionnaire s’écroule partout à l’Est sous le poids de ses mensonges et de ses contradictions.
Les rites sanglants et monotones
Car il s’agit bien d’un État contre-révolutionnaire. Comment appeler autrement ce régime qui oblige le père à dénoncer le fils, le fils à réclamer le châtiment suprême pour le père, la femme à témoigner contre le mari, et qui a élevé la délation à la hauteur d’une vertu ? Les tanks étrangers, la police, les filles de vingt ans pendues, les conseils ouvriers décapités et bâillonnés, la potence encore, les écrivains déportés et emprisonnés, la presse du mensonge, les camps, la censure, les juges arrêtés, le criminel qui légifère et la potence encore et toujours, est-ce cela le socialisme, les grandes fêtes de la liberté et de la justice ?
Non, nous avons connu, nous connaissons cela, ce sont les rites sanglants et monotones de la religion totalitaire ! Le socialisme hongrois est aujourd’hui en prison ou en exil. Dans les palais de l’État, armés jusqu’aux dents, errent les tyrans médiocres de l’absolutisme, affolés par le mot même de liberté, déchaînés par celui de vérité ! La preuve en est qu’aujourd’hui, 15 mars, jour de vérité et de liberté invincible pour tous les Hongrois, n’a été pour Kadar qu’un long jour de peur.
Durant de longues années, pourtant, ces tyrans, aidés en Occident par des complices que rien ni personne ne forçait à tant de zèle, ont répandu des torrents de fumée sur leurs vraies actions. Lorsque quelque chose en transparaissait, eux ou leurs interprètes occidentaux nous expliquaient que tout s’arrangerait dans une dizaine de générations, qu’en attendant tout le monde marchait gaiement vers l’avenir, que les peuples déportés avaient eu le tort d’embouteiller un peu la circulation sur la route superbe du progrès, que les exécutés étaient tout à fait d’accord sur leur propre suppression, que les intellectuels se déclaraient ravis de leur joli bâillon parce qu’il était dialectique et que le peuple enfin était enchanté de son propre travail puisque s’il faisait, pour des salaires misérables, des heures supplémentaires, c’était dans le bon sens de l’histoire.
Hélas ! le peuple lui-même a pris la parole. Il s’est mis à parler à Berlin, en Tchécoslovaquie, à Poznan et pour finir à Budapest. Là, en même temps que lui, les intellectuels ont arraché leur bâillon. Et les deux, d’une seule voix, ont dit qu’on ne marchait pas en avant, mais qu’on reculait, qu’on avait tué pour rien, déporte pour rien, asservi pour rien, et que, désormais, pour être sûr d’avancer sur la bonne route, il fallait donner à tous vérité et liberté.
Ainsi, au premier cri de l’insurrection dans Budapest libre, de savantes et courtes philosophies, des kilomètres de faux raisonnements et de belles doctrines en trompe l’œil ont été dispersés en poussière. Et la vérité, la vérité nue, si longtemps outragée, a éclaté aux yeux du monde.
Des maîtres méprisants, ignorant même qu’ils insultaient alors la classe ouvrière, nous avaient assuré que le peuple se passait aisément de liberté, si seulement on lui donnait du pain. Et le peuple lui-même leur répondait soudain qu’il n’avait même pas de pain, mais qu’à supposer qu’il en eut, il voudrait encore autre chose. Car ce n’est pas un savant professeur mais un forgeron de Budapest qui écrivait ceci : « Je veux qu’on me considère comme un adulte qui veut et sait penser. Je veux pouvoir dire ma pensée sans avoir rien à craindre et je veux qu’on m’écoute aussi. »
Quant aux intellectuels à qui on avait prêché et hurlé qu’il n’y avait pas d’autre vérité que celle qui servait les objectifs de la cause, voici le serment qu’ils prêtaient sur la tombe de leurs camarades assassinés par ladite cause : « Jamais plus, même sous la menace et la torture, ni par un amour mal compris de la cause, autre chose que la vérité ne sortira de nos bouches. » (Tibor Meray sur la tombe de Rajk.)
Militant antifasciste durant la guerre d’Espagne, devenu ministre du gouvernement hongrois au lendemain de la guerre, Láslo Rajk (1909-1949) est accusé de « titisme », torturé en prison et finalement exécuté le 15 octobre 1949 à Budapest. C’est l’une des victimes les plus célèbres des purges staliniennes. Journaliste devenu écrivain, Tibor Meray (1924-2020) s’enfuit au moment du putsch et se réfugie en France.
L’échafaud ne se libéralise pas
Après cela, la cause est entendue. Ce peuple massacré est nôtre. Ce que fut l’Espagne pour nous il y a vingt ans, la Hongrie le sera aujourd’hui. Les nuances subtiles, les artifices de langage et les considérations savantes dont on essaie encore de maquiller la vérité ne nous intéressent pas. La concurrence dont on nous entretient entre Rakosi et Kadar est sans importance. Les deux sont de la même race. Ils diffèrent seulement par leur tableau de chasse et, si celui de Rakosi est le plus sanglant, ce n’est pas pour longtemps.
Secrétaire général du parti communiste hongrois, Mátyás Rákosi (1892-1971) impose la dictature stalinienne à son pays. Il doit quitter le pouvoir le 18 juillet 1956, emporté par la révolution libérale.
Dans tous les cas, que ce soit le tueur chauve ou le persécuté persécuteur qui dirige, la Hongrie ne fait pas de différence quant à la liberté de ce pays.
Le « tueur chauve » désigne Mátyás Rákosi ; le « persécuté persécuteur » János Kádár, en référence à son sort sous le pouvoir de Rákosi.
Je regrette à cet égard de devoir encore jouer les Cassandre, et de décevoir les nouveaux espoirs de certains confrères infatigables, mais il n’y a pas d’évolution possible dans une société totalitaire. La terreur n’évolue pas, sinon vers le pire, l’échafaud ne se libéralise pas, la potence n’est pas tolérante. Nulle part au monde on n’a pu voir un parti ou un homme disposant du pouvoir absolu ne pas en user absolument.
Ce qui définit la société totalitaire, de droite ou de gauche, c’est d’abord le parti unique et le parti unique n’a aucune raison de se détruire lui-même. C’est pourquoi la seule société capable d’évolution et de libéralisation, la seule qui doive garder notre sympathie à la fois critique et agissante, est celle où la pluralité des partis est d’institution. Elle seule permet de dénoncer l’injustice et le crime, donc de les corriger. Elle seule aujourd’hui permet de dénoncer la torture, l’ignoble torture, aussi méprisable à Alger qu’à Budapest.
Ce que Budapest défendait
L’idée, encore soutenue chez nous, qu’un parti, parce qu’il se dit prolétarien, puisse disposer de privilèges spéciaux au regard de l’histoire est une idée d’intellectuels fatigués de leurs avantages et de leur liberté. L’histoire ne confère pas de privilèges, elle se les laisse prendre.
Et ce n’est pas le métier des intellectuels, ni des travailleurs, d’exalter si peu que ce soit le droit du plus fort et le fait accompli. La vérité est que personne, ni homme ni parti, n’a droit au pouvoir absolu ni à des privilèges définitifs dans une histoire elle-même changeante. Et aucun privilège, aucune raison suprême ne peuvent justifier la torture ou la terreur.
Sur ce point, Budapest encore nous a montré la voie. Cette Hongrie vaincue et enchaînée que nos faux réalistes comparent avec apitoiement à la Pologne, encore sur le point d’équilibre, a plus fait pour la liberté et la justice qu’aucun peuple depuis vingt ans. Mais, pour que cette leçon atteigne et persuade en Occident ceux qui se bouchaient les oreilles et les yeux, il a fallu, et nous ne pourrons nous en consoler, que le peuple hongrois versât à flots un sang qui sèche déjà dans les mémoires.
Du moins, tâcherons-nous d’être fidèles à la Hongrie comme nous l’avons été à l’Espagne. Dans la solitude où se trouve aujourd’hui l’Europe, nous n’avons qu’un moyen de l’être, et qui est de ne jamais trahir, chez nous et ailleurs, ce pour quoi les combattants hongrois sont morts, de ne jamais justifier, chez nous et ailleurs, fût-ce indirectement, ce qui les a tués.
L’exigence inlassable de liberté et de vérité, la communauté du travailleur et de l’intellectuel (et qu’on continue d’opposer encore stupidement parmi nous, au grand bénéfice de la tyrannie), la démocratie politique enfin, comme condition, non suffisante certes, mais nécessaire et indispensable de la démocratie économique, voilà ce que Budapest défendait. Et, ce faisant, la grande ville insurgée rappelait à l’Europe d’Occident sa vérité et sa grandeur oubliées. Elle faisait justice de cet étrange sentiment d’infériorité qui débilite la plupart de nos intellectuels et que je me refuse pour ma part à éprouver.
Réponse à Chépilov
Les tares de l’Occident sont innombrables, ses crimes et ses fautes réels. Mais, finalement, n’oublions pas que nous sommes les seuls à détenir ce pouvoir de perfectionnement et d’émancipation qui réside dans le libre génie. N’oublions pas que, lorsque la société totalitaire, par ses principes mêmes, oblige l’ami à livrer l’ami, la société d’Occident, malgré tous ses égarements, produit toujours cette race d’hommes qui maintiennent l’honneur de vivre, je veux dire la race de ceux qui tendent la main à l’ennemi lui-même pour le sauver du malheur ou de la mort.
Lorsque le ministre Chépilov, revenant de Paris, ose écrire que « l’art occidental est destiné à écarteler l’âme humaine et à former des massacreurs de toute espèce », il est temps de lui répondre que nos écrivains et nos artistes, eux du moins, n’ont jamais massacré personne et qu’ils ont cependant assez de générosité pour ne pas accuser la théorie du réalisme socialiste des massacres couverts ou ordonnés par Chépilov et ceux qui lui ressemblent.
La vérité est qu’il y a place pour tout parmi nous, même pour le mal, et même pour les écrivains de Chépilov, mais aussi pour l’honneur, pour la vie libre du désir, pour l’aventure de l’intelligence. Tandis qu’il n’y a place pour rien dans la culture stalinienne, sinon pour les sermons de patronage, la vie grise et le catéchisme de la propagande. À ceux qui pouvaient encore en douter, les écrivains hongrois viennent de le crier, avant de manifester leur choix définitif puisqu’ils préfèrent se taire aujourd’hui plutôt que de mentir sur ordre.
Nous aurons bien du mal à être dignes de tant de sacrifices. Mais nous devons l’essayer, dans une Europe enfin unie, en oubliant nos querelles, en faisant justice de nos propres fautes, en multipliant nos créations et notre solidarité. À ceux enfin qui ont voulu nous abaisser et nous faire croire que l’histoire pouvait justifier la terreur, nous répondrons par notre vraie foi, celle que nous partageons, nous le savons maintenant, avec les écrivains hongrois, polonais et même, oui, avec les écrivains russes, bâillonnés eux aussi.
Notre foi est qu’il y a en marche dans le monde, parallèlement à la force de contrainte et de mort qui obscurcit l’histoire, une force de persuasion et de vie, un immense mouvement d’émancipation qui s’appelle la culture et qui se fait en même temps par la création libre et le travail libre.
Notre tâche quotidienne, notre longue vocation est d’ajouter par nos travaux à cette culture, et non d’y retrancher quoi que ce soit, même provisoirement. Mais notre devoir le plus fier est de défendre personnellement, et jusqu’au bout, contre la force de contrainte et de mort, d’où qu’elle vienne, la liberté de cette culture, c’est-à-dire la liberté du travail et de la création.
Ces ouvriers et ces intellectuels hongrois, auprès desquels nous nous tenons aujourd’hui avec tant de chagrin impuissant, ont compris cela et nous l’ont fait mieux comprendre. C’est pourquoi si leur malheur est le nôtre, leur espoir nous appartient aussi. Malgré leur misère, leur exil, leurs chaînes, ils nous ont laissé un royal héritage que nous avons à mériter : la liberté, qu’ils n’ont pas choisie mais qu’en un seul jour ils nous ont rendue !
Une allusion au livre de Victor Kravchenko, J’ai choisi la liberté. La vie publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique (trad. française, Self, 1947). Voir le jugement d’Albert Camus sur ce témoignage dans « Le temps de l’espoir » pour Actuelles II (« Création et liberté », dans OC III, p. 441-442).
Albert Camus
Sources
- Lettre à Michèle Dalbret, 23 novembre 1956. Texte retenu par Albert Camus sous le titre : « Mademoiselle (lettre à Mlle Dalbret) ».
- Lettre du 14 mars 1957. « Lettre à Mlle Barna » retenue par Albert Camus sous ce titre. [OC IV, p. 629-630].
- Texte retenu par Albert Camus pour « Actuelles IV » sous le titre « Le ministre d’État hongrois Marosan ».