De l’accélération réactionnaire dans l’Amérique de Trump à la montée du révisionnisme de l’AfD en Allemagne, soutenu par Elon Musk—l’extrême droite progresse. L’histoire ne se répète jamais, mais on gagne toujours à l’étudier — et à étudier ces figures intellectuelles qui ont vécu dans « un monde grand et terrible » (Antonio Gramsci), souvent au risque de leur vie, en construisant des œuvres qui peuvent encore nous éclairer. Pour recevoir par e-mail les nouveaux épisodes de cette série, abonnez-vous
Peu d’œuvres ont été aussi controversées en leur temps que celle d’Hannah Arendt avant de susciter un engouement explicable au moins en France par la fin de la parenthèse marxiste des sciences sociales et la nécessité de repenser le caractère politique de l’histoire — sans oublier la part qui revient à la psychanalyse, au féminisme et à la judéité.
L’un des paradoxes tient dans le contraste qui existe entre la place éminente reconnue à Arendt dans le débat public depuis les années 1980 et la critique dont fait l’objet notamment dans les analyses les plus récentes du national-socialisme la description qu’elle a donné du totalitarisme. Le progrès de l’historiographie en est une explication. Un niveau plus profond d’analyse tient à la difficulté de l’ouvrage, l’idée qu’il y aurait de la part de la philosophe une volonté, sinon d’obscurcissement de la réalité, du moins de son « épaississement », et l’interrogation philosophique à laquelle elle renvoie.
Un livre obscur
Les Origines du totalitarisme 1 est un livre obscur. On se souvient de la remarque d’Aron dans l’article qu’il lui consacre dès 1954, bien avant la traduction du livre en français en trois volumes à la fin des années 1960, alors qu’il paraît en Allemagne dès 1955 : « Le livre de Hannah Arendt est un livre important. En dépit de défauts, parfois irritants, le lecteur, même de mauvaise volonté, se sent peu à peu comme envoûté par la force et la subtilité de certaines analyses. » 2 Les notations d’Aron sont nombreuses : le livre ne correspond pas au titre ; il est mal écrit et fourmille d’approximations historiques. La portée de l’ouvrage est telle qu’il y reviendra cependant en 1965 dans son cours Démocratie et Totalitarisme. À travers ces mots, il faut semble-t-il davantage entendre la difficulté des commentateurs à entrer dans l’argument du l’ouvrage comme dans sa structure même.
Comment a-t-on lu les Origines du totalitarisme ?
Le livre publié en 1951 est en réalité la réunion de trois ouvrages rédigés entre 1945 et 1949. Les deux premiers sont écrits entre 1944 et 1947 et le tome final, dédié au totalitarisme, qui contient la comparaison nazisme-stalinisme, date des années 1948-1949. C’est lui qui donne a posteriori son unité au volume, sentiment que renforce encore l’ajout dans la seconde édition de 1958 d’une toute dernière partie intitulée « Idéologie et terreur : un nouveau type de régime ».
Les Origines est un livre touffu. Les rares indications qu’en donnent des esquisses préparatoires montrent qu’il fut un moment question d’appeler le livre Les Eléments de la honte : antisémitisme, impérialisme, racisme puis Les Trois piliers de l’enfer ou enfin tout simplement Histoire du totalitarisme. Quant à la méthode, Arendt reconnaîtra elle-même — répondant aux critiques du philosophe Eric Voegelin — que c’est avant tout l’émotion, qu’on sent palpable à travers le livre, qui en guide l’écriture.
Arendt ne l’a fait précéder d’aucune introduction méthodologique. Pire encore, la seconde édition supprime de façon définitive la préface contenue dans la première et qui venait éclairer quelques concepts centraux de l’analyse : ceux de compréhension et de causalité, de monde fictif et de mal absolu ou l’idée selon laquelle le totalitarisme aurait détruit l’essence de l’homme. Enfin, en 1966 dans une troisième édition, Arendt ajoute une préface au début du tome sur le totalitarisme dans laquelle elle se contente en réalité d’énoncer les grandes questions posées : qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi cela s’est-il passé ? Comment cela a-t-il été possible ? — sans autre commentaire.
On a souvent dit qu’il y avait dans les Origines deux livres en un. Deux livres dont la structure et surtout le mode d’écriture diffèrent, tout en se superposant, ce qui contribue à rendre le propos peu lisible. Non seulement ils ne s’articulent pas entre eux mais il ne s’en dégage aucun fil directeur, quelque chose qui pourrait être une histoire de l’État-nation ou une étude du rôle des masses en démocratie rendant compte de l’ensemble. Hannah Arendt y mêle deux disciplines : l’histoire, dans les deux premiers livres et la philosophie pour le dernier. Se superposent donc un niveau de discours qui articule la recherche de causes plus ou moins lointaines des événements de l’entre-deux-guerres et de l’arrivée au pouvoir des régimes totalitaires et une approche phénoménologique de l’expérience totalitaire et concentrationnaire.
L’une des explications donnée à ce caractère hétérogène serait celle du work in progress, de l’évolution du projet en cours de rédaction. D’autres ont été jusqu’à mettre en doute l’existence même d’une structure. L’une des critiques les plus aiguës est celle formulée par Paul Ricœur dans la Préface qu’il donne du livre postérieur d’Arendt, Condition de l’homme moderne 3. Il souligne les sauts continuels entre « la contingence de l’événement » et « l’irruption du concept », l’opposition entre un propos phénoménologique qui cherche à démontrer que « les mouvements totalitaires sont des organisations de masse d’individus atomisés et isolés » et une formalisation insistant sur l’idée de terreur comme essence. Ricœur y suggère qu’Arendt aurait en réalité voulu démontrer l’incapacité dans laquelle nous sommes de rendre compte de ce qui s’est passé. C’est bien une énigme que construit Arendt et sur ce point on donnera raison à Ricœur à condition de considérer qu’il s’agit là non d’une aporie mais d’un exercice de pensée. Dans la gradation de l’analyse du totalitarisme, l’interprétation se place en-deçà de la compréhension. D’une part parce qu’elle risque d’affaiblir le caractère frappant et scandaleux de la simple énonciation des faits en eux-mêmes, d’autre part parce qu’elle présente également le risque de conduire à une forme de morale dégradée, dans la mesure où le totalitarisme a détruit les fondements d’une morale commune.
Une herméneutique singulière
L’une des hypothèses que l’on peut formuler au sujet des Origines tient dans l’idée d’une complexité volontaire, du recours à une herméneutique singulière indiquant une position philosophique destinée à prévenir toute interprétation univoque du totalitarisme. Arendt y affirme la nécessité de réfléchir au statut de la connaissance dès lors qu’elle s’applique au totalitarisme et à la mission de l’historien. L’arrière-plan est celui d’une compréhension qui puise au registre d’une phénoménologie existentielle.
Arendt joue en réalité sur deux tableaux. D’une part, elle complexifie la réalité historique, la rend plus opaque, plaçant son lecteur en position initiale de ne pas comprendre le totalitarisme ; d’autre part, elle définit une notion de compréhension qui n’appartient qu’à elle et se situe au-delà de l’explication et de l’interprétation. Les Origines est précisément le lieu de cette double opération.
Le premier point souligne la dimension avant tout herméneutique de sa démonstration. Elle emprunte aux principes de l’herméneutique moderne, fondée au début du XIXème siècle par Friedrich Schleiermacher mais aussi à l’écriture des camps, écriture d’obscurité telle qu’on la trouve chez Paul Celan ou Primo Levi. Cette dernière idée est suggérée par une mise en parallèle de l’ouvrage avec les articles qui l’ont en quelque sorte nourris rédigés par Arendt dans les années 1940, proches de l’analyse journalistique et eux parfaitement clairs.
Certes, Arendt n’a jamais connu l’horreur des camps sinon pendant une période brève — mais toujours trop longue — dans un camp d’internement à Gurs en 1940. Reste que les camps sont au centre de l’analyse du dernier volume dans sa définition du totalitarisme. Ceci apparaît très clairement si on compare son analyse à celle d’Aron par exemple. Plus que les institutions, ce sont les hommes qui sont au centre de la dynamique décrite par Arendt ou plutôt du mouvement qui s’accomplit de leur effacement progressif.
Ce qui s’est passé dans les camps interdit de revenir aux formes d’écriture et de pensée antérieures. Les formes d’explication ne peuvent donc se dire dans les schémas et avec la langue traditionnelle. Il faut inventer autre chose. Comment témoigner de ce qu’on n’a pas vécu ? Comment faire entendre la souffrance sans la trahir ? Ce qui veut dire aussi sans lui donner un sens. Toute tentative d’analyse doit commencer par opposer au lecteur un principe de non-compréhension, principe dont la langue est porteuse et qu’elle doit rendre à travers un travail d’obscurcissement, de reconstruction. Arendt ne fait pas autre chose en s’interrogeant au moment où elle cherche à en décrire le processus de formation sur ce que signifie « comprendre » le totalitarisme.
« Comprendre » le totalitarisme
Comment rendre compte du totalitarisme, comment décrire l’enchaînement des événements politiques et institutionnels intervenus entre 1922 et 1945 en rendant compte de la possibilité même qu’ils ont eu d’advenir, et recréer les conditions d’une expérience mentale qui préserve contre la possibilité que les mêmes événements ne se reproduisent à l’avenir ? Hannah Arendt opère un déplacement par rapport à la pratique traditionnelle de l’historien ou des sciences politiques qu’elle justifie au regard du caractère inouï de ce qui s’est passé là.
Concernant les sciences politiques, Arendt, l’une des premières, insiste sur l’absence de cohérence du pouvoir, l’anarchie organisationnelle que traduit notamment au sein du régime nazi la concurrence des administrations. À travers le principe d’incertitude dans lequel sont plongées les populations et qui entretient la terreur, nazisme et stalinisme fonctionnent selon une règle de la révolution permanente. Ce qui se traduit par l’adoption de règles de sélection raciale de plus en plus strictes. De cela il est impossible de rendre compte à travers une typologie traditionnelle des régimes politiques. La disqualification de l’explication historique est plus radicale encore. Arendt tourne en effet résolument le dos à l’histoire. Rien dans cette discipline ne nous permet d’appréhender correctement le phénomène totalitaire dans la mesure où aucune des catégories dont nous avons hérité ne sont adéquates à sa nature. Ce n’est qu’à travers sa pratique qu’éclate l’originalité du totalitarisme. Voilà pourquoi il lui paraît essentiel d’introduire des ruptures dans l’analyse, là où les historiens voient plus généralement des continuités. Le seul moment où Arendt recourt à la causalité dans les Origines est l’apparition de l’impérialisme, éclairée depuis ses causes économiques et sociales.
Comprendre les origines du totalitarisme ne veut donc pas dire rechercher les causes qui ont porté au pouvoir les régimes totalitaires dans les différents pays européens mais repérer les éléments qui dans l’histoire se « cristalliseront » sous cette forme. « Eléments » et « cristallisation » s’inscrivent en faux contre l’idée d’une causalité déterministe et font signe vers une causalité réfléchissante.
Les trois éléments qui cristallisent dans le totalitarisme sont l’antisémitisme, l’impérialisme et le racisme. En eux-mêmes, ils n’ont rien de totalitaire. C’est leur rencontre qui en a créé les conditions de possibilité. « Les composantes du totalitarisme en constituent les origines, à condition que par « origines » on n’entende pas les « causes » (…) Par eux-mêmes, des éléments ne sauraient pas causer quoi que ce soit. Ils ne deviennent les origines d’événements que s’ils cristallisent soudainement en des formes fixes et définies, et à ce moment-là uniquement ». 4 Loin du déterminisme historique, la cristallisation est une manifestation de la vie. En se cristallisant, ces éléments n’ont d’ailleurs pas disparu. Si le totalitarisme a été vaincu, rien n’empêche à l’avenir la réapparition d’une nouvelle forme de totalitarisme due à une semblable cristallisation. Dès lors, la causalité applicable à l’histoire est réflexive et même contre-factuelle. Il est possible en ce cas d’imaginer qu’un ou plusieurs événements se soient produits à la place de ce qui est arrivé. En revanche une fois arrivé, l’événement est irrévocable. La mission de l’historien ne consiste pas à découvrir des causalités passées mais à interpréter la nouveauté qui vient ainsi trouer le tissu historique, d’analyser la structure nouvelle qui en émerge.
La compréhension arendtienne renvoie donc à une posture philosophique. Dans un article de 1953 intitulé « Compréhension et politique », quasiment contemporain de la publication des Origines, Arendt revient sur cette dernière pour l’opposer à la connaissance scientifique : c’est « une activité sans fin, qui nous permet, grâce à des modification et des ajustements continuels, de composer avec la réalité, de nous réconcilier avec elle, et de nous efforcer de nous sentir chez nous dans le monde ». Elle ne saurait aboutir à des résultats univoques 5. Deux processus sont ici à l’œuvre : le rejet de l’explication qui disqualifie l’objet même de la discipline historique et la volonté de réconciliation avec le monde qui fait signe vers la notion de pardon. C’est de ce processus de réconciliation dont dépend la progression dans la composition des Origines. Elle ouvre à l’idée d’une causalité de la résistance.
Une lecture philosophique des Origines
La compréhension, dit Arendt, évoquant l’ancienne prière du roi Salomon demandant à Dieu de lui accorder un « cœur intelligent », est donc une « étrange entreprise » 6. Cet appel au coeur de l’homme renvoie en réalité au dialogue infini de chacun avec soi-même dans l’idée de la présence des autres, qu’elle qualifie ailleurs « d’imagination », non au sens d’une fiction mais comme le pouvoir que nous possédons à certains moments de notre existence d’instaurer une juste distance avec les choses. « Nous sommes contemporains seulement de ce que notre compréhension réussit à atteindre 7 ». Habiter le monde c’est donc le comprendre. L’actualité de l’interprétation arendtienne du totalitarisme est donc moins à chercher du côté de l’exactitude historique que de la refondation d’une philosophie politique.
Actualité philosophique
Dans la mesure où Hannah Arendt démontre que les éléments qui permettent l’émergence d’un régime totalitaire sont présents dans d’autres périodes historiques et sous d’autres régimes mais que c’est le régime totalitaire qui les investit d’une signification nouvelle, il lui faut définir en dehors d’une démarche typologique ce qui en constitue l’essence.
Le caractère inédit des totalitarismes tient dans le rapport que ceux-ci instituent à l’homme, la manière dont ils le détruisent non seulement physiquement mais l’anéantissent moralement au point qu’on pourrait en arriver à une situation où l’existence humaine ne trouverait plus de raison d’être à son existence sur terre. La radicalité du totalitarisme vient de ce qu’il détruit à la fois l’aptitude de l’homme à l’action et sa faculté de penser. En ce sens, il ne marque pas une régression vers la tyrannie, pas plus qu’il constitue un régime stricto sensu. L’impensable tient dans cette étrange dialectique par laquelle la dépolitisation de la société provoque l’anéantissement de la nature même du politique. Le fait totalitaire invite donc à percer l’essence même du politique et à repenser les formes du pouvoir susceptibles d’échapper à la logique de domination, qui brise les expressions spontanées de l’agir commun.
Arendt applique au totalitarisme — et au nazisme avant tout — le schéma de Montesquieu selon lequel les sociétés humaines perdurent à la fois grâce à leurs lois et à leurs mœurs. Alors que les régimes totalitaires paraissent agir dans l’arbitraire le plus total, bouleversant le fondement des lois naturelles, Arendt démontre au contraire qu’ils répondent à une loi dont le but, loin d’assurer la stabilité d’un ordre civil et politique, bouleverse celui-ci en permanence. La déstructuration de l’ordre collectif et individuel qui en découle rend le monde incompréhensible et terrifiant à la fois. On pense ici au texte qu’Arendt consacre au Château de Kafka d’où elle conclue « K est en permanence accusé d’être inutile, indésirable 8 ».
C’est ici que l’idéologie entre en scène. Elle assure en effet le renouvellement incessant de la loi et son caractère surplombant. C’est par son biais que s’accomplit l’élimination de l’homme. Ce qui frappe à travers les totalitarismes, c’est leur volonté de fabriquer un homme nouveau, c’est-à-dire d’éliminer l’individu au profit de l’espèce. C’est dans ce lien entre loi et destruction de l’humanité que se niche la singularité de l’analyse arendtienne de l’idéologie par rapport à celle que développent au même moment Voegelin ou Aron. Si Arendt refuse le syntagme de « religions séculières » pour désigner l’emprise sur les esprits exercée par les totalitarismes c’est qu’en effet dit-elle ceux-ci ont en vue la destruction des corps et non la conquête des esprits. La théologie traite l’homme comme un esprit, là où les totalitarismes le réduisent à la condition de corps. Lire les totalitarismes à partir de notions telles que la sécularisation ou la religion reviendrait à réduire celles-ci à leur fonctionnalité et à en ignorer en réalité le contenu. Au-delà, cette identification engage les notions d’autorité et de liberté qui vont constituer à partir des années 1960 le cœur des réflexions d’Arendt.
Le souci des autres
Il apparaît évident, à la lire, que la démarche d’Arendt ne visait aucunement à faire du totalitarisme le concept synthétique et englobant qu’il est légitimement devenu sous la plume des historiens. Elle désigne bien davantage une attitude de la pensée qui indique dans le fait de « comprendre » à la fois une connaissance fondée sur le singulier en même temps qu’une présence au monde inscrite dans l’idée d’un partage de celui-ci. On doit donc lire les Origines comme la volonté de refonder une philosophie politique dont le totalitarisme serait à la fois à l’origine de l’injonction et l’instrument.
Hannah Arendt s’en ouvrait déjà dans une lettre adressée à Mary Underwood le 14 septembre 1946 qui présente le projet des Origines : « Derrière l’antisémitisme, la question juive ; derrière le déclin de l’État-nation, le problème non résolu de la nouvelle organisation des peuples ; derrière le racisme, le problème non résolu d’un nouveau concept d’humanité ; derrière l’expansion pour l’expansion, le problème non résolu de l’organisation d’un monde qui rétrécit constamment et que nous sommes contraints de partager avec des peuples dont les histoires et les traditions n’appartiennent pas au monde occidental 9. » Il s’agit désormais de réfléchir à l’idée de nature humaine.
Le totalitarisme est avant tout une expérience ; celle que caractérise le déploiement du Mal qui semble échapper à toute intelligibilité et ce, en dépit de l’utilisation de méthodes scientifiques comme dans la mise en œuvre de l’extermination. C’est le plus souvent sous l’apparence de la rationalité, poussée à l’extrême, que s’opère le basculement vers l’irrationnel. L’impensable prend alors la forme de la transgression des limites d’une raison hypertrophiée que l’expérience totalitaire radicalise jusqu’à aboutir à un système générateur de chaos. En ce sens, l’impensable marque la disparition de la capacité de penser. Certains, comme Adorno et Horkheimer, y verront l’origine de l’avènement d’une rationalité froide en lieu et place de la raison kantienne garante de l’universalisme et de l’autonomie de l’individu.
Ce n’est pourtant pas la raison qu’Arendt met en cause mais les effets de son annihilation sur les individus. Elle l’aborde à travers une étude phénoménologique des liens sociaux, qui forment le fond du monde commun et des conséquences de sa disparition. « Les mouvements totalitaires avaient moins besoin de l’absence d’une structure de masses, que des conditions spécifiques d’une masse atomisée et individualisée ». C’est sur ce plan que l’on peut se permettre de comparer le nazisme et le bolchévisme, qui voient pourtant le jour dans des circonstances très différentes. « Pour transformer la dictature révolutionnaire de Lénine en un régime totalitaire, Staline fut d’abord obligé de créer artificiellement cette société atomisée que des circonstances historiques avaient déjà préparée en Allemagne pour les nazis ». Czesław Miłosz décrira, lui aussi, ce processus dans la Pensée captive en 1954. Adhérer à l’ordre totalitaire nouveau ne veut pas nécessairement dire être « croyant », mais seulement que l’on se range aux « nouvelles habitudes » 10, y compris les plus brutales, le fait par exemple que l’on assigne à certains citoyens le lieu où ils doivent résider en raison de leur appartenance nationale, confessionnelle ou de leur langue, ces nouvelles règles qui font qu’enjambant un cadavre, on finit par ne même plus s’en scandaliser. Adhérer signifie pratiquer le ketman — cette réserve mentale qui permet d’adhérer en apparence à la vision des vainqueurs en masquant ses propres opinions.
Le chapitre conclusif des Origines décrit les différentes versions de l’impossibilité d’être au monde dues à la terreur exercée par les régimes totalitaires. Celle-ci vient en effet détruire toute possibilité pour l’homme de s’inscrire dans le monde, d’y trouver sa place. Là où l’isolement pré-totalitaire laisse encore intactes les relations de la sphère privée, la désolation caractéristique des régimes totalitaires ne laisse plus rien subsister d’une forme de réassurance. Elle proclame la superfluité des masses et celle des individus eux-mêmes. Elle rompt toute forme d’attache et de confiance. « D’un côté la contrainte de la terreur totale qui en son cercle de fer, comprime les masses d’hommes isolés et les maintient dans un monde qui est devenu pour eux un désert ; de l’autre, la force auto-contraignante de la déduction logique, qui prépare chaque individu dans son isolement désolé contre tous les autres : toutes deux se correspondent et ont besoin l’une de l’autre afin de mettre en marche le mouvement régi par la terreur, et de le maintenir en marche 11 ». L’expérience totalitaire est donc une expérience de désolation dont la logique place les individus à la merci d’un pouvoir qui n’a d’autre objectif que de les placer dans une démarche suicidaire. Il en résulte un découplage entre le totalitarisme et le pouvoir, qu’Arendt définit comme un effort organisé par les hommes et qui les réunit. Contrairement aux analyses habituelles, le totalitarisme est à ses yeux un régime dont le pouvoir est absent.
Replacer l’homme au centre de la philosophie et de l’action politique constitue donc, pour elle, le seul moyen de prévenir l’apparition de nouveaux totalitarismes. Comprendre signifie passer du côté du sentiment et de l’action. Car ce ne sont pas des idées qui ont amené au triomphe des totalitarismes mais bien des actions. « La terrible originalité du totalitarisme ne tient pas au fait qu’une « idée » nouvelle soit venue au monde, mais à ce que les actions mêmes qu’elle a inspirées constituent une rupture par rapport à toutes nos traditions : ces actions ont manifestement pulvérisé nos catégories politiques, ainsi que nos critères de jugement moral » 12. C’est donc à travers la mise en œuvre des différentes actions dans le champ public qu’il faut se prémunir d’un retour possible de la violence. Celles-ci ont pour but de ménager un monde commun, de permettre à l’homme d’expérimenter les différents états de sa nature sans pour autant se couper des autres et en se rapportant à un sens commun.
Cela conduit à inverser le sens à donner à la politique. Sans doute est-ce pour cela que l’éducation et la culture prendront une place centrale dans l’œuvre d’Arendt au cours des années 1960 dans la mesure où ils constituent le terreau de cette communauté humaine. La réflexion sur le totalitarisme rejoint la réflexion sur l’homme : telle est la principale vérité à côté de laquelle une approche historique pourrait nous faire passer. Se situer sur le seul plan de l’histoire nous conduit à réfléchir de façon limitée en termes de survie ; chercher à comprendre la pratique totalitaire, c’est-à-dire le surgissement d’actions totalitaires dans un monde qui ne l’était pas, nous pousse à scruter en nous-mêmes comment celles-ci ont pu devenir réalité. Ainsi la « compréhension », centre de l’analyse, devient-elle avant tout compréhension de nous-mêmes. Insuffisante à animer la lutte contre les totalitarismes, elle seule lui confère un sens indispensable à sa réussite. On en revient dès lors à la langue. Habiter chez soi, habiter sa maison, c’est habiter sa langue. Faire violence aux hommes c’est faire violence aux mots en les privant de ceux à travers ils se forgent un chez-soi, une identité concrète. Telle est la leçon majeure qu’elle retient du totalitarisme et qui explique la critique qu’elle fait de la notion de droits de l’homme trop abstraite à ses yeux et vide de tout contenu. L’homme ne doit pas être pensé à travers une référence universelle mais comme bien comme revêtant un contenu concret.
Sources
- Désormais noté Origines.
- Raymond Aron , « L’Essence du totalitarisme », Commentaire, 2005/4, n° 112, p. 943-954, p. 943.
- Paul Ricoeur, « Préface à Condition de l’homme moderne » [1983], Lectures I. Autour du politique, Paris, Editions du Seuil, 2014, p. 43-66.
- Hannah Arendt, La Nature du totalitarisme, Paris, Payot, « Bibliothèque philosophique Payot », 1990, p. 73.
- Ibid., p. 33.
- Ibid., p. 65.
- Ibid., p. 66.
- Hannah Arendt, La tradition cachée, Paris, Éditions Payot, p. 210.
- Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, « Quarto », 2002, p. 179-838. Cité dans la préface à l’ouvrage de P. Bouretz, p. 143-175, p. 143.
- Cf. Czesław Miłosz, La Pensée captive, Paris, Gallimard, « Folio », 1988, p. 51.
- Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, op. cit., p. 831.
- Hannah Arendt, La Nature du totalitarisme, op. cit., p. 36.