La Montagne magique a 100 ans. Pour célébrer l’anniversaire de chef d’œuvre européen, pendant les vacances de Noël, le Grand Continent publiera une série d’extraits et d’entretiens pour lire ou relire ce sommet de la littérature européenne. Pour recevoir tous les épisodes de cette série, abonnez-vous.
La Montagne magique a cent ans. Comment lire ou relire ce chef-d’œuvre de Thomas Mann ?
Je lis La Montagne magique comme l’un des grands contes de fées modernistes pour adultes, au même titre que les histoires de Kafka. Bien que les critiques l’aient généralement décrit comme un roman d’idées, Mann l’a d’abord offert à ses lecteurs comme une sorte de parabole ou légende — moderne, mélancolique et ironique. Son intrigue est une quête, une recherche entreprise par notre héros, Hans Castorp, qui aspire à abandonner le monde du travail, des examens et des apprentissages qui le laissent pâle et tremblant, pour une utopie de repas, de cigarettes, de débats et d’aventures amoureuses.
Hans Castorp peut nous sembler naïf, mais parmi les ennuyeuses et méticuleuses classes bourgeoises allemandes, cette naïveté lui confère une noblesse paradoxale : il est un chevalier errant moderne, un jeune homme ayant le loisir de chercher son paradis sur terre. Ses errances le mènent à Clawdia Chauchat, aussi altière que n’importe quelle dame des romances médiévales. Il façonne son engouement initial en amour, avec un solipsisme aussi scrupuleux qu’enchanteur. Tout autour de lui, des amants et des patients, vivants et mourants, sont enveloppés dans leur propre domaine, mystérieux, aussi étonnamment beau et original que pervers, disproportionné, grotesque, irréductiblement contaminé par la mort.
Thomas Mann écrit dans la préface que l’histoire « se déroule, ou, pour éviter consciencieusement tout présent, elle se déroula, elle s’est déroulée jadis, autrefois, en ces jours révolus du monde d’avant la Grande Guerre, avec le commencement de laquelle tant de choses ont commencé qui, depuis, ont sans doute à peine cessé de commencer. C’est donc auparavant qu’elle se déroule, sinon très longtemps auparavant. Mais le caractère ancien d’une histoire n’est-il pas d’autant plus profond, plus accompli et plus légendaire qu’elle se déroule plus immédiatement ‘auparavant’ ? En outre il se pourrait que la nôtre, à d’autres égards encore, et de par sa nature intime, tînt plus ou moins de la légende. »’ 1
Dans le numéro de la Neue Rundschau consacré au centenaire de La Montagne magique, j’ai tenté de paraphraser la première moitié du roman dans le style du conte de fées 2. J’ai été surprise par le fait qu’ainsi, il est vraiment possible de rendre visibles la structure narrative du roman et son anatomie. La romance forme le squelette du livre, exécutant les mouvements essentiels de l’intrigue. Les idées en sont la chair, dissimulant ces mouvements. Elles confèrent une respectabilité séculière à ce qui, autrement, apparaîtrait tout simplement comme une histoire d’amour ou de désir non partagé. Mann écrivait dans une lettre à sa fiancée de l’époque, Katia Pringsheim : « Sehnsucht (vague à l’âme, langueur, nostalgie) 3 — est mon mot préféré, mon mot sacré, ma formule magique, ma clef du mystère du monde ».
Mais que faire donc de la « conversation infinie » qui structure et habite le livre ?
De nombreuses couches sont nécessaires pour que cette magie reste cachée. Nous passons d’un monologue à l’autre : Dr Krokowski, le psychanalyste sérieux ; Settembrini, le « joueur d’orgue des Lumières » ; et Naphta, le jésuite autoritaire. Leurs discours longs, denses, excessivement élaborés, semblent conférer au roman une fonction éducative qui s’inscrit dans la tradition humaniste.
Cependant, il serait erroné de séparer les surfaces intellectuelles du roman de ses profondeurs émotionnelles. Nous devrions lire le roman de manière dialectique, afin de révéler comment ses genres distincts luttent entre eux, se mêlent et s’interpénètrent, pour constituer la formule magique de son univers. Ce n’est qu’alors que nous pourrons apprécier comment la suprême virtuosité de la prose de Mann réside dans son engagement discipliné, presque fanatique, envers l’entrelacement de tout — même des éléments qui semblent habituellement incompatibles : la maladie et la santé, la vie éveillée et le rêve, l’amour et la pédagogie.
Quand avez-vous lu La Montagne magique pour la première fois ?
Dans un moment particulier de ma vie, pendant l’hiver de 2011. Je venais de rencontrer mon mari, et je me souviens qu’il m’avait dit avoir suivi, au cours des premières années de sa formation universitaire, un cours sur La Montagne magique qu’il considérait comme le plus influent de sa vie. Il n’est pas spécialement passionné par la littérature, mais je me demande parfois si les conseils de lecture les plus marquants ne viennent pas de personnes qui n’ont pas vraiment l’habitude de lire.
J’ai lu La Montagne magique pendant les vacances d’hiver. C’est le moment idéal pour lire un roman qui traite de l’expérience de l’immersion dans un climat étranger — un roman qui vous invite à plonger dans un autre monde. J’ai eu l’impression d’être immergée dans mon film d’hiver préféré, L’Arche russe d’Alexandre Sokourov. Il s’agit d’un plan séquence de 86 minutes tourné dans le musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. Chaque pièce traversée par la caméra est peuplée de personnages issus d’époques différentes. C’est l’un des films les plus douloureusement beaux que j’aie jamais vus. Il partage avec La Montagne magique cette capacité à vous capturer dans un monde qui semble d’abord étranger, mais qui devient ensuite, de manière troublante, familier.
J’ai relu La Montagne magique pour son centenaire et, cette fois-ci, je l’ai relue en parallèle à une biographie extraordinaire de Thomas Mann intitulée The Mind in Exile : Thomas Mann in Princeton par Hermann Kurzke 4. J’ai été frappée par la manière dont Thomas Mann, dès le plus jeune âge, a l’intuition de la relation entre Éros et la mort. Il consacre tellement de temps à travailler cette relation, à la tordre, à lui tourner autour jusqu’à La Montagne magique.
Ce livre a été écrit dans un temps suspendu entre la maladie et la guerre — il se lit aujourd’hui dans des conditions qui paraissent jouer d’une manière inquiétante cette répétition…
Il a été écrit dans l’interrègne entre deux grandes guerres. Il est marqué par les séquelles de pertes immenses, tant sur le champ de bataille qu’au sein des grandes villes européennes, provoquées par une autre pandémie : celle de grippe espagnole. Cela semble aller de soi, mais il faut rappeler que La Montagne magique est un roman sur la maladie. Au sanatorium Berghof, la maladie est omniprésente, bien qu’elle soit presque invisible. Elle libère, dans un sens freudien, l’instinct de mort, aux côtés d’une force érotique incroyablement convaincante, presque irrésistible. Ce sont les deux forces que l’on voit coexister dans le sanatorium de Mann.
Ces deux forces semblent également définir notre époque. La mort est partout présente — à l’échelle planétaire et locale : des États-Unis à l’Ukraine en passant par le Moyen-Orient. En même temps, pendant et surtout après la pandémie, nous avons été témoins d’un désir érotique de connexion, d’une demande diffuse de construction d’autres formes de communautés, de rassemblements qui défient la pulsion de mort.
Mann est intensément ironique dans sa représentation de ces forces. Ce qui est à la fois merveilleux et frustrant, c’est qu’il ne se fixe sur aucun point de vue particulier ni ne propose de prescription précise face à toute cette dévastation. Cela semble très vrai pour notre époque, où il n’existe pas de chemin clair à suivre pour réparer le monde, et où l’on a l’impression qu’il n’y a face à nous que la possibilité d’un glissement sans fin vers l’effondrement planétaire.
On dit souvent que notre génération a une faible capacité d’attention. Les longues conversations et dialogues qui, pour reprendre votre métaphore, forment « la peau » de La Montagne magique, semblent totalement anachroniques — et il est vrai que peu d’auteurs écrivent encore de cette manière aujourd’hui.
La meilleure illustration de ce point nous est offerte par le livre d’Olga Tokarczuk, Le Banquet des Empouses 5, qui est une parodie de La Montagne magique. L’histoire se déroule dans un sanatorium plus modeste, qui n’est ni aussi beau ni aussi luxueux que le Berghof. Le personnage principal n’est pas un bourgeois allemand, mais un jeune hermaphrodite polonais issu de la classe ouvrière. On nous dit que les patients du sanatorium ont les grands débats historiques à la Settembrini et à la Naphta, mais le protagoniste, qui n’a ni le capital culturel ni la sensibilité nationale pour en saisir la portée, n’y participe pas. Toutes ces idées sont balayées par des phrases savoureuses telles que : « Et puis ils ont parlé de progrès, mais il n’écoutait pas vraiment ».
On peut néanmoins se demander si la culture des podcasts, malgré sa superficialité, ne montre pas qu’il reste une force narrative et contemporaine dans cette caractéristique particulière de La Montagne magique — l’idée d’une conversation infinie. Ne faudrait-il pas voir, d’une manière certes un peu provocatrice, dans Joe Rogan un Naphta travesti ?
J’essaie d’imaginer à quoi ressembleraient ces personnages dans le monde des réseaux sociaux — mais ce n’est pas un exercice facile. La façon dont Naphta et Settembrini parlent ne correspond à aucune manière de s’exprimer dans la vie réelle — non seulement à notre époque, mais également à la leur. La fonction de leur discours est profondément littéraire : à travers leurs échanges, le roman nous permet d’habiter le pur temps de loisir des intellectuels, éloignés du monde du travail quotidien. Aucun personnage politique, podcasteur ou même l’intellectuel le plus brillant et élégant ne pourrait accomplir cela dans la réalité.
L’un des tours du roman, et l’une des raisons pour lesquelles je le considère en partie comme un conte de fées, est qu’il nous fait croire que des personnages comme ceux-ci peuvent être réels, et qu’ils peuvent incarner des positions adoptées par des personnes que nous pourrions connaître et côtoyer au quotidien. Mais cela est absurde. Personne ne parle comme Naphta ou Settembrini et, par conséquent, aucun discours n’est vulnérable à des lectures ironiques de cette nature. Ce qui m’intéresse dans leur extrémisme, c’est qu’il est difficile de déterminer s’il s’agit d’un pur ballet intellectuel ou s’il y a un véritable sentiment derrière les idées qu’ils défendent.
La lecture d’un roman comme La Montagne magique exige une certaine discipline.
Ce roman est pleinement conscient de la discipline qu’il demande à ses lecteurs. Par exemple, la première partie du livre — le premier « livre », si je puis l’appeler ainsi — nous fait traverser les trois premières semaines de Hans au sanatorium. Elle est relativement courte par rapport au reste du roman, et les chapitres qu’elle contient sont également plus courts. Mais à mesure que le roman avance, le livre s’étend. Les chapitres s’allongent, et le contenu devient plus exigeant et complexe, avec de longs discours déclamatoires et des sections étendues des pensées de Hans et de ses récits phénoménologiques sur son propre corps et le corps de Clawdia Chauchat.
Ce faisant, le roman reconfigure notre perception du temps de lecture. Il nous apprend à le lire à son propre rythme, à son propre tempo, plutôt qu’à celui de l’horloge, de la semaine de travail ou, aujourd’hui, de nos smartphones. Je pense que Mann était très conscient qu’il demandait à ses lecteurs d’ajuster leur compréhension de la temporalité littéraire, ce qui constitue une exigence extraordinaire à imposer à son public.
Quel est le temps de La Montagne magique ?
Le roman mesure le temps de différentes manières. Au début, il enregistre son passage de manière très précise, presque calendaire. Chaque jour, chaque heure est comptée. Le temps est marqué par un cycle de vingt-quatre heures, de sept jours, par le passage du mardi au mercredi, ou encore par l’arrivée du week-end. Cela ressemble beaucoup à la manière dont nous mesurons le temps dans notre vie quotidienne : le temps de la journée ou de la semaine de travail.
Puis, peu à peu, cela s’estompe. Le roman s’oriente vers une temporalité plus sociale, rythmée par les personnages et leurs dynamiques. Le temps est marqué par ceux qui arrivent, ceux qui partent, et la durée de leur séjour. Nous suivons le temps des diagnostics : combien de mois il reste à un patient dans son traitement, ou quand il commence activement à mourir. Le roman suit aussi, par exemple, la longueur et la fréquence des débats entre Settembrini et Naphta. Ou encore, il compte les moments où Hans Castorp aperçoit Clawdia Chauchat et les jours ou semaines qui s’écoulent entre ces rencontres.
Enfin, le roman adopte le temps de l’Histoire. À un certain moment, peut-être dans le troisième ou quatrième livre, nous commençons à remarquer les saisons, mais soudain, ces saisons deviennent ambiguës : nous savons que c’est l’hiver, mais nous ne savons pas quel hiver. À la fin des sept années de séjour de Hans Castorp, nous nous retrouvons au cœur de la Première Guerre mondiale, qui éclate comme un coup de tonnerre, titre du dernier chapitre. Nous sentons que la guerre se préparait depuis longtemps, mais nous étions dans le temps du sanatorium, et ainsi l’Histoire ne devient visible pour nous qu’en tant que rupture monumentale dans le roman.
Faut-il un roman de cette ampleur pour provoquer une telle transformation chez le lecteur ?
Quand je pense à d’autres romans capables de provoquer ce type de métamorphose chez le lecteur, je pense à Ulysse de James Joyce ou à Middlemarch de George Eliot. Ce sont des œuvres vastes et foisonnantes, profondément conscientes de la manière dont elles demandent aux lecteurs d’interagir avec le temps. Elles sont souvent divisées en chapitres ou sections qui reflètent cette tentative de recalibrage.
Pensez-vous qu’il y ait encore des personnes prêtes à subir ce type de « recalibrage » aujourd’hui ?
Absolument, mais de moins en moins.
Qu’est-ce que cela signifie ?
Cela signifie que la communauté de personnes disposées et capables d’avoir des conversations comme celle que nous avons actuellement deviendra de plus en plus restreinte. Elle deviendra plus élitiste — davantage marquée par les inégalités de classe et d’éducation. Nous devrons travailler d’une manière encore plus intense pour convaincre tous ceux qui restent en dehors que ce type d’engagement avec la littérature vaut l’effort.
Nous devrons également les convaincre d’investir du temps dans un projet littéraire qui n’a ni morale politique ni issue définie. Les personnages de Mann parlent longuement des avantages de l’humanisme libéral et du progrès, ou encore de l’inévitable poussée vers le nihilisme et la destruction. Mann place Hans Castorp au milieu de ces pédagogues prolifiques. Et Castorp apprend à écouter, à répondre et à ne rien accepter comme vérité incontestable. Mais à la fin du livre, ce n’est pas comme si l’une ou l’autre de ces voies, l’humanisme libéral ou l’anarchisme nihiliste, représentait la voie à suivre.
La mort de Naphta n’est donc pas la fin de l’extrême crise de la rationalité — reflétant l’évolution personnelle de Mann pendant l’écriture du livre ?
J’ai du mal à croire que la mort de Naphta résolve quoi que ce soit. Il se suicide au milieu du duel qu’il est censé livrer contre Settembrini. Le duel nourrit l’illusion d’une conclusion : en permettant à une personne de triompher de l’autre – que ce soit Settembrini ou Naphta – nous, en tant que lecteurs, croyons que les débats sans fin mis en scène dans La Montagne magique seront enfin tranchés. Mais le suicide brise cette illusion.
Il vaut la peine de réfléchir à la manière dont le suicide se déroule. Settembrini refuse de tirer sur Naphta, et Naphta se tire une balle lui-même. L’inaction de Settembrini, suivie de l’action violente et de la mort de Naphta, semble refléter parfaitement les idéologies qu’ils ont incarnées. Désormais, cependant, ils ne peuvent plus dialoguer. Ils sont figés dans leurs postures respectives : la lâcheté libérale d’un côté et l’autodestruction violente et l’anéantissement de soi de l’autre. Ce spectacle d’autodestruction figée trouve un écho dans « Le coup de tonnerre », le dernier chapitre, où nous sommes soudainement plongés dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Nous voyons des hommes paralysés, leurs bottes coincées dans la boue et la terre, tandis que les bombes terrifiantes s’abattent sur eux.
Si aucun argument intellectuel ne l’emporte sur un autre, que reste-t-il au fond de cette conversation ?
Je pense à un autre chapitre, « Neige », dans lequel Hans Castorp, perdu lors d’une excursion à ski, perçoit dans le vide blanc qui l’entoure des images archétypales du paradis et de l’enfer. La montagne devient le théâtre de profondes visions philosophiques sur le bien et le mal, le progrès pacifique contre l’annihilation et l’anarchisme, qui se disputent la domination de sa conscience. Pourtant, il ne faut jamais oublier que ces visions se déroulent sur un fond de blancheur totalisante — un éclat, comme celui des bombes, qui menace d’engloutir tout, y compris lui-même. Si, dans le sanatorium, les débats entre Settembrini et Naphta mettent en lumière de profondes questions philosophiques, une fois que Hans Castorp est pris dans la neige ou coincé dans les tranchées, ces débats semblent perdre leur force. Ils deviennent les activités hallucinatoires d’hommes mourants, impuissants, comme ceux qui réarrangent les chaises longues sur le Titanic.
Cela soulève la question de la relation entre l’activité esthétique et l’activité politique. Ces personnages parlent-ils uniquement pour le plaisir de s’entendre parler ? Luttent-ils réellement l’un contre l’autre pour l’âme de l’homme bourgeois ? Ou bien les mouvements de l’Histoire sont-ils si inévitables, si dévorants, que les arguments des personnages ne sont rien de plus que les fantasmes d’individus pris au milieu d’une époque qu’ils ne peuvent contrôler, façonnant des discours aussi insubstantiels que les images de paradis et d’enfer qui traversent l’esprit de Hans Castorp perdu dans la neige ?
Le livre s’achève avec l’Europe en guerre, Hans Castorp devient l’un des millions de soldats de la Grande Guerre — à quoi bon parler et écrire si le feu, la maladie et la mort gagnent ?
La Montagne magique est souvent lue comme un roman de formation, un Bildungsroman, mais je n’ai jamais été satisfaite de cette interprétation, précisément à cause de la guerre. C’est la guerre qui interrompt la possibilité de voir où aboutit la formation de Hans Castorp. Contrairement au Bildungsroman classique, le roman ne propose pas un point final de maturation. Il présente plutôt une crise existentielle prématurée, projetée rétrospectivement sur un jeune homme de vingt ans qui n’aura jamais l’occasion de vivre pleinement l’âge adulte.
Cependant, tout au long du roman, il y a une tentative d’affirmer les expériences transformatrices de la vie, même si elles ne mènent nulle part ou ne se traduisent par aucune forme de progrès tangible. L’un des grands mystères du roman se trouve à la fin du chapitre intitulé « Nuit de Walpurgis », lorsque Clawdia suggère à Hans qu’il pourrait venir dans sa chambre. Au début du chapitre suivant — qui marque le milieu exact du roman —, nous lisons qu’il a quitté sa chambre tôt le lendemain matin. Quelque chose manque au milieu : le temps qu’il a passé avec elle, vraisemblablement en ayant un rapport sexuel. Cette scène ne sera jamais représentée, et nous ne saurons jamais exactement ce qui s’est passé. Mais nous voyons tout ce qui précède, et nous voyons les conséquences. En particulier, nous prenons conscience de la manière dont son cousin, Joachim, se sent abandonné et trahi par cette chute morale de Hans.
Il s’est passé quelque chose d’essentiel dans cet espace non articulé, caché, cet « milieu brisé » (broken middle), selon l’expression de la philosophe hégélienne Gillian Rose 6. L’une des raisons pour lesquelles nous poursuivons, comme Hans, les expériences brisées et douloureuses du désir et de l’amour est que, plongés dans l’incertitude, nous avons la capacité de voir, de penser et de réfléchir différemment au monde qui nous entoure. Nous devenons soudainement ouverts à être « reconfigurés » ou « recalibrés », pour reprendre mon terme précédent, en tant qu’êtres pensants et sensibles. Le monde se réorganise soudainement autour de nous.
Il est très difficile de savoir comment représenter cela. Cela ne peut pas être figé dans le temps. En tant que lecteurs, nous n’avons pas accès au rapprochement expérientiel entre l’intellectuel et l’érotique, entre la vie et la mort. Mais Hans en ressort transformé. Il est changé. Il est capable de penser différemment. Il devient plus perceptif, en particulier envers l’art et la musique. Il est plus réceptif à la présence des autres, voire à leur présence spectrale, comme lorsqu’il aperçoit l’esprit de Joachim lors d’une séance spiritique.
Cette rencontre non représentée avec Éros suggère que le sanatorium lui-même est ce « broken middle », cet entre-deux brisé dans un monde cassé, où la force même du désir et l’inévitabilité de la mort reconfigurent notre héros petit-bourgeois, l’ouvrant à l’art, à l’émotion, à la souffrance et à la mort des autres.
C’est le changement qui se produit dans ce milieu, ce changement invisible, inexprimable, qui me semble être le point le plus important de La Montagne magique. C’est son point de gravité, c’est le centre de son orbite. Et tout tourne autour de ce point.
Sources
- Traduction de Maurice Betz.
- Merve Emre, « Der Liebesapostel », Neue Rundschau, 2024/3, S. Berlin, Fischer Verlags.
- Sehnsucht est un mot allemand difficilement traduisible directement. Il peut être défini comme une nostalgie intense, une aspiration profonde ou un désir ardent, souvent teinté d’un mélange de mélancolie et d’inaccessibilité. Sehnsucht désigne une émotion complexe qui évoque un sentiment de manque ou de quête, dirigé vers quelque chose de lointain, d’inconnu ou de perdu.
- Stanley Corngold, The Mind in Exile : Thomas Mann in Princeton, Princeton University Press, 2022.
- Olga Tokarczuk, Le Banquet des Empouses, Roman d’épouvante naturopathique, Paris, Les Éditions Noir sur blanc, 2024.
- Gillian Rose, The Broken Middle : Out of Our Ancient Society, Oxford, Blackwell Publishers, 1992