La Montagne magique a 100 ans. Pour célébrer cet anniversaire, pendant les vacances de Noël, le Grand Continent publie une série d’extraits et d’entretiens pour lire ou relire ce sommet de la littérature européenne. Pour recevoir tous les épisodes de cette série, abonnez-vous
Quand il parle comme quand il écrit, Thomas Mann est d’une vivacité, d’une souplesse intellectuelle, d’une sûreté dans l’expression et le raisonnement que je n’ai rencontrées qu’une seule fois 1. Où ? À Lausanne, chez C.F. Ramuz, le grand écrivain vaudois. La ressemblance me sauta immédiatement aux yeux.
En tant qu’écrivain, on ne peut guère vous comparer à Ramuz. Mais la ressemblance est frappante quant à l’aspect extérieur. D’autre part, Ramuz est un causeur et un improvisateur aussi brillant que vous.
J’ai une mère portugaise. Mais je crois que l’élément latin ne marque pas seulement mon aspect physique, mais aussi, à l’évidence, toute ma création artistique.
Cela va si loin que dans votre dernier livre, La montagne magique, l’Allemand, en apparence, fait plutôt mauvaise figure. Settembrini et Naphta, et même Peeperkorn, ont plus d’envergure que Hans Castorp — sans parler de Joachim. Mais je pense que ce n’est qu’une apparence. L’arrière-plan de l’œuvre, dans votre attitude allemande réside plutôt en arrière-plan de l’œuvre, dans votre attitude envers les mondes et les anti-mondes du livre.
Bien sûr, ma position face aux personnages de La montagne magique est pleine de réserves. Je ne renoncerais à aucun d’eux, ils se complètent les uns les autres, même sur le plan intellectuel, ils constituent la plénitude du monde… Mais j’ai donné tout cela à Hans Castorp. Certes, c’est un jeune homme qui a besoin d’être éduqué, et qui est éducable, mais il est en même temps malin et roué. Dans sa relation avec la mort et le vice apparaît déjà une sorte de complaisance, une ouverture, une audace — la volonté de tout expérimenter jusqu’au bout. Mais, comme chez tous les aventuriers, son rapport aux principes est plein de réticence et de rouerie. Il ne veut pas s’engager. Dès que Settembrini le presse, il élude la décision, non sans malice. Cette attitude me semble correspondre à la situation de l’Allemagne qui est entre deux chaises — et en ce sens il y a chez Hans Castorp quelque chose de profondément allemand.
Joachim n’est-il pas allemand, lui aussi ?
Joachim incarne un autre aspect de la germanité. Certes, il ne faut pas voir en lui un personnage symbolique ou allégorique. Mais le symbole et l’allégorie se fondent toujours dans la création vivante. C’est en ce sens, seulement sous-entendu, que Joachim, tenaillé par le désir de quitter la sphère inanimée des montagnes pour redescendre dans le pays plat, incarne la notion prussienne du « service » — un culte qui, dépassant le cadre du métier professionnel, s’est mis au « service » de la vie.
Joachim est par trop simplet.
Oui, Hans Castorp est beaucoup plus intéressant. Pour lui, servir, c’est faire des expériences. Il ne résiste pas au mal.
Il n’est pas naïf du tout.
Ce qu’il a apporté avec lui de naïveté, il s’en débarrasse bien vite. Par exemple, il est arrivé avec un immense respect pour la mort. Or il perd de plus en plus ses illusions. Il s’agit, pour l’essentiel, de l’histoire d’une désillusion.
Quand même… Hans Castorp reste un être en devenir, un être en quête de quelque chose. Ne met-il pas le devenir au-dessus de l’être ?
Il ne se décide pour le positif qu’avec des hésitations. Mais il s’en approche une fois, il est même en plein dedans. Cela au moment où il est le plus proche de la mort, dans le chapitre intitulé Neige. Il y fait un rêve, celui d’une belle humanité, rêve dans lequel est pour ainsi dire anticipée la synthèse des univers de Settembrini et de Naphta. C’est un précurseur sacrifié. Il ne lui est pas entièrement donné de vivre cette nouvelle notion d’humanité. Il disparaît dans la guerre. Mais avant de disparaître il pressent quelque chose.
Vous avez parlé du chapitre Neige. C’est justement là que votre art de la dissection psychologique atteint un sommet qui m’a fait penser à Proust.
Oui, il existe une parenté secrète entre Proust et moi. Cela tient sans doute à la manière proustienne de romantiser le quotidien, d’isoler le détail insignifiant et de lui conférer une singularité. Moi aussi, je suis moins pour les grandes choses que pour les petites. C’est ce qui explique l’amour du microscopique chez Proust et chez moi.
Vous venez de souligner le côté positif pressenti par Hans Castorp, auquel il se serait sans doute converti plus tard. Je me représenterais moi-même son évolution tout autrement. Je peux très bien m’imaginer qu’un jour, à Davos, je rencontre Settembrini — n’a-t-il pas, grâce à vous, acquis une véritable existence en dehors du roman ? Je ne laisserais certainement pas passer l’occasion de l’accabler d’innombrables questions. Et si Settembrini, de son côté, me demandait où est Hans Castorp, je lui répondrais sans hésiter : Oui, je l’ai rencontré un jour à Hambourg ; mais il a changé de nom, il vit sous celui de… Christian Wahnschaffe.
Non, je ne crois pas que mon Hans Castorp, s’il devait avoir survécu à la guerre, succomberait à l’influence russe. Il est trop libre pour cela, trop soucieux d’équilibre. Aujourd’hui, en ce moment précis, il pencherait plutôt en faveur de l’Occident. L’Allemagne, située entre l’Est et l’Ouest, est le pays du milieu. Cette situation immuable a pour conséquence un louvoiement constant. Il faut toujours préserver la possibilité d’une synthèse supérieure. Je suis, bien sûr, ravi par les résultats de Locarno, mais j’y vois seulement, grossi, le jeu qui se déroule à l’échelle réduite dans La montagne magique.
La bienveillance que l’Allemagne a rencontrée à Locarno prend ses racines dans la peur du bolchevisme. Les efforts de Settembrini et de Naphta pour accaparer l’âme de Hans Castorp répondent tout à fait aux efforts politiques des puissances antinomiques de l’Est et de l’Ouest pour accaparer… l’âme de l’Allemagne. Celle-ci se trouve aujourd’hui dans l’obligation, aussi délicate que caractéristique, de choisir — sans pouvoir choisir. Le danger qu’elle se laisse trop séduire par l’une des parties subsiste toujours. Sa véritable mission serait plutôt une troisième voie… Mais aujourd’hui, en ce qui me concerne, je penche en pleine conscience du côté occidental.
En louvoyant constamment, l’Allemagne court le risque de se disperser. Ce n’est quand même pas un hasard si elle n’a jamais encore connu une synthèse durable.
La synthèse est dans l’avenir. Notre tâche, à nous les aînés, dans la mesure où nous aimons la vie, est de ne pas perdre le contact avec l’avenir. Je vois deux grands moyens qui nous permettent, à nous les aînés, de garder de bons rapports avec cet avenir : Nietzsche et la Russie.
Une synthèse nationale n’est concevable que si elle est obtenue d’une tradition perceptible. Il y a bien une tradition allemande dans laquelle est enfermé le germe de la synthèse à venir. Mais son cours est souterrain. On ne la connaît pas, et personne ne semble vouloir se donner la peine de l’amener enfin à la conscience et de faire qu’elle soit perceptible à tous.
La tradition allemande est floue, cachée. Mais Nietzsche a vu quelque chose de spécifiquement allemand dans le prélude des Maîtres Chanteurs. C’est là que la tradition allemande se serait révélée.
En quoi consiste l’élément allemand de ce prélude ?
Il n’est guère possible de l’exprimer par des mots.
Peut-être n’est-ce donc que le devenir. Est-ce que l’impossibilité de définir clairement ce qui est allemand est un manque ou une richesse ?
À la fois un plus et un moins. Un plus parce que les possibilités du devenir et de l’évolution, donc les véritables valeurs vitales, ne sont pas rognées. Un moins parce que l’homme allemand se voit refuser de façon presque tragique une forme définitive. En conséquence, c’est une ambition légitime que d’exhorter la germanité à trouver une forme et une claire notion d’elle-même. Comme la musique peut être considérée comme floue, et le flou comme hostile à la forme, il y a eu de tout temps des Allemands qui ont résisté à cette dissolution dans la musique. Lorsque Nietzsche a surmonté Wagner, ce fut un grand acte, exemplaire, sur le plan de l’histoire spirituelle — et qui exigea un héroïque effort sur lui-même. Aujourd’hui, Stefan George entretient le même genre de rapports avec la musique, à laquelle il fait la guerre au profit de la plastique allemande.
Donc, à l’opposition Est-Ouest répond, sur un autre plan, l’opposition musique-plastique ?
La résistance à ce qui vient de Russie va main dans la main avec la résistance à la musique. Moi aussi je me méfie d’elle aujourd’hui, je suis plus soucieux de clarté plastique et de perfection formelle. Le danger de ramollissement est trop grand.
Si aujourd’hui vous accordez la préférence à l’élément plastique, qui s’identifie dans une large mesure au monde occidental, vous penchez donc, en d’autres termes, en faveur de Settembrini ?
Avec les réserves de Castorp… Naphta — personnage déraciné, malheureux, nature profondément problématique — a certes raison, objectivement, sur bien des points contre Settembrini. Mais je partage plutôt la joie de vivre de ce dernier — bien que je ne sois entièrement du côté de personne. C’est à Hans Castorp que je m’identifierais le plus volontiers, dans la mesure où, dans le chapitre Neige, il vit un moment positif. C’est un défaut de composition de mon livre que ce chapitre ne soit pas à la fin. La courbe s’abaisse, au lieu de remonter pour culminer dans cette aventure positive.
J’admire surtout la composition du premier tome. Ce que j’admire dans le second, c’est que vous ayez réussi à donner à des idées abstraites une tournure épique jusque dans le moindre détail. Mais ensuite, j’ai eu l’impression qu’avec Peeperkorn vous vouliez opposer la vie à l’idéal, en lui donnant le même poids. Nous avons ici un nouveau contraste — et un nouvel équilibre.
Bien sûr, je voulais opposer un peu de nature à l’idéal et à l’abstrait. Mais je suis loin de voir dans la nature le positif absolu, car elle aussi a ses insuffisances. Le tragique de Peeperkorn, c’est qu’il échoue. En outre, il a une signification symbolique, il incarne le gaspillage de forces de l’Allemagne. Pensez à la guerre de Trente Ans, pensez aussi à la Grande Guerre.
Toute nature qui ne dispose pas d’armes intellectuelles et s’abandonne aveuglément aux puissances de l’inconscient, tellement surestimées aujourd’hui, n’est-elle pas condamnée à échouer ?
Oui, sur ce point je ne peux qu’être entièrement d’accord avec vous. En Allemagne, on n’a que trop tendance à identifier le poétique avec le stupide, l’inconscient, le non-intellectuel. Je tiens pour nécessaire de souligner la valeur de l’aspect intellectuel de l’écriture. Le prosateur conscient, en qui s’incarne l’esprit critique européen, peut être d’une aide plus précieuse à l’Allemagne que le fou au cœur pur, le poète ingénu. Ce qu’il nous faut — et c’est de nouveau une question d’équilibre —, c’est une auto-discipline, une autocritique, une autocensure intellectuelles, au lieu de nous magnifier nous-mêmes et de laisser s’engourdir notre esprit.
Votre Montagne magique est d’une grande vivacité intellectuelle. Mais on pourrait y voir un aspect dangereux, démoniaque même, car vous jouez avec les idées en machinant des duels de mots entre des personnages inventés sans assumer vous-même la moindre responsabilité.
Une attitude qui vise à la connaissance pour la connaissance elle-même — car telle fut mon intention profonde, constructive, il ne s’agissait pas de céder au désir de jouer avec des idées — ne devrait pas déconcerter en Allemagne. On ne peut certes méconnaître le besoin général d’encouragement intellectuel et d’une prise de position claire et nette. C’est pourquoi ma Montagne magique a été ressentie dans certains milieux comme « relativiste ». Mais cette impression repose sur un malentendu. Pour ma part, je fais peu de cas de ces philosophes dont le relativisme honteux revient, sous forme de variante simplement modifiée, affinée et baptisée « totalité ». Mon propos était vraiment la totalité. Les grands dialogues de La montagne magique qui n’aboutissent apparemment à rien ne sont pas là pour faire la preuve nihiliste de l’inutilité de tout travail mental. Dans cette absence d’aboutissement il y a toujours un amour de la vie et une volonté louable de voir au-delà de toute formulation provisoire. Toute doctrine, quelle que soit son importance vitale, si peu sujette qu’elle soit au dénigrement est, d’une façon ou d’une autre, traitée par l’ironie. Or c’est justement cette ironie, intellectuelle elle aussi, mais porteuse de cet amour de la vie, qui surmonte le nihilisme. Elle est ouverte à la vie, ouverte au monde. Mon livre n’est pas sarcastique, ni méchant, ni méphistophélique, comme, par exemple, Bouvard et Pécuchet de Flaubert.
Dans La montagne magique, vous ne vouliez pas prêcher, mais…
Apprendre à regarder la vie avec un intellect clair.
Il est de mode, aujourd’hui, de dénigrer l’intellect.
Les hommes veulent toujours être autres qu’ils ne sont. En dénigrant l’intellect, nos intellectuels ne font que porter un coup à l’esprit lucide et clarificateur qu’ils possèdent parfois — parfois non…