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Après des mois de discussion, les États-Unis ont autorisé l’Ukraine à frapper des cibles en territoire russe avec des missiles longue portée ATACMS livrés par Washington. Comment avez-vous reçu cette annonce ? S’agit-il d’un revirement de politique ?
Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un revirement complet de politique.
Premièrement, si les informations suggérant que leur utilisation sera limitée à la région de Koursk sont exactes, il s’agirait manifestement moins d’un revirement que d’une opération de relations publiques — un coup d’éclat. Ce dont nous avons besoin, c’est de pouvoir frapper les endroits d’où la Russie lance des missiles, les lieux où elle entrepose ses avions et ses armes. Si cela se limite à l’oblast de Koursk, prétendument pour frapper les troupes nord-coréennes, cela me semble un peu ridicule. L’Ukraine et ses partisans se réjouissent souvent de ces annonces avant de se rendre compte qu’ils ont surestimé les résultats escomptés.
Par ailleurs, si c’est vraiment le cas, je trouve étrange que nous l’annoncions à la Russie avant que l’Ukraine ne puisse agir en conséquence. Moscou sera alors en mesure de déplacer certains de ses dépôts avant que nous ne puissions les atteindre : j’ai l’impression que les États-Unis se sentent toujours obligés d’informer la Russie pour qu’il n’y ait pas de surprise. La Russie savait que des jets F-16 arrivaient, que des HIMARS, des Patriots et des Abrahams seraient livrés. Je trouve très intéressant que les États-Unis ressentent cette obligation alors que la Russie viole le droit international tous les jours.
Il y a aussi la question du calendrier : à quelle vitesse pouvons-nous procéder et dans quelles conditions ?
J’aimerais en savoir plus sur ces trois points avant d’affirmer qu’il s’agit d’un revirement de politique — je crains, hélas, que ce ne soit pas le cas.
En supposant que l’Ukraine ait « carte blanche » ou qu’elle reçoive des garanties pour une forme de liberté d’action qu’elle n’avait pas auparavant — est-il déjà trop tard pour faire la différence ?
Si l’Ukraine avait obtenu tout cela — même ne serait-ce qu’en partie — il y a deux ans, lorsque le front russe s’effondrait à Kharkiv et à Kherson, nous n’aurions pas cette discussion aujourd’hui.
Nous serions revenus aux frontières de facto de 1991 ou de 2014 et nous parlerions de paix. Ou nous aurions déjà oublié cette guerre.
La tentative de désescalade n’a fait qu’encourager Poutine à prolonger cette tragédie.
Le Kremlin a déclaré que l’autorisation américaine constitue une escalade provocatrice qui revient à « jeter de l’huile sur le feu ». Quel est le point de vue ukrainien ?
Quelle escalade ? Ils envoient 30 000 personnes par mois se battre en Ukraine — envoyées pour être tuées par leur propre peuple. S’ils pouvaient en recruter 50 000, ils le feraient.
De quelle escalade parle-t-on ? Envoyer 100 missiles supplémentaires ? Ils en ont envoyé 200 dimanche. S’ils le pouvaient, ils en enverraient 500. Quelle est la prochaine étape : une attaque contre un pays de l’OTAN ou le début d’une guerre nucléaire parce que l’Ukraine a obtenu des missiles de longue portée après trois ans de guerre ?
Les Russes ont utilisé cette rhétorique à maintes reprises. La seule chose qui en résulte, en réalité, c’est la paralysie de l’Occident.
Le président Biden dirige la réponse occidentale, mais il ne lui reste que deux mois de mandat. Comment pensez-vous que l’administration Trump réagira à cette rhétorique une fois qu’elle aura pris ses fonctions ?
Trump ne sera pas paralysé. Il est imprévisible. Poutine sait qu’il ne joue pas selon les règles habituelles et c’est, à cet égard, une mauvaise nouvelle pour la Russie. C’est une mauvaise nouvelle pour la Chine et pour l’Iran également — au moins à court terme. Trump sera ferme et décisif : c’est ce qui a manqué à l’administration Biden. Est-ce une bonne nouvelle pour l’Ukraine ? Je pense quant à moi que oui — car le statu quo saignait l’Ukraine à blanc.
L’administration américaine est sur le point de changer — de même que, selon toute probabilité, le gouvernement allemand. Ce changement serait-il bénéfique pour l’Ukraine ?
Regardons les récentes actions allemandes : Olaf Scholz a appelé Poutine pour demander une désescalade. Poutine a répondu en tirant 200 missiles et drones sur l’Ukraine. C’est l’équivalent diplomatique d’un doigt d’honneur.
Cet appel était une mauvaise idée : il a fait passer le chancelier allemand pour un faible. Sa position est déjà bien connue : pas de missiles Taurus pour l’Ukraine. Le candidat de la CDU, Friedrich Merz, semble plus optimiste à l’égard de nos capacités — ce qui pourrait être positif. La seule chose que je peux dire, c’est qu’un changement est nécessaire. L’approche actuelle, qui consiste à se battre les deux mains liées dans le dos, ne fonctionne pas. Ni pour l’Ukraine, ni pour Zelensky. Nous entrons dans la troisième année de la guerre, nous sommes au millième jour, et les nouveaux dirigeants auront une approche différente du pouvoir. Je ne dis pas que tous ces changements seront forcément positifs pour l’Ukraine. J’espère qu’ils le seront. Ce qui est sûr, c’est que tout le monde veut du changement.
Donald Trump a indiqué qu’il souhaitait que la guerre prenne fin rapidement. Le président Zelensky a également laissé paraître qu’elle pourrait prendre fin sous une présidence Trump. Quelle est votre appréciation de la situation ?
Les choses évoluent rapidement et l’on s’attend effectivement à ce que la guerre puisse être arrêtée rapidement. Mais je suis plus sceptique.
Nous avons tendance à surestimer la capacité des personnes aux responsabilités.
Je m’attends davantage à ce que les négociations s’éternisent pendant des mois, à la recherche d’une marge de manœuvre, d’un pouvoir de négociation — et à ce que l’ensemble du processus soit très fragile. Poutine est très doué pour cela : il fait aller et venir les gens, change les choses à la dernière minute, fait échouer les négociations et rejette la faute sur les autres. Il négocie avec un espoir : que l’autre partie commette une erreur. La Russie veut un accord dysfonctionnel — c’est important de le comprendre — et éventuellement un droit de veto pour l’avenir. C’est ce que Poutine a essayé de faire avec les accords d’Istanbul il y a deux ans. Quant à l’Ukraine, elle utilise toujours la rhétorique du « Plan de la Victoire ». Il me semble que nous devrions plutôt utiliser la rhétorique du « Plan de Paix ». Elle est plus attrayante pour la base MAGA de Trump. En d’autres termes, nous devrions nous concentrer sur les garanties de sécurité.
À quoi ressembleraient ces garanties ? Il n’est pas du tout certain que l’Ukraine recevra une invitation à rejoindre l’OTAN sous Trump…
Un accord de paix est essentiellement une question d’incitations et de dynamique. La bonne question à se poser est : est-ce qu’un tel accord supprime les incitations pour la Russie à attaquer à nouveau l’Ukraine parce que le prix serait trop élevé — ou est-ce qu’il augmente cette incitation parce que le prix ne serait pas assez élevé ?
Tout tourne, d’abord, autour des armes pour l’Ukraine. Nous avons construit une grande armée — probablement la plus forte d’Europe au combat — mais elle doit devenir encore plus forte à l’avenir. Cela implique de la formation, de la technologie, de la production et un véritable financement. Il ne s’agit pas tant de l’inviter à rejoindre l’OTAN que d’envoyer des troupes sur le terrain. Si cela a lieu, alors l’Ukraine sera en sécurité. Si cela ne se produit pas, l’Ukraine ne sera pas en sécurité. Les gens ne sont peut-être pas prêts à le dire parce qu’ils ont peur, mais toute personne saine d’esprit sait et comprend que c’est la solution. Il faut des troupes non-ukrainiennes — que l’on pourrait appeler des forces de maintien de la paix — physiquement situées en Ukraine.
J’imagine un scénario à la Berlin-Ouest : pendant la guerre froide, la Russie savait qu’une attaque contre Berlin-Ouest ne serait pas une attaque contre l’Allemagne mais contre les troupes alliées stationnées dans cette ville — et qu’il s’agirait donc d’une déclaration de guerre. Une telle dissuasion interne est la seule chose qui a empêché l’Union soviétique de s’emparer de Berlin-Ouest.
Enfin, nous devons nous maintenir : cela signifie avoir un système politique et une économie stables et des liens plus étroits avec l’Union européenne.
L’adhésion à l’Union est-elle non négociable pour l’Ukraine ?
La Russie tentera de reproduire en Ukraine ce qu’elle fait actuellement en Géorgie en soutenant ces alternatives douces à l’Union. Or, tout ce qui n’est pas un chemin vers l’Europe fera de nous une province russe. Nous devons sortir du « voisinage ». Nous devons devenir des Européens.
Y a-t-il quelque chose qui pousserait l’Ukraine à quitter la table des négociations ?
Le désarmement et la reconnaissance formelle et légale des territoires occupés comme étant russes. Cela ferait tout dérailler sur le plan de la procédure pour l’Ukraine.
Il est très important que tout le monde le comprenne. La Constitution de l’Ukraine proclame la souveraineté et l’intégrité territoriale du pays et il est impératif qu’elle soit respectée. La seule alternative est de modifier la Constitution. Par conséquent, si un accord était recherché avec des territoires qui ne sont plus considérés comme ukrainiens, cela nécessiterait une modification de la Constitution — au risque d’être considéré sinon comme de la haute trahison. Les personnes responsables de la signature d’une telle ratification seraient sous le coup de cette accusation et il est peu probable que quelqu’un s’en rende responsable — non seulement pour des raisons morales mais aussi parce qu’il sait qu’il sera poursuivi à l’avenir.
La seule option restante serait de modifier la Constitution. Mais l’Ukraine, comme tous les pays démocratiques, a mis en place des garde-fous pour éviter les changements brusques et hâtifs. Il faut s’assurer que le Parlement n’est pas indûment influencé par des parties extérieures pour renoncer à la souveraineté du pays. Parler de sécession territoriale est une chose dans les faits ; en droit, l’Ukraine ne peut pas le faire.
Pourtant, la conversation a déjà évolué vers des concessions territoriales en échange de garanties de sécurité. Comment concilier les deux ?
L’idée qu’il ne s’agirait que de territoires fait partie du récit russe.
Ces territoires sont détruits, brûlés, minés et couverts d’explosifs. Les rivières sont polluées, la faune et la flore ont disparu.
Le vrai sujet, c’est la population. Les combats ont été si intenses sur la ligne de front qu’il ne reste plus grand monde. Mais certains sont restés parce qu’ils ne pouvaient pas bouger ou qu’ils avaient peur, comme les personnes âgées. C’est une profonde tragédie humanitaire : si l’Ukraine ne veut pas céder de territoire, c’est parce que nous devons protéger notre population.
De manière réaliste, l’Ukraine doit travailler politiquement et diplomatiquement pour reprendre ce terrain. Elle doit également renforcer son armée. Ensuite, elle attendra une ouverture. L’histoire nous montre que la Russie peut s’effondrer très rapidement. Cela peut prendre dix ans, comme trente. Poutine a dépensé beaucoup d’argent pour acheter des villages détruits. Je ne sais pas ce qu’il a accompli pour la Russie, mais je ne pense pas qu’il y ait un avenir pour ce pays sous Poutine.
Quant à nous, en Ukraine, nous devons être intelligents et stratégiques.
Percevez-vous un changement d’état d’esprit chez les Ukrainiens ?
Nous sommes sur un ring de boxe — et c’est le dixième round. Nous sommes couverts de sang, mais nous continuons à nous battre. Nous souffrons beaucoup. Si nous étions abandonnés, nous continuerions à nous battre. Les Ukrainiens ne céderont pas à la Russie.
Mais nous devons aussi penser à ce qui se passera après la fin du combat.
Le président Zelensky devra faire des choix difficiles : c’était un héros au début de la guerre, mais il devra aussi s’adapter à ce nouveau contexte politique. Le gouvernement ukrainien saura-t-il s’adapter à la présidence Trump ?
Le président Zelensky a beaucoup changé — et nous en avons été témoins.
Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, c’était un centriste russophone qui considérait qu’il était utile de parler à Moscou. Quand il a compris, très vite, que cela ne fonctionnerait pas, il est devenu aussi radical que l’administration précédente. Voilà pour les faits : il apprend vite et sait s’adapter. Mais je pense qu’il est épuisé.
Il y aura des élections — nous sommes une jeune démocratie —, et les gens pourront s’exprimer. Il y a des alternatives et, à la fin, c’est le peuple qui décidera.
Je ne ferai pas de commentaire politique sur les élections ukrainiennes parce que nous n’en sommes pas encore là, mais je pense que les gens voudront voter pour quelqu’un qui les mènera à la prospérité après la guerre. Que cette personne soit Zelensky ou une meilleure alternative — les Ukrainiens décideront.
Il faut espérer que cela n’aura pas tant d’importance.
Personne ne dira directement qu’il est pro-russe, mais on peut tout à fait imaginer une situation dans laquelle un candidat vendrait en fait un récit politique dans l’intérêt de la Russie. Cela serait terrible : une telle candidature signifierait un ralentissement du processus d’intégration avec l’Union et suggérerait que les États-Unis ne sont pas tellement nos amis puisque nous avons notre propre voie. Dans les faits, ce serait une candidature pro-russe — et c’est une vulnérabilité pour nous.
Les militaires auront également leur importance. Ils ont une autorité morale et pourraient soutenir ou même présenter un candidat. Il y aura aussi le camp de la société civile et des entreprises. Les oligarques ne sont plus aussi puissants qu’auparavant mais il y a de l’argent frais provenant de l’industrie, de l’agriculture, du secteur de la haute technologie et de la défense. Tous auront leur avis sur le candidat. Si les militaires et une partie importante de la société civile forment un camp, cette coalition l’emportera certainement et l’accent sera mis sur la sécurité.
Avec toutes les destructions et les souffrances que cette guerre a entraînées, valait-elle le sacrifice ?
C’est notre guerre d’indépendance. Nous avons tenu tête à la Russie. Si nous ne l’avions pas fait, ils auraient pris Kiev avec leurs chars, renversé le gouvernement, organisé de fausses élections et placé à la tête du pays quelqu’un qui aurait fait les quatre volontés de Poutine. Nous aurions connu des décennies de ténèbres.
Les Lumières, qui ne sont jamais arrivées jusqu’en Russie, auraient disparu de l’Ukraine. La raison de toute cette horreur, cette tragédie, tous ces morts, c’est que nous avons refusé de nous rendre. La Russie veut nous engloutir avec violence, avec brutalité. Nous avons vu ce qui s’est passé en Tchétchénie, où elle a écrasé un peuple ; nous voyons ce que la Russie fait en Géorgie et en Moldavie. Nous avons résisté à une échelle beaucoup plus grande. La Russie a mis tout ce qu’elle pouvait sur le champ de bataille pour détruire la nation ukrainienne. Elle a échoué.
Une génération va émerger qui a été façonnée par la guerre. D’une certaine manière, je l’ai moi-même vécue. Elle peut faire de vous une meilleure personne. Elle peut vous rendre plus empathique envers les autres. Mais elle s’accompagnera aussi d’un stress post-traumatique et de graves problèmes de santé mentale et physique. Nous avons un devoir envers cette génération : faire de l’Ukraine un endroit où elle pourra s’épanouir, dans un pays qui défend les valeurs pour lesquelles nous disons nous battre.
À nos partenaires, je dirais simplement ceci : le nouveau monde sera beaucoup plus militariste que l’ancien, pour au moins les deux ou trois prochaines décennies. Mais n’ayez pas peur des terroristes et des dictateurs — ils ne sont pas aussi puissants que vous le pensez.