La séquence électorale qui vient de s’achever en Moldavie, regroupant un référendum et une élection présidentielle, était porteuse de nombreux risques pour le pouvoir en place : élue en 2020 pour privilégier les réformes internes sur les débats géopolitiques, force est de constater que la guerre en Ukraine a profondément transformé les plans de Maia Sandu. Cette guerre a également obligé son opposition à s’adapter à une nouvelle réalité où la Moldavie s’est trouvée aux avant-postes du conflit, ayant hébergé sur son sol de nombreux réfugiés ukrainiens — 110 000 aujourd’hui. Son futur semble autant déterminé par des choix internes, décidés dans le cadre des élections, que par le sort de la guerre en Ukraine et des évolutions géopolitiques, qui contraignent ses marges de manœuvre.
Dans un contexte de doute sur la force du message européen, cette victoire contraste avec la situation géorgienne où le pro-russe Rêve géorgien s’est maintenu au pouvoir, et où les relations avec l’Union européenne restent tendues.
Une victoire nette mais un vote polarisé
La victoire de Maia Sandu, candidate sortante, signifie d’abord que l’aspiration au changement et l’ambition européenne persistent pour une majorité de la population.
Toutefois, le paradoxe de cette élection présidentielle veut que cette nette victoire s’accompagne d’un rejet très puissant dans plusieurs segments de la société. Après un premier tour qui avait mobilisé 51,4 % de l’électorat, le second tour de l’élection présidentielle moldave opposait Maia Sandu (42,5 %) à Alexandre Stoianoglo (26 %) ce dimanche 3 novembre. La première question concernait les dynamiques de reports de voix, notamment celles concernant le candidat arrivé en troisième position, Renato Usati (13,8 %), qui n’avait pas donné de consignes de vote pour le second tour. Troisième lors de la présidentielle de 2020, au cours de laquelle il avait appelé à voter Maia Sandu au second tour, il a défendu un programme populiste composite, mêlant un renforcement de l’exécutif, une interdiction de la « propagande LGBT » ou encore davantage de protection sociale. Si Maia Sandu paraissait disposer de reports de voix limités, en dehors de la diaspora, et a donc cherché à s’attirer une partie de cet électorat, à l’inverse, Alexandre Stoianoglo pouvait disposer d’un fort report des candidats suivants — Irina Vlah (5,4 %), Victoria Fortuna (4,5 %) ou Vasile Tarlev (3,2 %).
Le second tour a été marqué par un regain de mobilisation — 54,3 %, contre 52,7 % au deuxième tour en 2020 — et a vu la victoire de Maia Sandu avec 55,3 % des voix, soit un peu moins de 930 000 voix — nombre équivalent à 2020, où il était de 943 000 voix. Cette victoire soulage le camp pro-européen, deux semaines après un référendum qui avait vu une victoire plus étriquée qu’attendue pour le « oui » en faveur de la constitutionnalisation de l’orientation européenne du pays (50,39 %). Une fois de plus, la victoire est venue de l’implication de la diaspora : en dehors de celle-ci — représentant 328 000 sur 1,695 millions de votes — c’est Alexandre Stoianoglo qui l’emporte sur le territoire moldave même avec 51,2 % des voix. En 2020, près de 93 % des Moldaves résidant à l’étranger avaient voté pour Maia Sandu. Autre élément à noter, que remarque l’analyste Dionis Cenusa, entre le premier et le second tour, Maia Sandu n’a élargi son soutien que de 4 000 voix sur le territoire de la Moldavie — là où Stoianoglo mobilise 300 000 suffrages de plus 1.
La géographie électorale laisse apparaître d’assez forts clivages qui peuvent potentiellement miner la cohésion sociale. Le Sud et le Nord sont ainsi plutôt favorables à la gauche politique moldave traditionnellement pro-russe — ainsi que la Transnistrie, territoire séparatiste de l’Est de la Moldavie. Dans le Sud du pays, la région autonome de Gagaouzie a voté à 97 % pour Stoianoglo, et la région voisine de Taraclia — avec une minorité bulgare — à 94,3 %. Au Nord, dans le raion d’Ocnita, Stoianoglo s’est imposé avec 79,8 %, ou encore à 70 % dans la ville de Balti, la deuxième du pays, preuve que le clivage ne se superpose pas à l’opposition entre villes et campagne. En Transnistrie, où le nombre de votants a augmenté de deux tiers entre le premier et le second tour, Stoianoglo l’emporte avec 79,4 %. Sur l’ensemble de Chisinau, Maia Sandu l’emporte avec 57 %, mais également à l’Ouest (raion de Nisporeni, 69,3 %) et au centre (raion de Ialoveni, 75,5 %), et évidemment dans la diaspora (82,8 %).
L’opposition Maia Sandu-Alexandre Stoianoglo, une vision de la justice en jeu
Face à Maia Sandu, arrivée avec la promesse de faire progresser l’état de droit, s’est dressé l’ancien procureur général Stoianoglo, dont le slogan de campagne a été « la Justice pour tous ».
Si la personnalité de Maia Sandu est connue — non seulement en Moldavie mais également désormais en Europe, l’accueil de la Communauté politique européenne en 2023 ayant joué en sa faveur — celle d’Alexandre Stoianoglo l’est beaucoup moins. D’origine gagaouze, avocat de formation, l’ancien procureur général (de 2019 à 2021) avait été auparavant député du Parti démocrate (centre-gauche, de 2009 à 2014). Dans sa position de procureur général, il avait été en conflit avec Maia Sandu, critiquant à de multiples reprises une absence de résultats sur les grandes affaires de corruption, ce qui l’avait conduit à être suspendu puis démis de ses fonctions en septembre 2023. D’un côté, Maia Sandu déplorait l’absence de progrès sur les grandes affaires de corruption, dont celle du « milliard volé » qui remonte à 2014 ; de l’autre, Alexandre Stoianoglo se défendait en rappelant le principe de la séparation des pouvoirs. Ce dernier a d’ailleurs obtenu gain de cause en portant plainte pour procès inéquitable devant la Cour européenne des droits de l’Homme et a obtenu en octobre 2023 une indemnité de 3 600 euros. En la matière, il faut reconnaître que la réforme de la justice fait partie des grands chantiers inachevés du premier mandat de Maia Sandu.
Désigné par le parti de l’ancien président Dodon, Stoianoglo incarnait donc une figure moins partisane et marquée que ce dernier. Il a pu opportunément se présenter en « victime » de Maia Sandu, c’est-à-dire un profil à même de capitaliser sur les mécontentements vis-à-vis du pouvoir en place. Après les résultats du premier tour, les deux opposants ont pu se retrouver lors d’un débat télévisé d’entre-deux-tours le dimanche 27 octobre, sans modérateur et sur une plateforme neutre, après avoir longuement discuté des règles d’organisation. Pour Maia Sandu, l’objectif consistait alors à faire valoir son expérience et à éviter l’effet d’un vote sanction « tous contre Sandu » dans le contexte dégradé de la guerre en Ukraine. Pour Stoianoglo, il s’agissait principalement de dissiper des malentendus et d’apparaître comme un candidat crédible à même d’incarner la fonction présidentielle. Si Maia Sandu bénéficie à l’étranger d’une image positive — une figure courageuse, compétente et intègre — son image a pâti en Moldavie de l’exercice du pouvoir. À titre d’exemple, Vlad Filat, l’ancien Premier ministre qui l’avait nommée au poste de Ministre de l’éducation en 2012, dresse un portrait acerbe de son premier mandat : « Depuis quatre ans, la Moldavie est gouvernée par un populisme bon marché, accompagné de bravades et de promesses non tenues qui cachent l’incompétence et la corruption » 2. A contrario, le maire de Chisinau, Ion Ceban, appartenant originellement au Parti des communistes puis au Parti des socialistes de la République de Moldavie a accepté de rencontrer Maia Sandu entre les deux tours, témoignant de la volonté de la présidente d’élargir le cercle de ses alliés.
Dans la perspective du second tour, la tactique de campagne de Sandu a d’ailleurs évolué. Au laconique et calme « Pour la Moldavie » a été préféré le slogan plus alarmiste de « Sauvons la Moldavie ». Si, avant le premier tour, le matériel électoral de Sandu ne critiquait pas les autres candidats à la présidentielle, la campagne de l’entre-deux-tours a, par contraste, principalement reposé sur la critique de l’opposant et sur un appel à voter pour elle pour « sauver le pays » 3. Dans cette phase, l’équipe au pouvoir a accepté de faire campagne « sans gants blancs », liant directement Stoianoglo aux oligarques Veaceslav Platon et Ilan Shor. Elle n’a pas non plus hésité, dans le débat de l’entre-deux-tours, à désigner son adversaire comme un « cheval de Troie » des intérêts de la Russie.
Si les positions de Maia Sandu en matière de politique étrangère étaient connues, celles de Stoianoglo l’étaient moins, notamment sur son rapport à l’Europe, à la Russie et à l’Ukraine. Bien qu’il ait appelé au boycott du référendum sur la constitutionnalisation de l’objectif d’intégration européenne, à la différence d’autres membres de l’opposition, il a déclaré après l’approbation par la Cour constitutionnelle qu’il ne reviendrait pas sur les résultats du vote 4. Il s’est par ailleurs déclaré pro-européen à plusieurs reprises, partage avec Maia Sandu le fait de disposer également de la nationalité roumaine et son programme ne remet pas en cause l’intégration européenne. Sur la Russie et l’Ukraine, il a condamné l’agression russe contre le territoire ukrainien, mais a estimé que la Moldavie n’aurait pas dû se joindre aux sanctions antirusses. Il a néanmoins estimé, comme une partie de l’opinion publique avec lui, que la politique de Maia Sandu risquait de conduire le pays à la guerre. Pour les partisans de Sandu, c’est au contraire une politique d’équilibre qui risquerait de rendre la Moldavie plus vulnérable aux menaces venant de Russie.
La Russie, entre influence et ingérence
Alors que Maia Sandu souhaite affranchir la Moldavie de l’influence russe, elle a dû faire face à une ingérence importante au cours de la campagne électorale, dénonçant au soir du premier tour une attaque « sans précédent » contre la démocratie moldave.
Depuis l’indépendance, la Russie tente de perturber le jeu politique moldave selon différentes modalités, allant de méthodes douces à la contrainte. Traditionnellement, les partis politiques de la gauche moldave pouvaient compter sur un appui de la Russie pour consolider un électorat divers, à travers différents types de soutien — financiers, symboliques, etc. Les relais de la Russie, dans les milieux économiques, religieux ou culturels, sa présence en Transnistrie, ses médias ont longtemps assuré à Moscou une place à part, remise en cause par la guerre en Ukraine.
Faisant campagne sur l’Europe, allant même jusqu’à faire changer le code électoral pour tenir le même jour le référendum et le premier tour des élections, Maia Sandu a mené une politique assez résolument opposée à la Russie depuis son arrivée au pouvoir. La tentation est parfois forte de voir la Russie derrière toute difficulté qu’elle peut rencontrer — et il est tout aussi vrai que Moscou ne fait pas grand-chose pour dissiper ses craintes. Lors des élections pour nommer la nouvelle dirigeante de la Gagaouzie en mai 2023 ou lors des élections locales de novembre 2023, où elle fait interdire le parti de l’opposant Ilan Shor deux jours avant le scrutin, elle n’a pas hésité à dénoncer ces formes d’ingérences, déplorant que les responsables n’aient pas été punis.
À ce titre, la personnalité d’Ilan Shor, initialement connu comme sponsor du club de football de Milsami et mari d’une chanteuse russe, homme politique moldave natif de Tel Aviv impliqué dans le scandale du « milliard volé » mérite d’être mentionnée.
Il a en effet une nouvelle fois été impliqué dans un énorme scandale d’achats de vote lors de la présidentielle concernant jusqu’à 130 000 personnes selon la police. Veronica Dragalin, procureur en chef du Bureau des poursuites anti-corruption, a déclaré ne connaître : « aucun autre exemple d’une tentative aussi éhontée de falsifier les élections. Les procureurs, en collaboration avec la police, ont découvert un système pyramidal dirigé directement depuis la Russie par un groupe de l’oligarque en fuite Ilan Shor. Un État étranger envoie de l’argent pour influencer les élections » 5.
Au soir du premier tour, Maia Sandu est même allée jusqu’à évoquer le chiffre de 300 000, sans donner d’éléments de preuve. L’assertion est difficile à vérifier : avec 16 000 employés en tout, le ministère de l’Intérieur et les forces de l’ordre ne disposent pas des ressources humaines nécessaires pour mesurer l’ampleur de la corruption, sans compter la difficulté à établir la matérialité des faits. Néanmoins, avant même les élections, la police avait procédé à des perquisitions parmi les membres du bloc Pobeda, contrôlé depuis Moscou par Ilan Shor. Après le premier tour, la police a déclaré qu’un total de 39 millions de dollars aurait été envoyé par la Russie en Moldavie pour soudoyer les électeurs.
Autre phénomène observé le jour du vote, l’organisation de transports de votants depuis la Russie vers l’Azerbaïdjan, la Biélorussie et la Turquie semble être avérée. Alors que la Commission électorale centrale de Moldavie avait recommandé l’ouverture de cinq bureaux de vote en Russie — une diminution substantielle par rapport à l’élection présidentielle de 2020 — seuls deux ont été organisés « pour des raisons de sécurité » selon le Ministère des affaires étrangères. En réalité, on peut imaginer qu’il s’agissait d’une décision politique visant à faire baisser le poids du soutien aux candidats pro-russes dans le vote global. Or l’organisation de transports constitue un délit selon l’article 181/1 du Code pénal, qui incrimine l’offre ou la fourniture d’argent, de biens, de services ou d’autres avantages à un électeur ou un partisan dans le but de l’inciter à exercer son droit de vote ou à s’abstenir d’exercer ces droits lors d’élections, y compris régionales. Si le nombre de personnes concernées est resté relativement limité, on peut imaginer qu’il s’agit d’un test pour de futures échéances, comme les prochaines législatives de 2025.
Au terme de cette séquence électorale, l’objectif à présent pour Maia Sandu consiste à effectuer des changements au sein du gouvernement,dans une dynamique d’ouverture, afin de se mettre en ordre de bataille pour les élections législatives en 2025, qui auront lieu au plus tard en juillet.
Pour l’opposition, la tâche qui se présente est celle de la proposition d’une alternative politique à même de permettre la mise en place d’un nouveau gouvernement, dans un cadre international volatile. Ici encore, la Moldavie devra naviguer en eaux troubles, sans être épargnée par les risques d’ingérence, au risque d’une cohabitation forcée 6.
Sources
- Compte X de Dionis Cenușa.
- « Vlad Filat Summarized Results Of Maia Sandu’s Presidential Mandate : Cheap Populism, Incompetence And Corruption », Infotag, 29 octobre 2024.
- « Антирейтинг Санду, фактор Усатого, деньги Шора. Почему выборы 3 ноября как никогда непредсказуемы », NewsMaker.
- « Alexandru Stoianoglo Says Results Of Referendum On European Integration Cannot Be Challenged », Infotag, 1er novembre 2024.
- « Head Of Anti-Corruption Prosecutor’s Office Says Investigation Into Voter Corruption Case Continues » , Infotag, 23 octobre 2024.
- Florent Parmentier, « Moldavie : un système politique sous tensions. Entre aspirations européennes et guerre en Ukraine », IFRI, mai 2023.