Livres

Un rêve de Han Kang, Prix Nobel de littérature 2024

Dans l’incipit de son roman Impossibles adieux, la narratrice raconte un rêve angoissant — celui d’une marée qui monte dans un cimetière enneigé.

Introduction fulgurante à la prose poétique de Han Kang, Prix Nobel de littérature 2024.

La neige tombe, éparse.

Le champ où je me trouve s’étend sur une colline hérissée de milliers d’arbres noirs sans cimes ni branches, de troncs nus. Ils sont de taille légèrement variée, comme des personnes d’âges différents. Ils ne sont guère plus épais qu’une traverse de voie ferrée mais courbés, tordus, l’ensemble évoquant une frise composée de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants maigres qui se tiendraient sous la neige, épaules voûtées.

Suis-je dans un cimetière ? me demandé‑je.

Tous ces arbres sont-ils des pierres tombales ?

Je marche entre les troncs noirs sur lesquels se sont posés des flocons de neige semblables à des cristaux de sel, et derrière chaque arbre s’élève un tumulus. Si je m’arrête soudain, c’est que je sens sous mes baskets comme des petits clapotis. C’est bizarre, me dis‑je, alors que l’eau monte jusqu’au‑dessus de mon pied. Je me retourne. Je n’en crois pas mes yeux. L’autre extrémité du champ que je prenais pour une terre s’étirant vers

l’horizon est en réalité une mer. Et la marée continue de monter.

Sans le vouloir, c’est à haute voix que je lance :

Quelle idée d’installer des tombes dans un tel endroit ?

La mer monte de plus en plus vite. La marée fait‑elle vraiment cet aller‑retour deux fois par jour ? Les ossements des tombeaux au pied de la colline sont‑ils tous emportés par le reflux, qui ne laisse subsister que les tumuli ?

Le temps presse. Il est trop tard pour les sépultures déjà immergées, mais il est encore possible de déplacer les ossements des tombes en amont. Avant que la mer ne les atteigne, maintenant, tout de suite.

Mais comment faire ? Je suis seule, il n’y a personne. Je n’ai même pas de bêche. Comment sauver tous les morts enterrés ? Désemparée, je m’enfuis à travers les fûts noirs des arbres, chassant devant moi l’eau qui a atteint mes genoux.

J’ouvre les yeux. L’aube n’est pas encore là. Dans la pièce sombre, il n’y a plus de champ sous la neige, plus d’arbres noirs, plus de marée montante. Je regarde un moment la fenêtre, avant de refermer mes paupières. J’ai à nouveau rêvé de cette ville. Je reste allongée, mes paumes froides couvrant mes yeux.

Crédits
Cet extrait, traduit par Pierre Bisiou et Kyungran Choi, est reproduit avec l'aimable autorisation des Éditions Grasset. © Tous droits réservés Grasset 2024
Le Grand Continent logo