Au milieu d’un été mouvementé marqué notamment par la crise politique qui s’est ouverte en France, le gouvernement de Pedro Sánchez a compris qu’un espace s’était ouvert.

  • En juillet, la présidente de la Commission vient d’être confirmée pour un second mandat par le Parlement européen et cherche à définir l’organigramme de son nouveau Collège des Commissaires.
  • Trois contraintes s’imposent alors à von der Leyen : premièrement, sa famille politique, le PPE, arrivé en tête du scrutin, veut ralentir la mise en œuvre du Pacte vert — stratégie phare de la première mandature — et mettre davantage l’accent sur la compétitivité économique. Puis, élue grâce au vote des socialistes, elle leur doit un poste important. Enfin, elle doit tenir son engagement en faveur de l’égalité de genre en constituant un Collège le plus paritaire possible.

En la personne de Teresa Ribera, Pedro Sánchez était convaincu d’avoir trouvé la candidate idéale.

  • Connue pour son fort engagement en faveur de la transition écologique, elle s’était fait remarquer à Bruxelles lors de la crise énergétique de 2022, et a notamment mené les négociations qui ont abouti à l’« exception ibérique », qui a permis à l’Espagne et au Portugal de découpler le prix de l’électricité de celui du gaz.
  • Elle a également été la tête de liste du Parti socialiste espagnol aux élections européennes de juin.

Plus important encore, elle répondait à toutes les exigences d’Ursula von der Leyen. 

  • La présidente de la Commission s’est montrée reconnaissante de sa nomination, après que sa demande aux États membres de nommer deux candidats, un homme et une femme, a été largement ignorée. Cette récompense a été accordée à d’autres pays, comme la Roumanie : sur les six nouveaux vice-présidents exécutifs annoncés par von der Leyen, quatre sont des femmes.
  • Comme une source diplomatique nous l’a confirmé, pour l’Espagne, Ribera a toujours été la seule option du gouvernement espagnol.

La place centrale que l’Espagne occupe désormais au niveau européen est le résultat de plusieurs facteurs internes et externes.

Sur le plan interne, après les élections de juillet 2023, Sánchez est considérablement affaibli et, en l’absence d’une majorité stable au Parlement, il se trouve dans l’incapacité de faire passer un budget. Il lui est donc plus facile de mener des négociations à Bruxelles qu’à Madrid.

  • Au cours des cinq dernières années, il a cultivé une relation étroite avec von der Leyen, malgré le fait qu’ils appartiennent tous deux à des familles politiques différentes. Des membres des deux équipes décrivent leur relation personnelle comme « cordiale » et « constructive ».
  • Selon des diplomates que nous avons pu consulter, la stratégie de Sánchez a consisté à dépasser les rivalités partisanes et à se concentrer sur sa relation directe avec von der Leyen.

Sur le plan externe, la crise politique française et le positionnement de Meloni ont facilité la tâche de Madrid.

  • Lors du précédent cycle de nominations en 2019, Emmanuel Macron — dont le nouveau groupe Renew avait obtenu la troisième place aux élections — avait été le protagoniste et la force motrice des négociations qui avaient porté von der Leyen à la tête de la Commission et Christine Lagarde à la tête de la BCE.
  • Cependant, l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale à l’issue des élections européennes du 9 juin a plongé la France dans l’incertitude politique. Puis, la relégation du groupe Renew à la cinquième place au Parlement européen a considérablement réduit ses marges de manœuvre à Bruxelles, et l’ouverture d’une procédure pour déficit excessif à l’encontre de Paris a contribué à une certaine remise en question de l’autorité française sur les questions européennes.
  • Concernant l’Italie, les enquêtes d’opinion qui plaçaient en tête dans de nombreux pays des partis d’extrême droite prédisaient un rôle central pour Meloni au cours de la nouvelle mandature, notamment en raison de son rapprochement affiché avec von der Leyen. Cependant, la création d’un nouveau groupe européen, « Patriotes pour l’Europe », rallié par Viktor Orbán et Marine Le Pen, les tensions avec Salvini et le fort rejet de sa propre base par Ursula von der Leyen ont compliqué le positionnement de la présidente du Conseil italien.
  • Giorgia Meloni s’est abstenue de voter sur la nomination de la présidente de la Commission au sein du Conseil et son parti, Fratelli d’Italia, a voté contre au Parlement européen. Si Rome obtient au final une vice-présidence, les socialistes, les Verts et Renew continuent à s’opposer à la nomination de Raffaele Fitto et reprochent à von der Leyen le rapprochement avec l’extrême droite.

La faiblesse de Sánchez sur le plan interne ne semblait donc plus aussi alarmante que celle de Macron et, contrairement à Rome, le gouvernement espagnol, qui a soutenu la réélection de von der Leyen, est rapidement apparu comme un partenaire fiable.

  • Madrid a entamé les négociations avec une idée claire : le moment était venu de reconnaître au niveau européen le poids souvent sous-estimé de l’Espagne. Sánchez n’allait pas accepter un portefeuille exclusivement « vert » sans poids et dilué entre plusieurs commissaires.
  • Au cours des trois dernières semaines, les contacts entre Madrid, l’équipe espagnole à Bruxelles et le cabinet de von der Leyen se sont intensifiés jusqu’à ce qu’une vice-présidence exécutive pour Ribera et un portefeuille combinant la transition écologique et la concurrence soient finalisés. Pour l’Espagne, il s’agit du plus haut poste de responsabilité au niveau européen depuis son entrée dans l’Union.
  • Pour l’Europe, il s’agit d’un portefeuille stratégique. Comme l’a souligné Mario Draghi dans son rapport publié le 9 septembre, l’Europe a commis une erreur fondamentale : mettre en œuvre des politiques climatiques sans disposer d’une politique industrielle de même ampleur.

L’ascension de Teresa Ribera reflète également une révolution silencieuse dans l’influence espagnole en Europe.

  • En décembre dernier, Nadia Calviño a été confirmée à la présidence de la Banque européenne d’investissement (BEI), qui est pour le moment responsable d’investissements d’un montant total d’environ 90 milliards d’euros par an. Si son mandat est élargi pour y inclure la défense, son rôle deviendra de plus en plus central.
  • La toute puissante DG COMP, désormais sous la responsabilité de Ribera, renforce la position de l’Espagne. Elle a été chargée d’approuver 730 milliards d’aides d’État entre mars 2022 et juin 20231.

L’Espagne, souvent critiquée à Bruxelles pour son manque d’envergure et sa recherche de « consensus tiède », semble donc avoir trouvé une recette efficace.

  • Nous n’avons pas besoin de conflits ou de coups d’éclat, « nous voulons juste être utiles », a déclaré un diplomate espagnol au Grand Continent. Sánchez semble avoir trouvé à Bruxelles ce qu’il ne trouve pas chez lui : une formule gagnante.
Sources
  1. Competition State aid brief, Commission européenne, février 2024.