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Arno Geiger, Reise nach Laredo (Hanser Verlag), Hanser, 2024

« En chaque homme se cache un roi démissionnaire ». 

Le roman raconte les derniers jours de la vie de Charles Quint. Ayant abdiqué, retiré dans un monastère à Yuste, en Castille, l’empereur végète tristement entouré d’une Cour déférente, mais qui l’indiffère. Arno Geiger imagine sa rencontre avec un petit garçon de onze ans, qui est en fait un fils naturel ignorant tout de sa noble ascendance. Les deux conviennent de s’enfuir à dos de mulet et de cheval (l’empereur prenant le mulet, le seul animal qu’il arrive encore à monter). Le roman est le récit de ce voyage improbable d’un empereur déchu, et dont les gens qu’il croise ignorent l’identité, et d’un gamin qui, peu à peu, parvient à le ramener à la vie. Un récit très prenant, d’une écriture singulière et très soignée. (Anne Weber)

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Martina Hefter, Hey, Guten Morgen, wie geht es dir ?, Klett Cotta, 2024

Le dernier roman de Martina Hefter (lauréate du prix Ingeborg Bachmann 2005) a pour narratrice une femme entre deux âges qui s’occupe de son compagnon, très malade et handicapé. La nuit, elle se met à fréquenter des forums de rencontre où sévissent des love scammers, des escrocs, résidant le plus souvent en Afrique, qui essaient d’extorquer de l’argent à des Européennes en mal d’amour. Elle n’est pas dupe et leur raconte à son tour des mensonges sur sa vie. Elle tombe un jour sur un certain Benu qui n’a pas l’air d’être qu’un escroc. Entre les deux, une vraie histoire d’amour (virtuelle) commence, mais pleine de défiance et d’hésitations des deux côtés. 

Le roman fait donc apparaître aussi l’Europe telle qu’elle est vue, espérée, rêvée de loin, une Europe vue de l’extérieur. Il a un aspect politique, qui reste cependant discret, ni démonstratif ni théorique. L’écriture émeut, dans une esthétique résolument contemporaine (la transcription de chats, par exemple, y compris d’émojis qui ne sont pas reproduits tels quels, mais qui, par les noms qu’ils reçoivent, gagnent un aspect poétique inattendu). Un livre à la fois profond, inventif et très actuel. (Anne Weber)

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Durs Grünbein, Der Komet, Suhrkamp, novembre 2023

Le personnage principal est une femme issue d’un milieu modeste. Le récit narre la vie de Dora W., qui arrive de Silésie à Dresde. Elle devient mère à seize ans et assiste à la destruction de la ville sous les bombes à vingt-cinq ans. Être gardienne de chèvres à la campagne, puis vendeuse et aide-jardinière dans une petite ville de Basse-Silésie sont les premières étapes de sa vie avant qu’elle ne trouve l’homme de sa vie en Oskar, un compagnon boucher. Elle le suit à Dresde pour y fonder une famille. Elle y passe une courte période ; ce sont ses années d’or, semble-t-il, mais ensuite, la guerre la frappe et ses perspectives s’effondrent, comme tous les autres. Avec elle, c’est la fin de Dresde dans une société empoisonnée par la volonté de puissance et l’illusion raciale.

Avec son histoire, Dors Grünbein (lauréat du Prix Georg Büchner) suit un destin dans le contexte historique, avant et après l’invasion du national-socialisme dans chaque vie individuelle. Que fait la dictature de ces personnes qui ne sont guère à la hauteur de ses exigences et qui se débrouillent tant bien que mal ? Dans ce contexte, l’apparition de la comète de Halley en 1910, qui a alimenté les fantasmes de fin du monde, prend une signification symbolique pour l’anéantissement de la métropole saxonne dans la tempête de feu de février 1945.

À travers l’exemple de Dora W., l’auteur raconte comment l’histoire arrive à ceux qui n’ont pas d’histoire, comme une horreur et une prise de conscience trop tardive.

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Nora Bossong, Reichskanzlerplatz, Suhrkamp, 2024

Dans son nouveau roman, Nora Bossong brosse le portrait de la femme qu’est devenue Magda Goebbels et celui de son jeune amant. Deux personnes prises dans les rouages des événements historiques, impliquées différemment, coupables différemment. Y compris contre eux-mêmes.

Lorsque Hans fait la connaissance de la jeune et belle belle-mère de son ami d’école Hellmut Quandt, il ne se doute pas encore du rôle que Magda va jouer dans sa vie, pour lui personnellement, mais aussi des années plus tard en tant que fanatique du national-socialisme et en tnat que mère modèle du Troisième Reich. La République de Weimar est encore en plein essor et Hans est aussi violemment que désespérément amoureux de Hellmut. Mais après un accident, Hans et Magda entament une liaison dont ils espèrent tirer réconfort et avantages : elle veut échapper à son mariage, il veut cacher son homosexualité. Ce n’est que lorsque Magda fait la connaissance de Joseph Goebbels et adhère au parti national-socialiste que Hans et elle se séparent. Alors que Magda apparaît bientôt avec ses enfants dans les actualités hebdomadaires, Hans se retrouve de plus en plus en danger. Un roman qui raconte sur vingt ans le parcours de deux personnes et celui d’un pays qui, l’un comme l’autre, n’étaient pas inéluctables.

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Juan Manuel de Prada, Mil ojos esconde la noche. La ciudad sin luz, Espasa, 2024

Prada s’intéresse à la communauté d’artistes espagnols qui, après la guerre civile, se sont installés dans le Paris occupé par les Allemands, où les conditions de vie étaient particulièrement difficiles. Ils devaient donc utiliser toutes les ressources à leur disposition pour survivre, même si cela les mettait face à de grands dilemmes moraux.

Le redoutable commissaire Urraca, attaché de police à l’ambassade d’Espagne à Paris, confie à Navales une mission qui lui va comme un gant : faire adhérer des artistes espagnols du Paris occupé aux postulats phalangistes. Dans les pages de ce roman, nous retrouvons des personnalités aussi connues que Picasso, César González Ruano et Gregorio Marañón, ainsi que d’autres personnages secondaires intéressants comme Serrano Suñer, Ana de Pombo et María Casares. Une série de personnages dont les vicissitudes oscillent entre la tragédie, le portrait naturel des abîmes les plus profonds de l’abjection et le roman picaresque le plus pur.

Juan Manuel de Prada allie son immense talent narratif à sa connaissance approfondie du panorama intellectuel, artistique et surtout littéraire de l’Espagne de la première moitié du XXe siècle. Le résultat est un projet littéraire mémorable et d’une qualité extraordinaire dans la grande tradition baroque espagnole : Quevedo, Valle-Inclán et Ramón Gómez de la Serna.

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Anna Pacheco, Estuve aquí y me acordé de nosotros, Anagrama, 2024

Le tourisme a changé le visage de nombreuses villes. S’il a été un moteur économique, il a aussi généré des effets indésirables et est aujourd’hui clairement insoutenable. Ce livre explore la contradiction entre le luxe que les hôtels haut de gamme vendent à leurs clients et la réalité sociale, économique et professionnelle de ceux qui y travaillent.

À mi-chemin entre le travail anthropologique de terrain, la chronique et l’essai, Anna Pacheco construit un récit magistral sur le tourisme de luxe à Barcelone et réfléchit au repos dans un avenir post-capitaliste. Par une incursion dans le monde du tourisme pour examiner la dynamique du travail qu’il cache, ce livre incisif met le doigt sur un problème brûlant — et l’explore en profondeur. Il s’agit sans aucun doute d’un ouvrage essentiel pour mieux comprendre les grands défis auxquels l’Europe est confrontée en matière urbaine, économique et sociale. (Pablo Cerezo)

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Eduardo Manzano, España diversa, Crítica, 2024

L’histoire de l’Espagne est l’histoire d’un passé changeant, paradoxal qui ne peut pas tomber dans la simplification. La richesse et la complexité de cette histoire retrouvent leur centralité dans ce livre. Face aux lectures essentialistes intéressées et aux batailles idéologiques pour le récit qui abondent aujourd’hui, Eduardo Manzano propose un voyage passionnant pour redécouvrir cet héritage sous la forme d’une mosaïque d’identités, de cultures, de territoires, de langues et de civilisations — qui n’est pas sans faire penser à l’histoire de l’Europe en général. De l’Hispanie romaine à la course aux Indes, de l’Al-Andalus musulman à la Transition et de la Sépharade juive à l’unification bourbonienne, on y trouve les clés d’une histoire plurielle, provocante, documentée et ironique.

Avec un récit puissant, loin du langage académique et non dépourvu d’ironie, España diversa ne se contente pas de débarrasser l’histoire espagnole de ses clichés, mais nous apprend que c’est le changement, et non le maintien des essences, qui nous caractérise.

« C’est un livre très important parce qu’il montre que l’Espagne, à travers son histoire, a toujours été un pays diversifié, avec des identités multiples, ce qui est exactement le cas de l’Europe. Pour moi, c’est le livre le plus important qui a été publié cette année en Espagne ». (Guillermo Altares)

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Eduardo Halfon, Tarántula, Libros del Asteroide, 2024

Fin 1984, deux jeunes frères guatémaltèques, exilés depuis des années aux États-Unis, reviennent au Guatemala pour partir dans une colonie d’enfants juifs dans une forêt perdue des hautes montagnes. Ils connaissent peu leur pays d’origine et parlent à peine l’espagnol. Leurs parents ont insisté pour qu’ils viennent passer quelques jours au campement afin d’apprendre non seulement les techniques de survie en milieu sauvage, mais aussi les techniques de survie en milieu sauvage pour les enfants juifs, ce qui n’est pas la même chose, leur a-t-on dit. Mais un matin, les enfants découvrent que le camp a été transformé en quelque chose de bien plus sinistre : désormais, chacun devra trouver son propre moyen de survie. 

Dans ce livre, l’auteur revient sur un événement de son enfance dans le Guatemala complexe et violent des années 1980, dont les motifs et les ramifications ne commenceront à être élucidés que des décennies plus tard, lors de rencontres fortuites à Paris et à Berlin avec certains de ses protagonistes énigmatiques. Une nouvelle pièce dans le grand roman en marche qu’est l’œuvre d’Eduardo Halfon, l’un des projets littéraires les plus importants de la scène littéraire actuelle.

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Laura Casielles, Arena en los ojos, Libros del KO, 2024

Mémoire et silence de la colonisation espagnole du Maroc et du Sahara occidental

Depuis des décennies, le regard espagnol qui se pose sur le Maroc et le Sahara occidental se nourrit de malentendus, de pirouettes rhétoriques, de méfiance, de patriotisme et de nostalgie. Dans ce livre, Laura Casielles bouscule les discours les plus répétés et les confronte à des témoignages plus humbles en s’appuyant sur des scénarios historiques pour démonter les fantasmes orientalistes et les sophismes belliqueux. Cette approche permet de comprendre que les relations que l’Espagne a entretenues avec le Maroc et le Sahara occidental au cours des XIX et XX siècles étaient, effectivement, des rapports coloniaux. Dans cet ouvrage, qui associe le meilleur de la chronique et de la littérature de voyage aux outils les plus récents des études post-coloniales, l’autrice libère le passé et le présent des carcans discursifs pour nous permettre d’imaginer de nouvelles façons de nous relier les uns aux autres. Car, comme elle le dit elle-même dans un passage de ce livre, « il faut voir plus de choses, de plus en plus de choses ».

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Stefano Massini, Mein Kampf da Adolf Hitler, Einaudi, 2024

Après de nombreuses années de recherche et d’écriture, reprenant mot pour mot le texte original, en y greffant des centaines de discours et de déclarations d’Hitler lui-même, Stefano Massini nous livre sa biopsie du texte maudit, une distillation féroce où la religion nazie de la rage et de la peur, le culte de l’ego et l’exaltation des masses nous apparaissent dans toute leur force de puissant déjà-vu.

Primo Levi a écrit que rien n’est plus nécessaire que la connaissance pour éviter que la tragédie ne se reproduise, surtout si elle prend lentement forme dans la séduction progressive des masses. Un siècle après qu’Adolf Hitler a dicté son manifeste politique dans une cellule de Landsberg am Lech, ces pages sont devenues l’un des symboles du mal absolu, et à ce titre soumises à l’anathème séculaire qui en a fait un livre interdit. Mais ce cône d’ombre, fils d’un retrait freudien, a contribué à accroître sa mythologie jusqu’à ce qu’en 2016, l’Allemagne décide d’autoriser à nouveau sa diffusion en librairie, précisément pour démonter sa légende et percevoir ses échos dans le présent, avec la conscience que rien ne peut plus détruire l’horreur que le sens critique, et donc la reconversion du monstre dans les périmètres de la réalité. Oui, car Mein Kampf n’est au fond que l’autobiographie d’un trentenaire délirant en quête de boucs émissaires et de débordements existentiels, avec la circonstance aggravante toutefois d’une propension marquée à l’empathie, à l’aube d’un vingtième siècle qui allait élire son apothéose dans le charisme. De cette formule, répétée et encore émulée sous toutes les latitudes, découle l’urgence de nous confronter plus que jamais à un texte qui n’est jamais mort, capable de se re-proposer sous d’autres marques et d’autres couleurs, surtout à une époque où la propagande s’est ramifiée en ligne, et nous atteint désormais par capillarité.

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Paolo Giordano, Il corpo umano, Einaudi, 2024

Un roman de guerre, ou plutôt un roman sur la guerre, dans ses multiples incarnations : la guerre proprement dite, celle d’Afghanistan ; celle, plus insaisissable mais tout aussi douloureuse, des relations intimes, affectives et familiales ; et celle, invisible et très dangereuse, de la rage contre soi-même. Un roman qui nous rappelle ce que signifie être humain.

Dans la vie d’un soldat, le « corps militaire » est une seconde maison, l’uniforme une seconde peau qui unifie celui qui le porte. Mais sous l’uniforme, les « corps humains » sont tous différents, souvent de jeunes cœurs qui battent, chacun avec ses contradictions, ses fragilités. Le lieutenant Alessandro Egitto, en Afghanistan depuis cent quatre-vingt-onze jours, le sait bien. Les vingt-sept jeunes hommes de la troisième section de la compagnie Charlie commandée par le maréchal Antonio René le savent bien. Roberto Ietri, le dernier arrivé, qui a à peine vingt ans et se sent inexpérimenté en tout, le sait très bien.Pour eux, la mission dans la vallée du Gulistan est la première grande épreuve de leur vie. Au moment de partir, ils ignorent que la région à laquelle ils sont destinés est l’une des plus dangereuses de toute la zone de conflit. C’est là où l’ennemi est, mais ne se voit pas, à l’abri d’une montagne qui domine la base militaire « Ice » et semble vouloir à tout prix montrer son innocence. Difficile de croire qu’elle abrite une myriade de ravins d’où les talibans épient le moindre mouvement, tandis qu’au camp de base, les soldats, épuisés par la chaleur et la conviction rampante que la menace est irréelle, passent leurs journées entre tours de garde et distractions en tout genre. Jusqu’à ce que la guerre explose sous leurs pieds et grêle au-dessus de leurs têtes. Le corps militaire éclate alors en plusieurs corps humains : certains agissent, d’autres sont paralysés ; certains font de bons choix, d’autres de mauvais ; certains vivent, d’autres meurent. Pour ceux qui restent, la vie change en un instant. Et lorsqu’ils rentreront chez eux, ils auront irrémédiablement franchi la ligne d’ombre qui sépare la jeunesse de l’âge adulte.

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Michele Masneri, Paradiso, Gli Adelphi, 2024

« Le jour le plus chaud d’un des étés les plus chauds de mémoire d’homme ». 

Federico Desideri, jeune journaliste plein d’espoir mais peu satisfait, est chargé, par le rédacteur en chef du magazine « de niche » avec lequel il collabore, de se rendre à Rome pour interviewer un célèbre réalisateur, auteur d’un film au succès foudroyant, au centre duquel se trouve un charmeur mémorable. Federico découvre rapidement que le réalisateur est un fugitif, mais en contrepartie, lors d’une soirée mondaine, il se voit présenter l’homme qui aurait servi de modèle à ce personnage : Barry Volpicelli. Sorte de psychopompe à mi-chemin entre le joueur de flûte et le Bruno Cortona du Fanfaron de Dino Risi, Barry conduira Federico dans un lieu enchanteur : Paradiso, un immense ensemble de villas et de bungalows délabrés sur la côte du Latium, où il vit en compagnie d’un petit groupe de vieux fous attachants et farfelus. Un ambassadeur qui accumule les produits discount, un gynécologue à la retraite qui élève des poulets d’ornement, le prince Gelasio Aldobrandi qui, en proie à une perpétuelle angoisse « mystico-héraldique », poursuit le rêve irréalisable d’un héritier, un couple de lesbiennes qui regrette l’époque glorieuse où elles étaient invitées au Vatican par le pape Ratzinger, une ancienne bellone qui accuse tout le cinéma italien de lui avoir volé ses idées et, enfin, la première et la deuxième Madame Volpicelli. Entre des conversations interminables d’une futilité délirante et une nuit où l’on menace de tuer l’un des invités, entre l’arrivée d’un célèbre influenceur et une mort suspecte, le jeune Federico verra et apprendra beaucoup de choses pendant son séjour au Paradiso. Jusqu’au moment où il se rend compte qu’il ne peut pas, ou ne veut pas, partir.

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Alain Damasio, Vallée du silicium, Seuil, 2024

« Ce qui manque furieusement à notre époque, c’est un art de vivre avec les technologies. Une faculté d’accueil et de filtre, d’empuissantement choisi et de déconnexion assumée. Des pratiques qui nous ouvrent le monde chaque fois que l’addiction rôde, un rythme d’utilisation qui ne soit pas algorithmé, une écologie de l’attention qui nous décadre et une relation aux IA qui ne soit ni brute ni soumise ». À San Francisco, au cœur de la Silicon Valley, Alain Damasio met à l’épreuve sa pensée technocritique, dans l’idée de changer d’axe et de regard. Il arpente « le centre du monde » et se laisse traverser par un réel qui le bouleverse. Composé de sept chroniques littéraires et d’une nouvelle de science-fiction inédite, Vallée du silicium déploie un essai technopoétique troué par des visions qui entrelacent fascination, nostalgie et espoir. Du siège d’Apple aux quartiers dévastés par la drogue, de rencontres en portraits, l’auteur interroge tour à tour la prolifération des IA, l’art de coder et les métavers, les voitures autonomes ou l’avenir de nos corps, pour en dégager une lecture politique de l’époque et nous faire pressentir ces vies étranges qui nous attendent.

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Marie Cosnay, Des Îles, III. Mer d’Albóran, 2023, L’Ogre, 2024

« Comment meurt-on ? En faisant beaucoup d’histoires. La vie des morts est un récit sans fin. Les vivants ne font pas le poids, même quand ils font tout pour se faire remarquer. Le silence et l’invisibilité sont des leurres. La mer d’Alborán, l’entre deux mers, selon son nom arabe, puisqu’outre qu’elle joint ce que les temps ont voulu séparer à tout prix, lie aussi la Méditerranée et l’Atlantique, nous attendait. Ainsi que l’archipel des Baléares ».

Que fait la politique d’immigration européenne aux liens, aux familles et aux corps ? Que faire des corps des disparus de l’exil et comment leur rendre la dignité humaine qui leur a été niée jusque dans la mort ? Sur les côtes de la mer d’Alborán, Marie Cosnay explore la question des morts sur les routes de l’exil, le refus européen de leur accorder une inhumation ou un rapatriement dignes. Elle démasque les meneurs d’un commerce sordide, les vautours qui s’enrichissent du désespoir des familles de disparus, autour de la recherche de ces corps, de leur identification et cherche inlassablement le frère de son ami Ryad, disparu en mer d’Alborán, en tentant de voir les bateaux, de modéliser les naufrages, pour comprendre ces drames. 

Des îles (mer d’Alborán 2023) est le dernier volume d’une trilogie qui restera, comme un témoignage au présent de la période que nous traversons, à la fois « l’instruction d’un procès à venir » et le récit d’une catastrophe humanitaire. 

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Xavier Bouvet, Le Bateau blanc, Le Bruit du monde, 2024

« À dix heures, Tallinn est vide, en suspension entre deux occupants. Ce silence d’une heure, une heure précisément, marque la césure entre quatre années de guerre et une nouvelle occupation soviétique de cinquante ans. Dans la partition estonienne, ce n’est même pas une pause : un simple soupir ». 

En septembre 1944, les Allemands fuient l’Estonie qu’ils occupaient depuis trois ans, tandis que l’Union soviétique s’apprête à envahir de nouveau le petit État balte. Quelques Estoniens vont tenter de s’infiltrer dans cet interstice pour former un gouvernement indépendant et restaurer la République. Ils n’ont que quelques jours pour réaliser cette mission ; un navire envoyé par la résistance en exil doit les sauver de la descente du rideau de fer. À leur tête, l’avocat Otto Tief, retiré de la vie politique depuis dix ans, soucieux d’accomplir son devoir et de retrouver sa famille à Stockholm. Tief s’engage aux côtés de son ami Jüri Uluots, dernier Premier ministre d’une République condamnée par l’Union soviétique de Molotov et de Staline. Autour d’eux cheminent la poétesse Marie Under, prise au piège d’une capitale assiégée, et tous les destins soumis aux décisions impossibles, aux renoncements et au déracinement. Captivé par le silence entourant ces événements, Xavier Bouvet a souhaité raconter le sursaut des individus face à l’irruption de la violence et de l’inexorable, et décrire les résonances intimes du fracas de l’Histoire. Il compose une fresque haletante, dont on achève la lecture le cœur serré.

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Sergueï Shikalov, Espèces dangereuses, Seuil, 2024

Un soir d’automne, un trentenaire russe est visité par des fantômes. Fantômes de sa jeunesse et de toutes les autres : celles et ceux qui crurent un temps que leur pays ne les rangeait plus dans la catégorie des espèces dangereuses, des « pervers sexuels ». 

Il décrit une Russie peu connue des Occidentaux, une Russie progressiste qui, le temps d’une décennie, a cru aux droits de l’homme et à l’amour libre. Il évoque l’espoir frémissant des jeunes Russes de ne plus faire semblant, d’être enfin acceptés par leur famille et par la « patrie ». Pouvoir se tenir la main dans les rues de Moscou, oser embrasser son amoureux lors du premier concert de Mylène Farmer à Saint-Pétersbourg, s’éblouir de l’Europe et des États-Unis, ouvrir grand les yeux sur les opportunités d’un monde nouveau. 

Espèces dangereuses est le récit polyphonique d’un rêve auquel « on » a cru ensemble. « On », ce pronom qui n’existait pas dans sa jeunesse russe mais qui lui permet aujourd’hui d’y retourner en y emmenant tous les autres : les disparus, les oubliés, les gommés.

« Sergueï Shikalov s’est installé en France en 2016, après l’adoption de lois liberticides et discriminatoires visant les homosexuels en Russie. Il a écrit, directement en français, un premier roman fort sur cet exil, les années de liberté que sa génération a vécues sans voir le pire arriver. Récit d’une mémoire qui excède la sienne, texte sociologique émouvant, interrogation sur une communauté impossible, Espèces dangereuses dépasse ses enjeux propres par une pensée de l’usage de la langue et des formes du récit ». (Hugo Pradelle, En attendant Nadeau)

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Fatima Ouassak, Rue du passage, JC Lattès, 2024

Au début des années 1980, pour échapper à l’étroitesse de son appartement, une enfant explore avec curiosité ce qui l’entoure : son quartier, l’école au bout de la rue, et l’usine aux trois cheminées où son père travaille. L’enfant habite rue du Passage, au cœur d’une communauté d’habitants venus de l’autre côté de la Méditerranée. Pour la guider dans cet immense terrain de jeu, elle s’est mis en tête de trouver son ange-gardien : serait-ce le passeur de cassettes, qui fait transiter des enregistrements audio d’un continent à l’autre ? La doseuse d’épices, cette diva capricieuse ? Ou la caftanière, dont le talent de couturière rachète la mauvaise réputation ? Au fil des aventures joyeuses de l’enfant, ces métiers précieux, et d’autres encore, sont pour la première fois nommés, et racontés. Car sinon, qui s’en souviendra ?

Dans ce récit saisissant, à la puissance évocatrice, Fatima Ouassak restitue un monde resté aux marges de l’Histoire et de la sociologie : la classe ouvrière immigrée. Rue du Passage célèbre ces passeurs et passeuses, dont le travail a permis aux exilés de faire communauté, de survivre et de transmettre savoirs et résistance.

« Convaincue de la force de l’imagination, dans le sillage de Castoriadis, Ricœur ou Glissant — pour ne citer que des hommes —, Fatima Ouassak travaille farouchement à transmettre ce qu’elle voit de merveilleux dans le monde, sans jamais dissoudre dans le conte l’expérience réelle de ceux qui le peuplent. La vie du quartier se déroule, au rythme des naissances et des morts, des douleurs de l’exil, des joies des retrouvailles à la mosquée, dans le square de l’île aux oiseaux — non sans lutte contre la municipalité — ou au moyen de cassettes qui dressent des ponts invisibles sur la Méditerranée grâce à un facteur boiteux qui n’est pas sans rappeler le colosse de Rhodes, un pied sur chaque rive (ou presque) ». (Sirîne Poirier, En attendant Nadeau)

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Guillaume Marie, Je vais entrer, José Corti, 2024

Il ne saisissait pas tellement l’intérêt de vivre avec les gens. Il a su assez tôt qu’il n’y arriverait pas. Il n’avait pas envie d’apprendre un métier, de gagner de l’argent, d’avoir un savoir-faire ou même de la beauté. Il ne voyait pas pourquoi il aurait dû séduire, les femmes ou bien les hommes, faire le beau, être fort. Il s’en fichait vraiment. C’était quelqu’un de très doux. Vivre lui suffisait. Regarder le ciel, les rochers, les oiseaux. Le reste n’était rien. Il n’avait pas envie de s’extraire de sa condition. Il n’avait pas envie de conquérir quoi que ce soit.

Sa vie durant, Benoît Labre parcourt l’Europe à pied, jusqu’à l’épuisement. Dans Je vais entrer dans un pays, Guillaume Marie retraverse avec justesse et dépouillement son histoire, celle d’une solitude au milieu du XVIIIe siècle, qui se confronte d’abord au rejet de tous puis devient, à l’encontre de ce qu’il cherche, un objet de fascination.

« Peut-on encore composer des “vies de saints”, comme il y a mille ans ? Après Christian Bobin, Pascal Quignard, Pierre Michon et quelques autres, Guillaume Marie se confronte à ce défi, et le résultat est plus que convaincant : extrêmement touchant. Ici, pas de miracles hautement glorifiés, ni de pieuses exagérations destinées à l’édification des fidèles. Pour cette hagiographie contemporaine, l’auteur se place au ras du sol, là où avancent péniblement les pieds noirs de crasse de son personnage, ce jeune homme roux et maigre en rupture de ban […] : Benoît-Joseph Labre (1748-1783), le saint patron des vagabonds et des délabrés en tout genre, canonisé en 1881. Un cœur pur en qui l’auteur semble vouloir trouver un frère ». (Denis Cosnard, Le Monde des Livres)

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Małgorzata I. Niemczyńska, Borys, Mando, 2024

Lorsqu’Isaac retourne dans son appartement encombré, il le trouve inopinément complètement vide. Que s’est-il passé ici ? Dans une ville étrange, sans nom, soumise à l’état d’urgence depuis des temps immémoriaux, les gens sont porteurs d’un grand mystère. Tout le monde parle de Boris, tout le monde le cherche. Qui est cet homme insaisissable ? Un premier roman courageux de l’auteur de Mrożek. Le strip-tease d’un névrosé.

« Boris ou un jour d’été de Małgorzata I. Niemczyńska est un roman sur une ville balnéaire gouvernée par l’omniprésent Boris et dans laquelle l’état d’urgence prévaut depuis des années. À l’instar de Tomasz Różycki dans Les voleurs d’ampoules et de Georgi Gospodinov dans L’abri du temps, l’auteur recrée avec succès le climat et les spécificités de la dépression d’Europe centrale ». (Karolina Felberg, Kultura Liberalna)

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Maciej Jakubowiak, Hanka, Czarne, 2024

Il y a d’abord eu Albina. Elle a suivi quelques cours à l’école du village, mais son père ne lui a pas permis d’aller plus loin. Ensuite, il y a eu Hanka, déjà titulaire d’un diplôme d’études secondaires, employée de bureau à la mine, et même sportive dans sa jeunesse. Et après Hanka, il y a Maciek, qui a fait de bonnes études et qui fait partie de l’intelligentsia urbaine. À première vue, il s’agit d’une histoire exemplaire de promotion dans le contexte du XXe siècle. Cependant, une question troublante traverse les pages de cet essai autobiographique : s’agit-il vraiment d’une promotion ? Car, après tout, pour parler d’une vie meilleure, il faut supposer que la précédente était pire. Et quand on reconnaît qu’on est enfin devenu quelqu’un, on suppose tacitement que ses prédécesseurs dans le relais des générations étaient des moins que rien. 

Maciej Jakubowiak prend sa propre famille comme un cas d’étude, mais il utilise sa propre histoire comme point de départ d’une réflexion plus large sur la promotion sociale. Quel rôle l’éducation, l’État et le travail jouent-ils réellement ? Que nous laisse-t-il : les histoires des parents et des grands-parents, l’attitude face à l’argent et aux voyages, ou peut-être le ventre ? Et comment décrire le fait que, bien que les choses aillent mieux, elles n’ont peut-être pas tout à fait fonctionné ? 

« Si, comme moi, vous attendiez un Eribon polonais, le voici. Cet essai magnifiquement écrit raconte l’histoire d’une famille ordinaire et explique comment la pauvreté et l’exclusion ont frappé plusieurs générations de Polonais. Hanka, qui se sentait nulle, a eu de la chance : un fils talentueux qui voyait en elle une grande héroïne littéraire. Mais c’est lui qui a une dette envers elle, et c’est aussi ce dont parle ce livre. Plein d’esprit, émouvant et important ». (Joanna Kuciel-Frydryszak)

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Wit Szostak, Rumowiska, Powergraph, 2024

Les « débris » (Rumowiska) sont des ruisseaux nombreux, avec chacun sa propre source. Il y a l’histoire du grand-père Tomasz, opposant clandestin et député, les secrets de la grand-mère Helena et de leur petit-fils. C’est l’histoire d’une maison pleine de souvenirs, d’objets mémorables, de secrets cachés et de locataires mystérieux. C’est l’histoire de ceux dont on n’a jamais parlé à voix haute dans la famille. Ces histoires peuvent-elles se rencontrer et se croiser, se fondre en une seule rivière ? Ou resteront-elles à jamais séparées ?

Se fondant dans le courant du roman, Rumowiska est un essai sur la rivière à la façon d’un Élisée Reclus autant qu’une histoire sur les petites gens, pleine de méandres et d’embranchements que l’on découvre à la volée. Faut-il voir dans ces histoires des formes illustrées de l’essai ? Qui raconte vraiment ces vies minuscules, et d’où nous viennent-elles ?

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Marta Hermanowicz, Koniec, Artrage, 2024

Un roman métaphysique et blasphématoire sur la tragédie de la guerre, qui ne se termine pas avec la signature des traités de paix, mais reste dans ses victimes et se transmet aux générations suivantes. Malwina, une jeune fille dotée d’une sensibilité extraordinaire, fait des rêves de guerre — souvenirs de sa grand-mère — ce qui la fait vivre simultanément dans deux réalités, celle de la guerre (principalement celle du Kresy et de Sibérie) et celle de la Pologne des années 1990. 

Les réalités s’interpénètrent, se chevauchent. Malwina, l’attrape-rêves de sa grand-mère, qui a survécu à la tourmente de la guerre, devient une sorte de dibbouk qui donne la parole aux morts. Pour elle, la guerre continue sur les fronts de la nuit et du jour. Une prose puissante, émouvante et brillamment construite. 

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