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Une journée dans la vie d’Abed Salama est un tour de force1. Vous partez d’un événement qui aurait pu tenir en trois lignes dans un journal — l’accident d’un bus scolaire en Cisjordanie, près de Jérusalem et la journée terrible d’un père qui perd son fils — pour raconter la vie de ses personnages, mais aussi pour nous plonger de manière très documentée dans l’environnement politique, social et culturel de l’incident. À partir d’une histoire banale, vous parvenez à donner à voir et à faire comprendre le grand contexte d’une situation dans toute sa complexité. Quelle a été votre démarche ?

Vous avez utilisé le mot « banal » et vous avez raison : écrire un livre entier sur un événement banal — des accidents de bus comme celui que je raconte ont lieu dans le monde entier — était un choix très délibéré.

Mon ambition avec ce livre était de raconter l’histoire de l’accident d’un bus scolaire impliquant un groupe d’enfants palestiniens de maternelle, dont un certain nombre sont morts ainsi qu’un enseignant, dans l’agglomération de Jérusalem. Je voulais documenter l’histoire de cet accident et partir de là mais aussi raconter l’histoire de toute cette région. L’effet recherché était de nous plonger viscéralement dans la peau des personnages à un instant précis pour montrer un peu de leur expérience ségréguée.

Certains habitent une ville appelée Anata, qui est partiellement annexée par Israël dans la région de Jérusalem. D’autres vivent dans la colonie d’Anathoth, construite en partie sur les terres d’Anata. Et ces personnes n’ont pratiquement aucune interaction les unes avec les autres. Dans un lieu aussi fragmenté et ségrégué, il fallait qu’un accident réunisse tous ces destins, et qu’à travers leurs histoires de vie et de famille, je puisse raconter la grande histoire d’Israël et de la Palestine.

J’avais aussi l’ambition, en partant de quelque chose de banal, de montrer ce que cela signifie que de vivre sous un système de domination, un système de contrôle israélien sur la vie des Palestiniens.

Dans un lieu aussi ségrégué, il fallait qu’un accident réunisse tous ces destins, et qu’à travers leurs histoires de vie et de famille, je puisse raconter la grande histoire d’Israël et de la Palestine. 

Nathan Thrall

Pour comprendre ce système, l’idée était de le faire vivre à la place d’un homme qui passe le pire jour de sa vie. C’est Abed Salama, dont le fils a été victime d’un accident et qui ne peut pas savoir où il se trouve ni dans quel hôpital il a été emmené ; et qui, plus tard, en raison de la couleur de son document d’identité, ne peut accéder qu’à certains hôpitaux où on lui a dit que les victimes avaient été emmenés.

J’écris depuis longtemps sur Israël et la Palestine, et j’ai notamment travaillé pour l’International Crisis Group. Le travail des organisations internationales qui collectent des données et présentent des informations sur cette situation est extrêmement précieux. Mais je voulais aller au-delà : faire éprouver le sentiment viscéral qui nous traverse lorsqu’on voit cela de ses propres yeux.

Quand des délégations de parlementaires se rendent en Israël et en Palestine, on leur propose en général un voyage d’une semaine. Ils passent six jours en Israël et une demi-journée en Cisjordanie, à la limite une journée entière. Mais c’est le point clef de leur visite, car c’est toujours un coup de massue : ils font l’expérience de ce qu’est un système de domination ethnique profondément injuste.

Pour moi, choisir quelque chose de banal, comme un accident de bus, c’était aussi choisir un événement qui ne pouvait pas être exceptionnel, c’est-à-dire qui ne pouvait pas découler de la décision d’un mauvais commandant ou d’un Premier ministre dans des circonstances très spécifiques. Paradoxalement, partir d’un événement banal était le seul moyen de dresser une critique plus systémique. 

Abed Salama, le personnage principal, le père, vous raconte toute sa vie — y compris des histoires très intimes sur son passé et ses amours ratée. Comment êtes-vous parvenu à ce niveau de confiance et d’intimité avec lui ? 

Tout le mérite lui revient de fait. Et il a lui-même d’ailleurs eu l’occasion de répondre à cette question.

Nous avions prévu de faire une tournée de six semaines aux États-Unis et au Royaume-Uni lorsque le livre est sorti. Il a été publié le 3 octobre 2023 en anglais et notre tournée a été écourtée après le 7 octobre, mais nous avons tout de même réussi à organiser un certain nombre d’événements. C’est quelque chose qu’on demandait constamment à Abed lors de ces événements : « pourquoi avoir fait confiance à ce type ? » Sa réponse était invariablement la suivante : « dès que je lui ai raconté mon histoire, il a eu les larmes aux yeux ». 

La vérité est que beaucoup de parents, et pas seulement Abed, qui ont été impliqués dans cet accident, ont vécu dans une sorte de nuage de silence. Les gens avaient très peur d’évoquer l’accident devant eux. Ils ne voulaient pas les contrarier. Or Abed était quelqu’un qui avait envie de se souvenir de son fils et d’en parler. Souvent, lorsque nous échangions, il pleurait. Aux gens d’Anata, à sa famille et à ses voisins, il avait l’habitude de me présenter en disant : « Voici l’homme qui me fait pleurer ». Lorsque je m’excusais de lui faire subir cela, il me répondait : « Ne t’excuse pas. Je me sens plus proche de mon fils en te parlant, et je sens qu’il est ici avec nous, et je savoure l’occasion de parler de lui ». Voilà, je pense, la raison de la confiance d’Abed Salama.

Dans cette photographie du jeudi 8 mars 2012, à l’arrière-plan d’une partie de la barrière de séparation israélienne, des soldats israéliens patrouillent devant un mur peint du portrait de Marwan Barghouti, leader du Fatah emprisonné. © AP Photo/Nasser Shiyoukhi

Au-delà de l’histoire humaine, votre livre est aussi l’un des documents les plus précis existant sur la situation vécue par les Palestiniens dans cette partie du pays. Quelle a été votre méthode pour faire entrer les lecteurs dans une réalité si complexe ?

C’était toute l’idée du livre : il s’agissait de donner à voir et de faire comprendre ce système de contrôle très particulier, complexe et bureaucratique, par le biais de personnes ordinaires qui doivent y naviguer — en l’occurrence le pire jour de leur vie. 

Ce système fonctionne de cette manière pour eux tous les jours. De nombreux rapports décrivent en long et en large ses nombreuses strates. On sait quelles sont les méthodes utilisées pour l’acquisition de terres en Cisjordanie. On sait comment ont été pensées les infrastructures routières. Mais plutôt que de décrire cela de manière froide et analytique, comme le font les rapports, j’ai pensé que ce système apparaîtrait de manière beaucoup plus claire à travers le regard d’un parent lambda qui, au cours de la pire journée de sa vie, doit passer par toutes ses fourches caudines.

Il s’agissait de donner à voir et de faire comprendre ce système de contrôle très particulier, complexe et bureaucratique, par le biais de personnes ordinaires qui doivent y naviguer — en l’occurrence le pire jour de leur vie.

Nathan Thrall

Une frontière organise la journée et le destin d’Abed Salama : la couleur de son document d’identité. 

Pour comprendre pourquoi cette couleur compte autant, il faut saisir la géographie particulière de cet espace.

Avec environ 130 000 personnes, Abed et les autres parents qui avaient des enfants dans le bus scolaire vivent dans une enclave entourée de quatre murs. 

Sur trois côtés se trouve ce que l’on appelle la barrière de séparation — parfois appelée « mur de l’apartheid », un mur de béton gris de 8 mètres de haut. Sur le quatrième côté, un mur d’une autre couleur traverse une route séparée, la route 4370, qui compartimente la circulation israélienne d’un côté et la circulation palestinienne de l’autre. Ces murs enferment entièrement ces personnes à l’intérieur d’Anata et du camp de Shu’fat.

Environ la moitié de cette communauté est officiellement annexée par Israël et l’autre moitié ne l’est pas : pour autant, lorsqu’on se rend dans cette zone, on ne peut pas dire ce qui est officiellement un territoire israélien et ce qui est officiellement non annexé. Il s’agit d’une zone indifférenciée et totalement négligée ; elle se trouve juste en dessous de l’université hébraïque de Jérusalem, sur le mont Scopus, l’université la plus prestigieuse d’Israël. Depuis les parterres parfaitement entretenus de l’université, en plongeant son regard en contrebas, on peut voir checkpoint et l’unique route étroite que ces 130 000 personnes doivent emprunter pour se déplacer d’un bout à l’autre de l’enclave. De ce côté-là du mur, il n’y a pas de trottoirs, pas de terrains de jeux. C’est un autre univers.

La moitié des habitants de cette communauté possède une carte d’identité bleue — qui leur permet de passer par l’une des deux sorties vers le reste de Jérusalem, où il y a des écoles, des bureaux et des hôpitaux. L’autre moitié possède une carte d’identité verte de Cisjordanie — qui ne leur permet pas de passer ce checkpoint pour se rendre à Jérusalem. 

Les implications de cette barrière sont très concrètes.

Il y a une pénurie de salles de classe pour les Palestiniens de Jérusalem-Est. C’est vrai en particulier des zones situées de l’autre côté du mur, mais cela s’applique partout à Jérusalem-Est. On estime qu’il manque environ 2000 salles de classe. En d’autres termes, les parents ont très peu d’options pour envoyer leurs enfants à l’école à l’intérieur de l’enclave. Le choix qui s’offre à ceux qui possèdent une carte d’identité bleue est donc le suivant : soit leurs enfants doivent passer par un checkpoint tous les matins et tous les après-midi, face aux soldats israéliens ; soit ils doivent aller dans l’unique école municipale de l’enclave, dans un ancien enclos à chèvres ; soit, s’ils en ont les moyens, ils doivent envoyer leurs enfants dans l’une des écoles privées de l’enclave. C’est dans l’une de ces écoles privées que l’accident que raconte le livre s’est produit.

De ce côté-là du mur, il n’y a pas de trottoirs, pas de terrains de jeux. C’est un autre univers.

Nathan Thrall

L’école privée accueille des enfants issus de familles possédant des cartes d’identité bleues et vertes. Ces dernières ne peuvent donc pas passer le checkpoint et se rendre dans les aires de jeux situées de l’autre côté du mur. Le matin de l’accident, les enfants ont dû emprunter un chemin long et détourné, passer par un autre checkpoint et se rendre à la périphérie de Ramallah pour se rendre dans une aire de jeux. Après avoir franchi le checkpoint, ils ont été heurtés par un semi-remorque. Le bus s’est retourné, a pris feu. Il a fallu plus de trente minutes avant que le premier camion de pompiers israélien n’arrive sur les lieux.

Qui restait-il alors pour tenter de sauver ces enfants du bus en flammes ? Des gens ordinaires. Des gens qui se trouvaient par hasard sur la route ce matin-là. C’est une route presque entièrement empruntée par les Palestiniens — qui ont eux-mêmes des cartes d’identité vertes ou bleues. Ainsi, lorsqu’un enfant était extirpé du bus, couvert de suie, et jeté en catastrophe sur le siège arrière d’une voiture privée, le conducteur de cette voiture, s’il possédait une carte d’identité bleue de Jérusalem Est, se rendait, en passant par le poste de contrôle, à l’hôpital de Jérusalem, situé à proximité ; mais si le conducteur avait une carte d’identité verte, il filait tout droit dans la direction opposée, le plus souvent vers l’hôpital de Ramallah — parfois même plus loin.

Lorsqu’Abed arrive sur les lieux de l’accident, il ne voit qu’une foule et tous les enfants ont disparu. Il demande où ils sont. On lui répond, en cacophonie : « ils sont dans cet hôpital de Jérusalem ; ils sont dans cet autre hôpital ; ils sont à la base militaire à une minute de là ; ils sont à l’hôpital de Ramallah ». Abed a une carte d’identité verte : il ne peut pas accéder à la plupart de ces endroits. Il finit donc par se rendre au seul endroit où il peut aller — l’hôpital de Ramallah — et demande à ses proches qui ont une carte bleue de partir à la recherche de son fils dans les hôpitaux de Jérusalem. C’est au cours de cette quête que le lecteur est introduit aux subtilités du système de permis.

Comme si ce cauchemar ne suffisait pas, il y a aussi une autre strate importante : le réseau routier. Pourriez-vous rappeler son histoire ?

La Cisjordanie est divisée en trois zones : A, B et C. L’accident a eu lieu dans la zone C, qui représente environ 62 % du territoire et qui est entièrement contrôlée et administrée par Israël. Tout Palestinien doit par exemple demander un permis à Israël pour construire une extension de sa maison ou une dépendance. De manière générale, toute construction dans la zone C nécessite une autorisation israélienne, qui n’est en pratique jamais accordée. Si vous construisez quand même, par exemple parce que votre famille s’agrandit, Israël vient détruire la structure.

Les zones A et B sont 165 îlots d’autonomie palestinienne limitée, entourés d’une mer contrôlée par Israël. Cet accident — c’est important pour le contexte — a donc eu lieu sur une route entièrement contrôlée par Israël. La police nationale israélienne circule sur cette route et y émet des contraventions. Elle a été initialement construite pour servir de voie de contournement aux colons, car l’ambition fondamentale du projet des colons est de s’étendre. Aujourd’hui, un juif israélien sur dix vit dans les territoires occupés. Pour parvenir à doubler ce nombre, le principal moyen est de construire des infrastructures routières qui transformeront ces colonies en véritables banlieues d’Israël et rompre artificiellement leur éloignement. C’est en effet ce à quoi ressemblent de nombreuses colonies : lorsque vous empruntez une autoroute qui mène directement à une colonie, vous avez l’impression d’être en Israël. Vous voyez des casernes de pompiers israéliennes, des postes de police israéliens, des cliniques, des écoles, des centres commerciaux : tout vous donne l’impression d’être en Israël. 

L’un des éléments clefs pour comprendre ce réseau routier est la réduction du temps de trajet entre le domicile et le lieu de travail. L’ancienne infrastructure de Cisjordanie passe en effet par les principales villes de ce territoire. Les routes construites par les colons sont ainsi conçues comme des routes de contournement : elles évitent les villes palestiniennes pour donner l’impression d’une présence juive israélienne continue depuis leur lieu de travail en Israël jusqu’au domicile en Cisjordanie. En empruntant ces routes, ils peuvent tout à fait ne jamais penser aux Palestiniens dont ils traversent les terres — tout simplement parce qu’ils ne les voient pas, ne les croisent pas.

La route sur laquelle l’accident se produit était à l’origine une route de contournement pour les colons. Plus tard, une meilleure route de contournement a été construite, de sorte que l’ancienne route a fini par être utilisée principalement par les Palestiniens.

Pour moi qui ai été correspondant en Afrique du Sud dans les années 1970, cela rappelle l’apartheid — voire encore pire car dans l’Afrique du Sud de cette époque-là beaucoup d’infrastructures étaient communes aux Noirs et aux Blancs. Comment qualifieriez-vous ce type de ségrégation.

Le mot apartheid apparaît une fois dans le livre mais il s’agit d’une citation : il est utilisé par un officiel isréalien, vice-ministre de la défense, qui décrit le système routier comme relevant de l’apartheid.

Il y a quelques années, il était encore tabou d’utiliser cette expression. Lorsque Jimmy Carter l’avait employée dans les années 2000, cela avait fait scandale aux États-Unis. Aujourd’hui, nous sommes allés bien au-delà des mots. 

Les principales organisations de défense des droits de l’homme dans le monde, Amnesty International, Human Rights Watch, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, ont toutes établi qu’Israël pratiquait l’apartheid. D’anciens ministres israéliens et l’ancienne plus haute autorité judiciaire d’Israël ont également qualifié ce système d’apartheid. 

Il y a cependant des différences entre les territoires.

Dans le rapport d’Human Rights Watch sur l’apartheid israélien, l’une des sections les plus importantes concerne les pratiques israéliennes dans le Néguev. Ces pratiques sont très similaires à l’égard de la population palestinienne de la zone C, où l’on assiste à la destruction de communautés palestiniennes afin de construire des communautés juives ou d’étendre les communautés juives adjacentes.

L’immense majorité de la communauté internationale des juristes et des défenseurs des droits ne conteste guère plus aujourd’hui qu’Israël pratique une forme d’apartheid.

Nathan Thrall

Or la situation des Bédouins dans le Néguev, à l’intérieur d’Israël, est différente, par exemple de celle d’un Palestinien vivant à Haïfa. En Cisjordanie, la situation est également très différente. Passer sa vie dans la zone C n’a rien à voir avec le fait de vivre dans le centre d’une ville palestinienne comme Ramallah ou Jénine. Mais on ne peut pas utiliser une seule caractérisation pour tous les rapports. Ainsi, Human Rights Watch considère qu’il y aurait un abus sur l’ensemble du territoire sous le contrôle d’Israël et que celui-ci atteint le niveau de l’apartheid en Cisjordanie. Ce n’est pas le cas d’Amnesty International, pour qui Israël pratiquerait l’apartheid sur essentiellement son territoire. Le Conseil des droits de l’homme des Nations unies n’a quant à lui pour mandat que de se concentrer sur la Cisjordanie, de sorte que, quoi qu’il pense des pratiques en vigueur en Israël, il ne peut de toute façon pas écrire à ce sujet. 

Le fait est que l’immense majorité de la communauté internationale des juristes et des défenseurs des droits ne conteste guère plus aujourd’hui qu’Israël pratique une forme d’apartheid. Le sentiment que vous décrivez trouve d’ailleurs un écho dans les dires de nombreux vétérans de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud qui se sont rendus sur place.

Il y a une dimension surprenante dans votre livre : on ressent très peu de colère de la part de la population palestinienne, qui semble accepter la situation comme une sorte de fait accompli.

La résilience pour survivre à ce processus l’emporte au quotidien sur la rage — mais il est évident que les Palestiniens ressentent une immense colère face au fait que leur vie est totalement sous contrôle israélien. 

Cela a des implications très concrètes : il est impossible, par exemple, de planifier sa journée. On ne sait pas si, tel ou tel jour, il y aura ou non un soldat au checkpoint qui fera passer votre temps de trajet de vingt minutes à deux heures et demie. Vivre dans cette situation tous les jours de sa vie sans pouvoir planifier quoi que ce soit, c’est enrageant. C’est exaspérant.

En ce qui concerne l’accident proprement dit, j’ai souvent constaté, lors de mes conversations avec les Palestiniens au cours desquelles j’évoquais les raisons structurelles pour lesquelles cette journée s’est déroulée de la manière dont elle s’est déroulée, qu’il existait une politique israélienne de négligence délibérée de ces centaines de milliers de vies de l’autre côté du mur. 

Ils disaient « bien sûr », mais de fait ils n’y pensaient même pas. Cela m’a rappelé un célèbre discours prononcé par David Foster Wallace lors d’une remise de diplômes universitaires : 

C’est l’histoire de deux jeunes poissons qui nagent et qui croisent le chemin d’un poisson plus âgé qui leur fait signe de la tête et leur dit, “Salut, les garçons. L’eau est bonne ?” Les deux jeunes poissons nagent encore un moment, puis l’un regarde l’autre et fait, “Tu sais ce que c’est, toi, l’eau ?” »

D’une certaine manière, c’est ainsi que se sont déroulées certaines de mes conversations avec les Palestiniens touchés par l’accident. J’évoquais ces raisons structurelles et ils me répondaient que oui, bien sûr, mais ils concentraient leur énergie, leur colère sur des choses concevables sur lesquelles ils pouvaient avoir un certain contrôle, comme le comportement de la compagnie d’assurance palestinienne après l’accident, parce qu’il était évident pour eux qu’il n’y avait aucun espoir de changer ces grandes choses structurelles que j’évoquais.

La résilience pour survivre à ce processus l’emporte au quotidien sur la rage — mais il est évident que les Palestiniens ressentent une immense colère.

Nathan Thrall

L’un des aspects de la vie quotidienne que vous décrivez bien concerne toute la série de petits compromis que les gens font avec l’occupation. C’est par exemple avoir de bonnes relations avec l’officier qui autorisera une voiture à se rendre à tel endroit, voire de bonnes relations avec certains colons qui pourraient offrir une aide pour des matériaux de construction… Pourriez-vous revenir sur ce qui définit cette réalité quotidienne de l’occupation ?

En effet, il s’agit là d’un thème très important du livre. Cela montre que le système de contrôle est omniprésent et qu’il affecte tous les aspects de la vie : on peut avoir des parents qui travaillent pour l’Autorité palestinienne et être soi-même opposé à ce que fait l’Autorité — car il s’agit clairement d’un pilier essentiel pour maintenir indéfiniment le système de contrôle.

Un soupçon pèse sur toute une société parce qu’Israël abuse du système des permis par une pratique excessive de l’interrogatoire en échange de services. Et cela se produit partout. Vous voyez que quelqu’un à côté de vous a soudainement accès à Jérusalem. Comment a-t-il obtenu une carte d’identité bleue ? En l’occurrence, c’est le cas de la famille du chauffeur de camion qui a percuté le bus : beaucoup de gens dans la ville se méfiaient d’eux parce qu’ils venaient d’une région où l’on n’obtient jamais de carte d’identité bleue et que, d’une manière ou d’une autre, Israël avait quand même fini par leur accorder.

Ce genre de calcul de la distance à parcourir, ou à ne pas parcourir, a une incidence sur la vie quotidienne. Vous demandez un permis, vous êtes convoqué pour un interrogatoire. On vous pose des questions a priori banales. Quelle est la situation générale ? Quelle est la situation économique ? Comment les gens se sentent-ils dans votre ville ? Puis les questions deviennent de plus en plus détaillées et vous ne savez pas quand vous avez franchi la ligne. Il n’y a aucun moyen de sortir de la pièce sans se sentir sale. Je connais des gens, des amis qui sont passés par ce processus et qui viennent me rendre visite immédiatement après l’avoir vécu. Le contrôle, c’est toute leur vie.

Venons-en à la situation plus générale. On pourrait penser que les attaques terroristes du 7 octobre ont été un tel choc qu’elles sont venues briser, pour Israël, l’illusion que ce statu quo pourrait durer indéfiniment. Partagez-vous ce constat ?

Immédiatement après le 7 octobre, j’ai pensé que c’était la preuve que le maintien du statu quo, de l’occupation, du paradigme de la « gestion du conflit » pour reprendre les termes de la position israélienne, avait clairement exposé sa limite et que cela ne pourrait plus fonctionner comme avant. Aujourd’hui, je n’ai plus cet espoir. Je dis depuis longtemps que, malgré tout ce que nous avons décrit, je ne crois pas que l’occupation soit insoutenable. C’est d’ailleurs la phrase la plus clichée que l’on entend depuis des décennies dans la bouche des diplomates : « C’est insoutenable, Israël ne peut pas continuer, il doit finir par choisir : soit donner aux Palestiniens la citoyenneté et l’égalité des droits, soit la souveraineté sur 22 % du territoire, comme le demande l’OLP ». Mais le fait est qu’Israël n’a pas à choisir. Il n’a jamais eu à le faire jusqu’à présent et rien ne prouve qu’il aura à le faire dans un avenir proche.

Le contrôle, c’est toute leur vie.

Nathan Thrall

Il existe donc une troisième option : celle qui consiste à maintenir le système en place. On peut y apporter des ajustements, on peut le modifier, mais c’est tout. Une première Intifada a débouché sur la création de l’Autorité palestinienne avec une autonomie limitée et un contrôle israélien indirect. Le système change, mais la pratique générale consistant à priver indéfiniment les Palestiniens de leurs droits civils fondamentaux a encore de beaux jours devant elle.

Le vendredi 13 août 2010, des femmes palestiniennes attendent près d’une section de la barrière de séparation israélienne couverte de graffitis, dont l’un représente le défunt leader palestinien Yasser Arafat, au point de contrôle de Qalandiya, entre Jérusalem et la ville de Ramallah en Cisjordanie. © AP Photo/Sebastian Scheiner, File

Des trois options — un État, deux États ou le statu quo — vous pensez que la troisième est la plus probable ?

Absolument. Pour qu’il soit seulement possible de faire autre chose qu’entretenir le statu quo et perpétrer le système de domination, il faudrait trois révolutions : une révolution à l’intérieur d’Israël, une révolution parmi les Palestiniens et une révolution de la part de la communauté internationale. Nous n’y sommes pas.

Ne pensez-vous pas que la tragédie actuelle pourrait provoquer ces révolutions ? 

Je ne voudrais pas écarter complètement cette hypothèse. Il y a une petite chance pour que cela se produise. Mais encore une fois, je pense que cela nécessiterait un véritable changement dans les incitations qu’on donne ou pas à Israël.

Je pense qu’Israël comprend que le différentiel de puissance est si important qu’il pourrait facilement contrôler Gaza ou rester à Gaza de manière à empêcher qu’un événement comme le 7 octobre ne se reproduise.

Dans le livre, vous faites quelques références aux accords d’Oslo en expliquant que, d’une certaine manière, il s’agissait d’une rationalisation de l’occupation, au sens où les autorités israéliennes déléguaient à l’Autorité palestinienne le contrôle et la gestion de certaines zones. Correspondant à Jérusalem à l’époque, j’avais un sentiment différent : j’ai l’impression qu’il y avait dans l’esprit de ceux qui ont négocié — surtout du côté politique, pas du côté militaire qui a pris le relais — la véritable perspective d’une certaine paix et pas seulement un stratagème cynique pour mieux occuper les territoire.

Je pense que cela dépend beaucoup des Israéliens dont on parle. Rabin avait lui-même déclaré — et c’est un fait avéré — qu’il avait changé d’avis sur la durabilité de l’occupation israélienne à la suite de la première Intifada. Cette première Intifada l’a convaincu que ce territoire était ingouvernable dans les circonstances d’alors et qu’il fallait changer cela.

Rabin était très clair sur le fait que l’Autorité palestinienne serait là pour mener une sorte « d’occupation par procuration ». En ce qui concerne la vision à long terme et ce qu’il voulait obtenir d’Oslo, il a prononcé un discours célèbre à la Knesset un mois avant son assassinat. Dans ce discours, il décrit sa vision d’un État palestinien. Bien sûr, les accords d’Oslo contiennent le mot « État » mais Oslo ne promettait pas la création d’un État palestinien. Ce que voulait Rabin, c’est très clair dans son discours, c’était qu’Oslo conduise à terme à une entité palestinienne qui serait « moins qu’un État » et donc avec un contrôle israélien totalement unifié sur Jérusalem, des colonies restant en place, et Israël contrôlant la frontière orientale de cette entité.

Pour qu’il soit seulement possible de faire autre chose qu’entretenir le statu quo et perpétrer le système de domination, il faudrait trois révolutions.

Nathan Thrall

Si l’on prend maintenant le discours de Netanyahou en 2009 — le fameux discours de Bar-Ilan, prononcé dans un contexte où il craignait qu’Obama n’exerce toutes sortes de pressions sur lui — il a également été décrit dans la presse israélienne comme ayant franchi le Rubicon, il avait enfin parlé d’un État palestinien. Mais il précisait : « un État palestinien moins ». Certes, là où Rabin disait « moins qu’un État », Netanyahou parlait d’un « État moins » mais au fond, ils voulaient dire la même chose. Si l’on examine les principes énoncés par Netanyahou — Jérusalem unifiée, contrôle de la vallée du Jourdain, maintien de la plupart des colonies — il s’agit d’un prolongement de la vision de Rabin.

Lorsqu’on parle donc de solution à deux États, c’est en fait généralement pour parler d’un certain degré d’autonomie, c’est tout. 

Vous ne pensez donc pas qu’un État palestinien avec toute la signification du mot État soit possible ? 

Je ne dis pas que c’est totalement impossible. Mais que cela ne pourra pas se produire sans une totale révolution du côté israélien.

Et que pensez-vous de ces immenses manifestations en Israël. Elles ne réclament certes pas un État palestinien, mais elles demandent le départ de Netanyahou, la tenue d’élections et la signature par Israël d’un accord de cessez-le-feu comme l’a récemment proposé Joe Biden ? Y a-t-il, dans ces grandes manifestations, un potentiel pour que germe un mouvement pour la paix tel qu’il existait il y a vingt ou trente ans ? 

La liberté des Palestiniens n’est pas vraiment un thème de ces manifestations. 

Il y a eu d’importantes mobilisations en Israël au cours de l’année précédant le 7 octobre, cristallisées en particulier contre la réforme judiciaire voulue par Netanyahou. Le slogan des manifestants était « Préserver la démocratie israélienne ». Des centristes laïques, des Israéliens de centre-gauche, ont accouru en grand nombre parce qu’ils sentaient que leurs intérêts en tant que juifs israéliens étaient menacés et qu’Israël était en train de glisser vers une théocratie. Les gens suivaient des cours du soir sur les principes de la démocratie et l’importance d’un système judiciaire et de l’indépendance de la justice. Tout le monde se concentrait sur la démocratie, et ces manifestations ne parlaient pratiquement pas des millions de Palestiniens qui vivent sous le contrôle d’Israël et ne jouissent pas de droits civils fondamentaux, à l’exception d’un très petit groupe de personnes.

De même aujourd’hui, lorsque vous voyez des gens exiger qu’un accord soit signé, ils restent très vagues sur ce qu’ils seraient réellement prêts à accepter.

Et avez-vous été surpris par les réactions internationales sur les campus autour de la question palestinienne ? 

Je n’ai pas été surpris car c’est un sujet incandescent. L’activisme était déjà monté en flèche lors des précédentes guerres de Gaza. Cette fois-ci, l’ampleur de la guerre était bien plus grande — et donc celle de la mobilisation aussi. Ce qui m’inquiète véritablement, c’est l’avenir. Je crains que cette mobilisation ne se dissipe dès la fin de la guerre et qu’une fois de plus, Israël et la Palestine ne figurent plus parmi les priorités de l’agenda international. Je crains que nous ne revenions au statu quo ante — une situation semblable à celle d’avant le 7 octobre, où il était très difficile d’amener qui que ce soit à se préoccuper du conflit israélo-palestinien et où le monde entier était en fait assez indifférent. 

Mais Israël peut-il continuer à vivre en tant qu’État semi-paria — comme c’est le cas aujourd’hui dans une grande partie de l’opinion publique et dans une grande partie du monde hors de l’Europe et des États-Unis ?

Pour l’instant, il n’y a pas de coût réel de cette situation d’isolement pour Israël. Même au niveau de la société civile, on pourrait en toute hypothèse penser que la plupart des gens ordinaires pourraient soutenir un boycott visant les produits des colonies. Le message qui consiste à dire qu’on ne veut pas soutenir financièrement la violation du droit international en aidant le projet de colonisation semble a priori facile à entendre et à mettre en œuvre. Pourtant, ce n’est pas vraiment à l’ordre du jour ; ce n’est pas sur la table ; et ce n’est pas à portée de main.

Pour moi, il est malheureusement très facile d’imaginer que nous reviendrons à une situation où le monde entier continuera à accepter fondamentalement le contrôle indéfini sur Palestiniens, sans droits civils fondamentaux et, dans certains cas, à le soutenir ouvertement.

Je crains que nous ne revenions au statu quo ante — une situation semblable à celle d’avant le 7 octobre, où il était très difficile d’amener qui que ce soit à se préoccuper du conflit israélo-palestinien.

Nathan Thrall

Et les Palestiniens l’accepteront ? 

Les Palestiniens ne l’acceptent déjà pas ; ils ne l’accepteront pas davantage dans le futur, mais ils ont concrètement très peu de moyens pour changer la situation. Nous l’avons également constaté lors des précédentes guerres de Gaza : Gaza fait la une des journaux, les capitales du monde entier se mobilisent et des diplomates de premier plan, des chefs d’État, lancent un appel pressant : « Cette guerre doit cesser et nous devons revenir à une situation de calme ». Puis dès que les armes se taisent un peu, ils acceptent cette apparente accalmie — quel qu’en soit le prix. 

D’une certaine manière, le but de ce livre était aussi de décrire ce soi-disant calme qui n’en est pas un. Et d’attirer l’attention sur cela plutôt que de se concentrer uniquement sur les effusions de sang qui sont à la une des journaux. Il y a un paradoxe à titrer toute la journée sur Gaza en continuant à ignorer un système de domination qui continuera à faire couler de plus en plus de sang.

L’époque que vous décrivez dans le livre remonte à plus de dix ans, l’accident ayant eu lieu en 2012. Que pensent les Abed Salama d’aujourd’hui de la situation ? Que pensent-ils du Hamas, qui continue à vivre avec ces contraintes et cette discrimination ?

Abed et de nombreux Palestiniens que je connais espèrent que ce moment pourra conduire à un changement véritablement profond. 

C’est ce que m’ont dit de nombreux amis et personnes que j’ai interrogées : ils pensent que ce niveau de destruction, ce niveau de souffrance et de meurtre conduira invariablement à un changement fondamental dans l’architecture de l’occupation. 

Ils sont donc plus optimistes que vous ? 

Beaucoup plus. 

On parle beaucoup de Barghouti, qui est en prison depuis vingt ans, comme d’un sauveur potentiel pour les Palestiniens. Est-ce sérieux ? Quel est leur niveau de confiance dans les groupes politiques et l’élite ? 

Elle est très faible. L’OLP n’est plus qu’une coquille vide. Elle a été détruite par le processus d’Oslo qu’elle avait elle-même négociée. Aujourd’hui, elle n’est qu’un poste budgétaire du ministère des finances de l’Autorité palestinienne. Tous les pouvoirs sont entre les mains de l’Autorité et l’Organisation est rabougrie. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. La plupart des Palestiniens sont donc très cyniques à l’égard de leurs dirigeants politiques.

Les deux camps imaginent que la situation est moins apocalyptique qu’elle ne l’est en réalité.

Nathan Thrall

Paradoxalement, Bezazel Smotrich, le ministre israélien des Finances qui impose des sanctions à l’Autorité palestinienne et la menace de s’effondrer, pourrait contribuer à la faire sortir de sa torpeur. Je connais des Palestiniens qui l’encouragent à faire s’effondrer l’Autorité parce qu’ils comprennent qu’elle est un pilier du soutien à l’occupation infinie qu’ils subissent.

Il reste que les sondages d’opinion sont clairs : ils mettent en évidence que, pour les Palestiniens, le Hamas est le seul groupe qui combat Israël aujourd’hui. Son niveau de soutien en Cisjordanie n’a jamais été aussi élevé.

Une vision apocalyptique est-elle aujourd’hui la seule chose partagée par les groupes extrémistes israéliens et certains Palestiniens ?

Je pense que les deux camps imaginent que la situation est moins apocalyptique qu’elle ne l’est en réalité. 

Smotrich pense qu’il peut réellement faire s’effondrer l’Autorité palestinienne sans qu’il y ait de conséquences pour la sécurité d’Israël. Les Palestiniens qui l’espèrent pensent quant à eux que cela pourrait conduire à une sorte d’unification des Palestiniens — quelque chose qui ressemblerait à la première Intifada et qui résoudrait en fait les conflits internes et les effusions de sang.

Sources
  1. Cet entretien est la transcription éditorialisée d’un Mardi du Grand Continent qui a eu lieu le 9 juillet 2024 à l’École normale supérieure.