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Depuis dimanche soir, on envisage le front républicain surtout à partir de l’offre — désistements transformant les triangulaires en duels, position des groupes et des partis, etc. S’agit-il d’un contresens ?

Les partis politiques sont en effet les premiers artisans du front républicain destiné à priver le Rassemblement National de majorité absolue. Le rôle qu’ils jouent prend tout son sens en raison du système électoral caractérisant les élections législatives françaises.

Dans ces élections, la règle de qualification pour le second tour peut permettre à un candidat de l’emporter même s’il n’est soutenu que par une minorité d’électeurs. 

Considérons par exemple une triangulaire opposant un candidat du RN, un candidat de Renaissance, et un candidat du NFP, à l’issue de laquelle ces trois candidats obtiennent respectivement 40 %, 25 %, et 35 % des suffrages. Le candidat RN l’emporte alors qu’il aurait probablement perdu un duel seul-à-seul contre le candidat Renaissance ou contre le candidat NFP. Cette situation n’est pas que théorique : dans une étude portant sur l’ensemble des élections législatives depuis 1978, avec Clémence Tricaud, nous avons établi qu’en cas de triangulaire le vainqueur est souvent un candidat mal aimé1.

Pour éviter ce scénario, deux options sont possibles. La première est que les électeurs se comportent de façon stratégique, c’est-à-dire que les électeurs soutenant le candidat le moins bien classé — dans l’exemple ci-dessus, le candidat Renaissance — le délaissent et votent pour un candidat qu’ils aiment moins mais qui a davantage de chances de l’emporter — ici, le candidat NFP. Si le report de voix sur le candidat NFP est suffisant, le candidat RN sera défait. Malheureusement, notre analyse révèle que seule une petite fraction des électeurs se comporte de manière stratégique : la plupart votera pour le candidat qu’ils préfèrent, même si ses chances de victoire sont nulles.

La deuxième option est que les candidats moins bien classés simplifient le choix des électeurs en se désistant. En transformant une triangulaire en duel, le désistement réduit les chances de victoire d’un candidat mal aimé. C’est la raison pour laquelle les désistements qui ont eu lieu ces deux derniers jours sont si importants. Suite à la participation historiquement élevée au premier tour, des triangulaires pouvaient avoir lieu dans plus de la moitié des circonscriptions (306 sur 577), et elles auraient généralement favorisé les candidats du RN.

En cas de triangulaire, le vainqueur est souvent un candidat mal aimé.

Vincent Pons

Tournons-nous vers la demande : les électeurs écoutent-ils encore les consignes de vote ? 

Le front républicain contre le Rassemblement National ne peut fonctionner que si plusieurs conditions sont remplies. D’abord, les candidats non-RN arrivés en troisième position doivent se désister. Ils l’ont fait dans beaucoup plus de circonscriptions que lors des élections passées.

Ensuite, les électeurs doivent voter pour le candidat démocrate restant : dans l’exemple ci-dessus, le candidat NFP. Notre analyse des élections législatives passées montre qu’une partie des électeurs qui soutiennent le candidat arrivé en troisième position s’abstiennent au second tour lorsque ce candidat échoue à se qualifier ou lorsqu’il se désiste. Mon hypothèse est que l’importance de ce scrutin est telle que cette fraction sera plus faible cette fois que par le passé.

François Ruffin fait du porte-à-porte a Camon (Somme) avant le deuxième tour des législatives. © Charles Bury/SIPA

Pour convaincre les électeurs indécis, les consignes de vote de candidats absents du second tour pourront également être déterminantes : les candidats qui se sont désistés doivent aller au bout de leur démarche et appeler explicitement à voter contre le candidat RN. De même, les candidats éliminés après le premier tour doivent encourager leurs électeurs à faire barrage à l’extrême-droite.

Les candidats qui se sont désistés doivent aller au bout de leur démarche et appeler explicitement à voter contre le candidat RN.

Vincent Pons

À quelles conditions pensez-vous que le front républicain — qui avait déjà paru moins actif en 2022 — pourrait être réactivé ?

Je craignais que la réactivation du front républicain soit compliquée en raison de la forte polarisation actuelle du jeu politique. Beaucoup, à gauche, ne supportent plus le président, perçu comme un traître aux idées et valeurs de son camp d’origine, et ils sont mécontents d’avoir dû voter pour lui deux fois par défaut. Beaucoup, au centre et à droite, voient les politiques proposées par LFI, une composante numériquement importante du NFP, comme une menace pour le pays, et Jean-Luc Mélenchon, qui multiplie les prises de position controversées et les décisions sectaires et clivantes, exerce un pouvoir de répulsion mesuré par de nombreuses enquêtes2.

J’ai donc été agréablement surpris par le nombre très importants de désistements. Ces désistements honorent leurs auteurs. Ils révèlent que la perspective d’une majorité absolue et d’un gouvernement RN sont perçues comme suffisamment menaçantes pour réactiver le front républicain.

Mais les désistements n’étaient que le premier temps. Le second temps appartient encore aux partis et candidats, qui doivent encourager leurs électeurs à se mobiliser pour faire barrage contre le RN d’ici dimanche. Le troisième temps appartient aux électeurs. La démocratie, le débat prennent du temps, mais le calendrier imposé par le président est très resserré. Ce calendrier très court est à mes yeux tout aussi insupportable et incompréhensible que la dissolution elle-même.

Si les partis ont su s’y adapter — mieux sans doute que ne l’escomptait Emmanuel Macron — en nouant des alliances en un temps record, l’adaptation pourrait être plus compliquée pour les électeurs, qui ne sont pas des professionnels de la politique et doivent prendre la mesure d’un paysage électoral entièrement recomposé. Mais la saillance de ces élections est telle que je suis raisonnablement optimiste. Chacun a compris l’importance historique du moment. J’espère que la mobilisation sera aussi élevée parmi les électeurs opposés à un gouvernement RN que parmi ceux qui souhaitent le basculement vers l’extrême-droite. 

Je suis raisonnablement optimiste. Chacun a compris l’importance historique du moment.

Vincent Pons

La possibilité de plus en plus réelle d’une majorité absolue RN peut-elle jouer sur le comportement électoral ?

La dynamique est favorable au RN au niveau national comme au niveau local

Au niveau national, le RN est le parti qui bénéficie le plus du rejet d’Emmanuel Macron et de son gouvernement. Cela résulte en partie de la stratégie du président, qui a tout fait pour consolider la position du RN comme principal parti d’opposition et pour affaiblir les autres partis, pariant sur le fait que lui et ses candidats remporteraient la plupart de leurs duels contre l’extrême-droite. Macron a ainsi repris une partie du langage et des idées du RN — lors de la loi immigration par exemple —, et envoyé ses lieutenants débattre à de nombreuses reprises contre les dirigeants du RN, ignorant les autres partis et allant jusqu’à accuser Marine Le Pen de mollesse3. Le RN a obtenu plus de 31 % des suffrages lors des élections européennes et il a encore progressé entre les européennes et les législatives, obtenant 29,25 % des suffrages, 33 %  en comptant ses alliés ciottistes, alors même que de nombreux candidats RN sont entièrement inconnus des électeurs et, parfois, manifestement incompétents.

Marine Tondelier dans le 17ème arrondissement de Paris pendant la campagne des législatives. © Cedric Bufkens/SIPA

Au niveau local, une seconde étude que j’ai menée avec Riako Granzier et Clémence Tricaud montre que le candidat qui arrive en tête au premier tour bénéficie d’un effet d’entraînement pour le second tour4. 1 à 2 % des électeurs rallient ce candidat simplement parce qu’ils souhaitent être dans le camp du vainqueur, ce qui augmente considérablement ses chances de victoire lorsque le second tour est serré. Les candidats RN qui étaient en tête au premier tour plus souvent que les candidats de tout autre parti seront les principaux bénéficiaires de cet effet d’entraînement.

Cette double dynamique nationale et locale montre l’importance d’un front républicain le plus large et le plus solide possible.

Au niveau local, le candidat qui arrive en tête au premier tour bénéficie d’un effet d’entraînement pour le second tour.

Vincent Pons

Les désistements, par le rétrécissement de l’offre politique, ont-ils des effets sur l’abstention ?

Oui : lors des élections législatives passées, nous avons établi que l’abstention est plus élevée de 4 points de pourcentage lorsque le troisième candidat est absent du second tour que lorsqu’il est présent. En outre, le vote blanc et nul est plus élevé de 3,7 points de pourcentage dans ce cas, autre manifestation du dépit des électeurs qui soutenaient le troisième candidat. Ces régularités montrent qu’il y a un risque qu’en cas de duel entre un candidat RN et un candidat démocrate de gauche ou du centre, les électeurs d’autres partis démocrates restent chez eux ou votent blanc plutôt que de soutenir l’opposant au RN. Mais ce n’est pas inéluctable.

Dans les jours qui viennent, les partis de gauche et du centre doivent appeler leurs électeurs au vote de barrage. En outre, chacun et chacune d’entre nous peut rappeler à son entourage que le RN est aux portes du pouvoir. Les projections suggèrent que le nombre de candidats RN sera proche de la majorité absolue. Les prochaines années seront très différentes selon que le RN est au-dessous ou en deçà de ce seuil. Ainsi, chaque circonscription et chaque voix vont compter. Sensibilisés à cet enjeu, j’ose espérer qu’une grande majorité des électeurs qui craignent de voir le pays tomber aux mains de Marine Le Pen et Jordan Bardella seront prêts à payer le coût de voter pour le candidat opposé au RN dans leur circonscription même s’ils ne l’affectionnent pas particulièrement. Les données le montrent, tout abstentionniste choisira en réalité l’extrême-droite..

Raphaël Glucksmann vote au premier tour des élections législatives le 30 juin 2024 à l’école primaire Martel à Paris. © Isa Harsin/SIPA

Comment peut-on mesurer les réserves de voix dans le cas des duels ? Et des duels issus d’un désistement ?

Les chercheurs mesurent les transferts de voix entre candidats à partir d’enquêtes interrogeant les électeurs sur leurs choix de premier et de second tours et à partir de l’examen des résultats d’élections passées. Avec mes co-auteurs, nous avons suivi la seconde approche, qui a pour avantage de n’utiliser que des résultats administratifs et, ainsi, d’être à l’abri de toute erreur de mesure. Notre conclusion est que le jeu électoral français se résume de façon assez satisfaisante par une ligne.

Lorsque le candidat le plus à gauche est éliminé (ou se désiste) à l’issu du premier tour, la plus grande partie de ses électeurs qui participent au second tour se reportent sur le candidat le plus proche sur sa droite — par exemple sur un candidat centriste plutôt que d’extrême-droite. Lorsque le candidat le plus à droite est éliminé, ses électeurs se reportent principalement sur le candidat le plus proche sur sa gauche. Enfin, lorsqu’un candidat au centre de l’échiquier est éliminé, ses électeurs se reportent de façon à peu près égale vers la gauche et vers la droite. Je note que, par le passé, l’extrême-droite était rarement présente au second tour.

Ainsi, il faut extrapoler nos résultats avec prudence. Aujourd’hui, l’examen des positions des différents partis sur l’axe gauche-droite suggère que des électeurs de droite se reporteraient de façon à peu près égale vers un candidat Renaissance et vers un candidat RN, mais que des électeurs centristes se reporteraient davantage vers un candidat NFP que vers un candidat RN. Il faudra vérifier cette hypothèse à l’issue du second tour.

Le RN n’est pas un parti plus idéologique que les autres. Lorsqu’il est en position de l’emporter, il fait tout pour augmenter ses chances de victoire.

Vincent Pons

La campagne d’entre-deux-tours a-t-elle réellement un impact ? 

La campagne d’entre-deux-tours est courte, mais importante à plusieurs titres. En plus des désistements et consignes de vote données par les candidats absents du second tour, déjà évoqués ci-dessus, les candidats qui, au contraire, restent en lice, peuvent utiliser la campagne d’entre-deux-tours pour recentrer leur discours et tenter de persuader les électeurs indécis.

Edouard Philippe (Horizons) à Paris, le 20 juin 2024. © Jacques Witt/SIPA

Dans un article avec Rafael Di Tella, Caroline Le Pennec, et Randy Kotti, nous avons systématiquement étudié les professions de foi de premier et second tours des candidats aux élections législatives passées5. Nous nous sommes penchés sur les sujets abordés par les candidats ainsi que leur positionnement idéologique et la complexité syntaxique de leur prose. Nous observons un recentrage des professions de foi entre le premier et le second tour sur chacune de ces trois dimensions. Le camp qui parcourt la distance la plus importante entre le premier et le second tours est d’ailleurs l’extrême droite : le RN n’est pas un parti plus idéologique que les autres, contrairement à une idée reçue. Lorsqu’il est en position de l’emporter, il fait tout pour augmenter ses chances de victoire.

La perspective d’une alliance entre des partis du centre et de gauche face à un RN sans majorité absolue est-elle crédible ?

Les coalitions de gouvernement entre partis de camps rivaux sont rares, dans l’histoire politique française récente. L’incapacité des macronistes à former une coalition avec les Républicains après les législatives de 2022 en est l’exemple le plus récent. On attribue souvent cela à la culture politique hexagonale, qui serait plus heurtée que la culture du compromis allemande : en Allemagne, les coalitions de gouvernement sont allées jusqu’à réunir les sociaux-démocrates du SPD et les conservateurs de la CDU.

À mon sens, la raison principale pour laquelle les coalitions sont moins fréquentes en France est qu’elles y sont aussi moins nécessaires : par différence avec le système proportionnel allemand, le scrutin à deux tours favorise en général l’émergence de majorités claires. En 2017, En Marche a obtenu 61 % des députés avec 32 % des voix. De même, le RN pourrait remporter plus de 50 % des circonscriptions après avoir obtenu 33 % des voix dimanche dernier.

Seul le front républicain peut l’en empêcher. Parce que ce front républicain requiert des désistements de candidats centristes bénéficiant à la gauche et de candidats de gauche bénéficiant au centre, il n’est pas impossible qu’il se poursuive au-delà de l’élection par une grande coalition démocrate. La gauche et le centre pourraient être d’autant plus enclins à former cette coalition de gouvernement s’ils considèrent qu’enchaîner trois années sans gouvernement stable augmenterait les chances de victoire du RN lors de la prochaine élection présidentielle.

De même, le RN pourrait remporter plus de 50 % des circonscriptions après avoir obtenu 33 % des voix dimanche dernier. Seul le front républicain peut l’en empêcher.

Vincent Pons

Mais ces considérations de troisième tour me semblent prématurées. Pour l’heure, le seul enjeu est de priver le RN — ou, encore mieux, le RN et son possible partenaire LR — de majorité absolue dimanche. Chacun et chacune d’entre nous peut contribuer à son niveau à consolider ce front républicain, en votant. En votant de façon stratégique, et en encourageant nos proches à faire de même. Le sort de la prochaine assemblée et l’avenir politique de notre pays pourraient se jouer à quelques circonscriptions près et, dans ces circonscriptions, à quelques dizaines de voix près. Pour minimiser les regrets, accomplissons notre devoir de citoyens.

Sources
  1. Pons, V., & Tricaud, C. (2018), « Expressive voting and its cost : Evidence from runoffs with two or three candidates », Econometrica, 86(5), 1621-1649.
  2. Sylvain Courage, « Sondage Odoxa-« le Nouvel Obs » 38 % des Français pourraient voter NFP… sans Mélenchon », Nouvel Obs, 26 juin 2024.
  3. Charles Sapin, « Marine Le Pen accusée de « mollesse » et d’« imprécisions » par Gérald Darmanin », Le Figaro, 12 février 2021.
  4. Granzier, R., Pons, V., & Tricaud, C. (2023), « Coordination and bandwagon effects : How past rankings shape the behavior of voters and candidates », American Economic Journal : Applied Economics, 15(4), 177-217.
  5. Di Tella, R., Kotti, R., Le Pennec, C., & Pons, V. (2023), « Keep your enemies closer : strategic platform adjustments during US and French elections », (No. w31503). National Bureau of Economic Research.