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[Attention: cet article contient des spoilers]

Depuis qu’à la surprise de la quasi-totalité des acteurs et des observateurs de la vie politique française, Emmanuel Macron a annoncé la dissolution de l’Assemblée nationale, un meme circule sur les réseaux sociaux. On y voit un célèbre acteur français, Kad Merad, pris en contre-plongée, au téléphone : dans la légende, il donne des conseils tactiques à des hommes ou des femmes politiques. Ce template est un photogramme de Baron noir, dont les trois saisons sont sorties entre 2016 et 2020.

Ce plan de Philippe Rickwaert au téléphone est devenu un modèle de meme depuis la dissolution du 9 juin. © Canal +

Le protagoniste de la série, Philippe Rickwaert, incarné par Kad Merad, est un cadre du parti socialiste à la fois sulfureux, charismatique et obsédé par un idéal : l’union des gauches. Il est l’archétype du conseiller occulte, à la fois tacticien génial, bon connaisseur de la carte électorale et vrai militant de gauche. Au cours des trois saisons, il va d’abord affronter Francis Laugier, son ami et allié devenu Président de la République, puis tenter de conseiller sa successeure, Amélie Dorendeu, une technocrate sociale libérale décidée à faire l’alliance au centre, avant de devoir affronter une double menace  : la poussée du Front National et, surtout, l’émergence d’un candidat radicalement anti-système qui entend remplacer la démocratie électorale par le tirage au sort. Tous ces personnages, alliés et antagonistes, sont inspirés de figures réelles du champ politique et médiatique français, jusqu’au défenseur du tirage au sort dont le modèle est Étienne Chouard, figure du YouTube francophone devenue un héros des Gilets jaunes.

Depuis qu’Emmanuel Macron a annoncé la dissolution de l’Assemblée nationale, un meme circule sur les réseaux sociaux.

Baptiste Roger-Lacan

Ce jeu de mimétisme et d’écho a été voulu par Éric Benzekri, qui fut conseiller de Julien Dray, l’une des figures du Parti socialiste dans les années 1990-2000 et véritable inspiration de Philippe Rickwaert. En 2016, la première saison avait été présentée par Canal+ comme une tentative de proposer un House of Cards à la française. De fait, la chaîne s’était donnée de vrais moyens en annonçant un budget de 12 millions d’euros pour huit épisodes. À la fois documentée et divertissante, la série fut saluée pour sa capacité à incarner les mutations du champ politique français dans la seconde moitié des années 2010, voire à les anticiper. Elle joue à plein sur ces effets de miroirs : sa grammaire visuelle rappelle les longs formats d’enquête de la télévision tandis que les irruptions de la réalité y sont nombreuses, par exemple tous les personnages politiques sont interrogés par des journalistes bien réels. Baron noir use à fond de l’art du caméo pour créer des effets de réel. C’est largement pour cette raison qu’elle a acquis le statut de série culte chez les afficionados de politique — aussi nombreux dans les médias qu’en politique1 —, tandis qu’Éric Benzekri est souvent décrit en prophète des soubresauts de la société française2. Celui-ci a retrouvé la lumière au printemps 2024 lorsqu’a été diffusée sa nouvelle création, La Fièvre, qui met en scène les prémisses d’une guerre civile franco-française. 

Le meme de Philippe Rickwaert au téléphone fait bien sûr écho au sentiment que la vie politique française est en train d’échapper à la mécanique bien huilée qui était la sienne depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017. Après la répétition des duels entre le centre et le Rassemblement national, l’incertitude surgit et la tactique politique devient clef. Mais l’usage de ce template dit aussi quelque chose du rôle de Baron noir dans la fabrique des imaginaires politiques contemporains en France3, d’autant que les séries d’Éric Benzekri sont profondément marquées par une riche culture politique dont il sait jouer pour dynamiser son récit. Ses protagonistes évoluent et interagissent dans un univers où ces crises passées et leurs résolutions guident leurs actions : leurs décisions les plus rocambolesques sont souvent prises en référence à des événements bien réels de l’histoire politique et institutionnelle de la France contemporaine.

Après la répétition des duels entre le centre et le Rassemblement national, l’incertitude surgit et la tactique politique devient clef.

Baptiste Roger-Lacan

Après la dissolution ratée par Jacques Chirac en 1997 — où son « coup » politique avait échoué et donné une majorité au parti socialiste et, surtout, le vote du quinquennat, qui alignait le calendrier des élections législatives sur celui des élections présidentielles — on pouvait avoir l’impression que la dissolution était devenue une curieuse obsolescence constitutionnelle, à la fois dangereuse et inutile. Le seul endroit où le recours à l’article 12 avait survécu était dans la série Baron noir, où elle est un puissant ressort narratif, qui sert de double pivot dans la deuxième saison. 

Plus généralement et alors que, formellement, les prises de parole présidentielles tranchent assez peu depuis l’annonce de la dissolution avec celles qu’ils pouvaient faire auparavant, Emmanuel Macron a fait deux curieuses références à la fièvre : le 9 juin, il disait qu’« une fièvre [s’était] emparée ces dernières années du débat public et parlementaire dans notre pays » ; le 12, pendant sa conférence de presse, il plaidait pour le rassemblement des « compatriotes et de responsables politiques qui ne se reconnaissent pas dans la fièvre extrémiste ». Ces prises de parole paraissaient des citations directes de la deuxième série d’Éric Benzekri, sortie il y a quelques mois à peine. 

Depuis 1997, le seul endroit où le recours à l’article 12 avait survécu était la série Baron noir.

Baptiste Roger-Lacan

Il ne s’agit pas de suggérer qu’une série télévisée a influencé la crise institutionnelle que traverse la France et il est bien évidemment difficile de savoir ce que regarde réellement le Président de la République. Mais il est certain que nombreux sont les membres de son entourage à être passionnés par les créations d’Éric Benzekri. Surtout, par-delà les jeux d’écho lexicaux, ces séries ont au cours des dix dernières années contribué à l’imaginaire de la crise politique et, plus spécifiquement de la dissolution : le récit de Baron noir est ainsi émaillé de deux recours à l’article 12. Pour cette raison, nous avons voulu revoir trois séquences — les deux premières sont tirées de Baron noir ; la dernière de La Fièvre — pour tenter de saisir comment s’articule cet imaginaire du chaos.

1 — Baron noir, saison 2, épisode 5, « Chouquette »

La première des deux dissolutions de Baron noir se produit hors-champ, plus spécifiquement entre la première et la deuxième saison : Francis Laugier, un président socialiste disgracié par un scandale qui n’est pas sans faire écho à l’affaire Cahuzac, dissout l’Assemblée nationale avant de démissionner. Cette dissolution ne nous intéresse pas directement, même si elle pèse sur l’intégralité de la saison 2. En effet, le PS parvient à conserver l’Élysée en présentant la candidature d’une jeune technocrate située à la droite du parti, Amélie Dorendeu. Mais celle-ci ne parvient pas à obtenir la majorité absolue. Au cours des quatre épisodes qui suivent, qui couvrent la première année de son mandat, elle hésite entre deux alternatives : chercher l’union à gauche du Parti socialiste avec le double fictionnel de la France Insoumise (Debout le Peuple) ou faire alliance avec un parti centriste et libéral dirigé par Stéphane Thorigny (un double athlétique de François Bayrou). Après avoir renoncé à la première option, que défendait Philippe Rickwaert, elle choisit de franchir le Rubicon et de faire l’alliance au centre.

La première des deux dissolutions de Baron noir se produit hors-champ.

Baptiste Roger-Lacan

C’est à ce moment-là, dans le pré-générique du cinquième épisode, que ressurgit la dissolution. Au cours d’une conversation téléphonique, entrecoupée de vignettes mettant en scène ce que décrivent Thorigny et Dorendeu, celle-ci explique son plan pour faire accepter aux caciques du Parti socialiste son choix de faire alliance au centre. Pour cela, elle veut d’abord faire circuler le bruit qu’empêtrée dans d’interminables débats parlementaires sur une loi de bioéthique — les échos sont trop nombreux pour être tous commentés — elle serait prête à dissoudre l’Assemblée, menaçant le PS d’une « véritable boucherie électorale ». L’objectif est de pousser les éléphants à proposer eux-mêmes l’alliance avec les centristes. Si cette première manœuvre est contrée par Rickwaert, toujours déterminé à faire advenir son rêve d’union des gauches, Dorendeu finit par nommer Thorigny premier ministre, rompant toutes les amarres avec la gauche du parti socialiste. 

Dans ce premier cas, le pouvoir du droit de dissolution dérive au moins autant de la menace qu’il fait planer que de son exécution. En menaçant tous les députés qui sont en place et en fragilisant les équilibres politiques, il apparaît comme le recours de la seule personne qui, dans le face à face entre l’exécutif et l’Assemblée nationale, ne risque pas de perdre son poste. Ce passage de trois minutes vient rappeler la singularité de la présidence de la République dans l’édifice institutionnel de la Cinquième République.

2 — Baron noir, Saison 2, épisode 8, « Sorpasso »

Pressée de toutes parts, empêtrée dans des affaires, Amélie Dorendeu a épuisé tous ses recours politiques. C’est à ce moment-là qu’un attentat frappe l’école de police de Roubaix. Profitant de l’effet de sidération, la Présidente de la République prononce une allocution télévisée qui prend tous les personnages de court. Après avoir demandé à Thorigny de lui remettre sa démission, elle lui propose de reformer un gouvernement d’« union nationale » qui rassemble, dans une logique de « consolidation républicaine », tous ceux qui entendent défendre la République, qu’ils soient issus de la gauche, du centre ou de la droite. Une vignette la montre alors en discussion avec le chef de l’aile modérée du PS et celui du parti gaulliste. Elle conclut son allocution en annonçant sa volonté de dissoudre l’Assemblée nationale pour que ce nouveau gouvernement puisse être assuré d’un large soutien populaire. Une coupe montre alors Philippe Rickwaert lisant un article qui décrit son triomphe.

À la différence de Chirac, Amélie Dorendeu remporte donc le pari de la dissolution en cours de mandat. Alors que cette deuxième saison a été écrite en 2016-2017, le pari de Dorendeu (qui appelle son parti La France unie) fait évidemment écho à la proposition politique d’Emmanuel Macron en 2017 : le dépassement par le centre (d’aucuns diraient par l’extrême-centre) doit permettre de verrouiller une assise large et, théoriquement inamovible. Fiction oblige, la victoire de Dorendeu est encore plus totale que celle de Macron en 2017 puisqu’elle attire la quasi-totalité des gaullistes à elle.

En l’occurrence, le recours à l’article 12 apparaît donc moins comme une moyen de dépasser un blocage ou un conflit entre la Présidente et l’Assemblée, que comme une formule qui permettrait d’orchestrer un coup politique désarmant à la fois les oppositions, renvoyées aux extrêmes, à gauche et à droite. Enfin, c’est le charisme de Dorendeu, souvent comparée à une « louve romaine » — Jupiter n’est pas loin —, qui doit parfaire ce coup : irrésistible, la Présidente obtiendra la majorité qu’elle demande. Après les présidentielles, les élections législatives aussi deviennent un plébiscite sur la personne du chef de l’État. La série devient un miroir qui se promène dans les palais de la République.

Le recours à l’article 12 apparaît moins comme une moyen de dépasser un blocage ou un conflit entre la Présidente et l’Assemblée, que comme une formule qui permettrait d’orchestrer un coup politique — désarmant à la fois les oppositions, renvoyées aux extrêmes, à gauche et à droite.

Baptiste Roger-Lacan

Le problème, et c’est tout l’enjeu de la saison 3 — qui porte fortement l’empreinte de la crise des gilets jaunes —, est qu’il s’agit d’une victoire à la Pyrrhus. En hégémonisant les partis de gouvernement, Amélie Dorendeu crée les conditions de sa propre chute : d’une part, sa base politique ne cesse de s’amenuiser puisque chacune de ses décisions provoque des mécontents au sein de son propre camp ; d’autre part, elle devient le symbole honni d’une caste, finissant par provoquer l’émergence d’adversaires qui menace de l’emporter, ainsi que la République. Mais c’est une autre histoire…

Bref, le droit de dissolution, en jouant à la fois sur la sidération et la surprise, est présenté comme un outil qui permet de créer l’événement politique. Il n’en demeure pas moins une arme dangereuse — létale, même — pour celle qui l’emploie et pour les institutions qu’elle est censée défendre.

Dans Baron noir, le droit de dissolution, en jouant à la fois sur la sidération et la surprise, est présenté comme un outil qui permet de créer l’événement politique.

Baptiste Roger-Lacan

3 — La Fièvre, Saison 1, épisode 6, « L’autre assemblée »

La Fièvre est plus mécanique que Baron noir. Au cours des six épisodes de la série, ses personnages principaux sont obnubilés par une phrase de Stefan Zweig répétée à plusieurs reprises : « Il ne restait qu’une chose à faire : se replier sur soi-même et se taire aussi longtemps que dureraient la fièvre et le délire des autres. »

À la fin de la saison, l’héroïne, Sam Berger, une communicante à « haut potentiel intellectuel », parvient temporairement à déjouer les plans de sa némésis, une ancienne collègue devenue une influenceuse nationaliste, prête à tout pour transformer la France en enfer libertarien. Au cours de la dernière scène, Sam Berger est invitée à rencontrer le Président de la République. Lorsqu’elle entre dans son bureau, il s’agit de Philippe Rickwaert — qui avait été élu à la fin de Baron noir —, qui lui demande « son avis sur quelque chose »  : « Où en est-où ? Avant ? Juste avant ? Longtemps avant ? Ou ça a déjà commencé ? La guerre civile… » Cut. Fin (ou début) du crossover.

C’est toute l’obsession de La Fièvre qui est résumée dans ces quelques minutes : la France est au bord de l’implosion. Si la guerre civile est une constante de l’imaginaire politique français4, ce dernier épisode, qui laisse présager le retour de certains personnages de Baron noir dans la deuxième saison de La Fièvre, permet de mieux saisir le succès de la première des deux séries : c’est parce que les auteurs donnent l’impression que la France est sans cesse en train de danser sur un volcan que les coups politiques des uns et des autres, forts de l’urgence constante du moment, trouvent un tel écho. En ce sens, la dissolution de la fin de la saison 2 se lit à deux niveaux : d’un côté, c’est une manœuvre d’Amélie Dorendeu pour désarmer tous ses rivaux, qu’elle les attire dans les rêts de son gouvernement d’union nationale ou qu’elle les renvoie aux extrêmes ; de l’autre, c’est une tentative de faire baisser la fièvre. Sans succès.

C’est parce que les auteurs donnent l’impression que la France est sans cesse en train de danser sur un volcan que les coups politiques des uns et des autres, forts de l’urgence constante du moment, trouvent un tel écho.

Baptiste Roger-Lacan

Baron noir et La Fièvre parlent de la même chose : la France et son régime. Celui-ci constitue du reste un puissant ressort narratif. Le pouvoir — enjeu principal des deux deux séries — est disputé par quelques personnes, et leurs équipes. Bien que le personnage de Rickwaert ait un fort ancrage dunkerquois, il existe une unité de lieu quasi parfaite, puisque tout se décide à Paris, ce qui permet de lier efficacement toutes les intrigues. Finalement, les possibilités narratives sont infinies puisque la résolution de la crise qui constitue le nœud des deux séries est impossible. L’échec d’un régime et ses faux-semblants sont un sujet inépuisable pour la fiction — qu’on pense à la Comédie humaine ou aux Rougon-Macquart.

Mais tout le ressort tient dans ce que la fièvre ne peut pas baisser : la Cinquième République semble prise au piège d’une crise qu’elle peut d’autant moins résoudre qu’elle en est sa cause principale. C’est ce que suggère notamment l’épisode de la dissolution — celle d’Amélie Dorendeu, et celle d’Emmanuel Macron. Il n’empêche. Si amusant que soit Baron noir, depuis le 9 juin, on se prend à espérer que la série touche bientôt à sa fin.

Sources
  1. Sur cette bulle de passionnés du « coup » politique, cf. Rachid Laïreche, Il n’y a que moi que ça choque ? – Huit ans dans la bulle des journalistes politiques, Paris, Les Arènes, 2023.
  2. Par exemple : Violaine de Monclos, « De Baron noir à La Fièvre, Éric Benzekri, prophète en séries », Le Point, 7 mars 2024. Laureline Dupont, Olivier Pérou, « »Il hume l’époque » : Eric Benzekri, le créateur de « La Fièvre » que les politiques s’arrachent », L’Express, 16 avril 2024.
  3. Au point que “baron noir” est devenu une expression comune pour désigner un conseiller de l’ombre. Par exemple ici :  Laurent Telo, « Pierre Charon, “baron noir” de la Macronie », Le Monde, 21 juin 2024.
  4. Jean-Claude Caron, « Indépassable fratricide. Réflexions sur la guerre civile en France et ailleurs », Cités, vol. 50, n°2, 2012, p. 39-47.