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Lorsque son propre parti a remporté les élections législatives néerlandaises du 22 novembre dernier avec un nombre impressionnant de 37 sièges sur 150, même Geert Wilders a été surpris. Dans son discours de victoire, il s’est empressé de déclarer que plus personne ne pouvait ignorer son Partij voor de Vrijheid (PVV). Dans le message 1 adressé à ses électeurs, le mot « espoir » résonne : « Les Néerlandais n’en peuvent plus et leur vote pour le PVV reflète l’espoir que ce parti fera les choses différemment. » Selon Wilders, les gens « veulent retrouver leur pays », ils veulent plus d’argent à dépenser, plus de sécurité et de meilleurs soins de santé. Par-dessus tout, l’immigration, ou selon ses termes, le « tsunami de réfugiés », doit cesser, afin que « les Pays-Bas soient à nouveau pour les Néerlandais ».
Geert Wilders est le chef du PVV depuis 2006, un parti généralement qualifié de populiste d’extrême droite, marqué par une forte rhétorique anti-islam et anti-Union. Ses idées ont souvent pu être comparées à celles d’autres leaders populistes comme Marine Le Pen, Giorgia Meloni ou Donald Trump. Dans son programme électoral pour les élections de 2023, visant à « rendre aux Néerlandais leur grandeur », Wilders propose de protéger la culture néerlandaise aux dépens des « Autres » — immigrés et musulmans. Il accuse les réfugiés et les immigrés d’être responsables des problèmes persistants du marché du logement, du système de santé, de l’État-providence et de l’éducation publique — raison pour laquelle il souhaite une interdiction totale des demandeurs d’asile.
Il affirme que la culture néerlandaise devrait être célébrée — y compris dans ses traditions racistes comme le « Zwart Piet » — et que les récentes excuses sur le passé colonial néerlandais devraient être retirées. La version de Wilders de la culture néerlandaise célèbre les valeurs traditionnelles et rejette ouvertement le progressisme et le cosmopolitisme. Un bon exemple en est son « tweet boulettes » 2 de 2021, qui a été beaucoup commenté. Il s’agit d’une publication Twitter dans laquelle il avait partagé une image de boulettes de viande hollandaises traditionnelles fraîchement cuites avec la légende suivante : « Couscous, pas question. Vive la boulette de viande ! » S’il peut paraître banal, ce tweet résume la stratégie et le positionnement politique de Wilders : il joue sur des clichés anti-élites en mettant en avant un repas soit disant typique de la classe ouvrière et en protestant silencieusement contre le mode de vie des élites urbaines qualifiées par lui de « woke », éduquées et adeptes du véganisme. En même temps, sa préférence pour les boulettes de viande traditionnelles par rapport au couscous « étranger » fait écho à l’idée que la culture néerlandaise serait tout simplement meilleure que les cultures étrangères. Si on ne sait pas, en l’occurrence, si ces boulettes de viande sont à base de bœuf ou de porc — les deux sont possibles dans la cuisine néerlandaise — il n’est pas impossible que le tweet joue également sur une dimension religieuse, mettant à l’écart de manière implicite les musulmans et les juifs. Ce simple tweet aurait pour fonction de révéler un fossé culturel entre une « vraie » culture néerlandaise et une culture « étrangère » qui menacerait la première. On retrouve un clivage culturel similaire dans les débats sur le racisme institutionnel, les droits des LGBTQI+, l’égalité des sexes, le passé colonial, l’écologie et l’agriculture — notamment lorsque le PVV est rejoint par d’autres forces d’extrême-droite et conservatrices 3.
Dans la vision de Wilders, l’islam est considéré comme incompatible avec la culture néerlandaise. C’est la raison pour laquelle il veut interdire l’éducation islamique, le Coran, les mosquées et le port du foulard dans les institutions publiques, y compris le parlement. Au-delà de « l’Autre », étranger, Wilders s’oppose également aux « politiques idéologiques libérales de gauche » : il propose à ce titre l’arrêt des subventions dans le domaine des arts et de la culture, ainsi que pour l’ensemble de la société de radiodiffusion publique. Dans son discours, la crise climatique est banalisée, et les fonds destinés à l’énergie durable et à la transition climatique sont censés être mieux dépensés pour le bien-être des citoyens néerlandais. Enfin, Wilders entend mettre un terme au « gaspillage de milliards d’euros » au profit d’États étrangers, notamment en promettant — jusqu’à ce que cette mention soit récemment retirée de son programme — d’organiser un référendum contraignant sur un « Nexit » et en réduisant l’aide au développement ainsi que le soutien militaire à l’Ukraine. En bref, son programme va à l’encontre d’éléments cruciaux de la constitution néerlandaise — notamment le principe d’égalité, la liberté de religion, la liberté de la presse — ainsi que d’accords internationaux — comme la Convention européenne des droits de l’homme ou l’Accord de Paris sur le climat — et met en avant une image nostalgique mais irréaliste, des Pays-Bas et de son peuple prétendument honnête et travailleur.
Ce message n’est pas très différent des campagnes électorales précédentes du PVV. Comment le parti a-t-il donc pu soudainement devenir beaucoup plus populaire ? La réponse généralement donnée est que Wilders se serait présenté comme une alternative raisonnable aux partis traditionnels — une version plus modérée de lui-même. Mais est-ce vraiment le cas ? Pour répondre à cette question, nous analysons la carrière politique de Geert Wilders en dix moments clefs, qui permettent de mettre en lumière son évolution en tant qu’homme politique et le développement de ses idées, en passant par sa victoire électorale en novembre 2023 jusqu’à la déclaration d’un accord sur un prochain gouvernement — où il ne sera pas Premier ministre mais continuera à exercer une influence déterminante.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
1 — L’entrée de Wilders dans la politique nationale : « rien contre l’islam »
Wilders est un visage familier à La Haye : il est député depuis 25 ans. Élu en 1998 en tant que membre du parti de droite libérale VVD, il émerge politiquement dans une période qui a vu la montée de l’homme politique d’extrême droite Pim Fortuyn et de son parti Lijst Pim Fortuyn (LPF), devenu populaire grâce à sa rhétorique anti-immigration et anti-islam. Interrogé sur son collègue, Wilders déclarait lors d’un entretien télévisé 4 en 2001 qu’il n’avait « rien contre l’islam » et qu’il considérait que les déclarations de Fortuyn étaient trop généralistes. Il ajoutait alors qu’il n’y avait rien à reprocher à l’islam en tant que religion, ni à ses adeptes, mais soulignait le danger de l’extrémisme islamique. Au lendemain du 11 septembre, ce point de vue n’avait rien d’extraordinaire.
En 2002, l’écrivaine Ayaan Hirsi Ali, d’origine somalienne, rejoint le VVD. Elle et Wilders deviennent d’étroits collaborateurs. Hirsi Ali est connue pour sa collaboration avec le cinéaste Theo van Gogh, avec qui elle a produit le court-métrage controversé Submission part I. L’attitude de Wilders à l’égard de l’islam change au cours de ces années ; dans un article 5 paru dans le quotidien Het Parool en 2004, il affirme que l’islam est intrinsèquement antidémocratique et qu’il constitue donc un danger pour la société néerlandaise. Cette ligne de pensée s’inscrit dans la logique du « choc des civilisations » huntingtonien, selon laquelle le monde musulman serait en fin de compte irréconciliable avec la civilisation occidentale. À la même époque, les Pays-Bas sont sous le choc des assassinats tragiques de Fortuyn en 2002 — par un écologiste radical — et de Van Gogh en 2004 — par un extrémiste musulman. C’est depuis cette période que Wilders reçoit lui aussi des menaces de mort et qu’il vit sous la surveillance permanente de la police. Fortuyn et Van Gogh furent assassinés pour les propos qu’ils tenaient et leur mort eut un impact considérable sur les discussions contemporaines concernant la liberté d’expression. Récemment, l’hebdomadaire de droite EW prenait ce moment comme référence en publiant un article 6 affirmant que la gauche créait actuellement un climat de haine à l’encontre de Wilders semblable à celui qui avait été fatal à Fortuyn. Les deux cas permettent de souligner le danger d’un « Autre » intolérant — qu’il s’agisse d’un radical de gauche ou d’un extrémiste musulman.
2 — Indépendance et verticalité : la fondation du PVV
Après un conflit au sein de son parti, Wilders décide de quitter le VVD en 2004 pour continuer à travailler en tant que député indépendant sous le nom de « Groep Wilders ». Ses principales préoccupations politiques à cette époque sont l’entrée possible de la Turquie dans l’Union et le référendum de 2005. Wilders participe aux élections législatives de 2006 avec son nouveau parti, le PVV, et remporte 9 sièges. Dès ces débuts, le PVV n’est pas un parti comme les autres : il n’a pas de structure démocratique. Wilders en est le leader, le président et le seul membre. Wilders est le PVV, et le PVV est Wilders.
Cette structure de parti remarquable est le résultat de l’effondrement du LPF de Fortuyn après les élections de 2002. Lors de ces élections — qui ont lieu 9 jours seulement après l’assassinat de celui-ci — le LPF obtient 26 sièges. La coalition formée avec le VVD et le parti chrétien-démocrate CDA s’effondre après seulement trois mois en raison de conflits internes au sein de la fraction LPF. Pour éviter que son nouveau parti ne connaisse le même sort, Wilders décide de procéder différemment : il n’y aura pas de congrès ni de sections locales du PVV, pas de bureau scientifique ni de division de la jeunesse. Un petit groupe de compagnons fidèles, comme Martin Bosma et Fleur Agema, façonne à lui seul l’organisation interne du Parti. Les 37 parlementaires élus du PVV sont majoritairement des hommes, plus de la moitié d’entre eux ont une expérience politique au niveau régional ou municipal, et on compte quelques nouveaux venus. Ils se distinguent des autres représentants des partis par le fait qu’ils ont le plus souvent suivi une formation pratique. Cela correspond également au profil de l’électorat PVV, qui attire 7 principalement des personnes moins instruites et moins favorisées sur le plan socio-économique.
3 — Radicalisation et poursuites judiciaires : « Il n’y a pas de distinction entre un bon et un mauvais islam. Il y a l’islam, et c’est tout »
Après les élections de 2006, Wilders entre dans l’opposition. Sa stratégie peut se résumer à un deux mots : polémique permanente. Au nom de la liberté d’expression, il ne cesse de provoquer et d’insulter les musulmans, ce qui lui vaut d’être accusé à plusieurs reprises d’insulte à un groupe ethnique ou religieux et d’incitation à la haine et à la discrimination. En 2006, il publie les caricatures de Mahomet du Jyllands-Posten sur son propre site web, ce qui lui vaudra un grand nombre de menaces. En 2008, Wilders sort son court-métrage Fitna — un montage d’extrémisme islamique et de terrorisme, mêlé à des citations du Coran et à des allégations sur l’influence islamique aux Pays-Bas. Le film laisse entendre que l’islam serait une religion intrinsèquement violente, qui constituerait une menace réelle pour la société néerlandaise. L’annonce de la sortie du court-métrage suscite un grand émoi chez les musulmans du monde entier. Le projet de Wilders d’organiser un concours de caricatures de Mahomet en 2018 aurait sans nul doute suscité une réaction similaire s’il n’avait pas décidé de l’annuler. Son objectif est simple : provoquer les musulmans et utiliser leur réaction comme preuve de leur nature prétendument intolérante et violente.
Les sociologues Evelien Tonkens et Jan Willem Duyvendak ont qualifié cette approche de « culturalisation de la citoyenneté » 8. Cette conception culturelle de la citoyenneté considère le moi occidental comme moderne, séculier, émancipé et tolérant, par opposition à un Autre rétrograde et conservateur. Selon cette logique, la culture de l’Autre — en l’occurrence musulman — constituerait un danger existentiel pour la culture dominante ; elle menacerait les valeurs laïques progressistes telles que la liberté d’expression et mettrait en péril les droits des femmes et des communautés LGBTQI+. En d’autres termes, si la défense de ces valeurs progressistes n’est traditionnellement pas une priorité des partis d’extrême droite — bien au contraire — elle doit ici être interprétée comme un discours islamophobe implicite qui légitime l’exclusion des musulmans. Il s’agit d’une tendance plus large qu’on peut également observer en France avec la fixation de Marine Le Pen sur certaines valeurs séculières comme la laïcité et qu’Olivier Roy a étudiée dans ces pages.
C’est au cours de cette période que la rhétorique de Wilders sur l’islam se radicalise.
Alors qu’en 2001, il faisait encore la distinction entre la religion islamique et ses croyants d’une part, et une petite minorité d’extrémistes d’autre part, il abandonne cette distinction. Dans une lettre publiée 9 en 2007 dans le quotidien Volkskrant, il décrit le Coran comme un « livre fasciste » qui devrait être interdit, car « le Coran est le Mein Kampf d’une religion qui vise à éliminer les autres [non-musulmans] ». Comme l’affirme le politologue Merijn Oudenampsen dans un article paru 10 dans le Groene Amsterdammer, les références de Wilders à la transformation des Pays-Bas en « province du super-État islamique Eurabia » révèlent que la rhétorique antérieure du « choc des civilisations » s’est transformée en une adhésion à la théorie complotiste du « grand remplacement ». Développée par Renaud Camus dans Le grand remplacement (2010), l’idée principale des tenants de cette théorie conspirationniste est que l’Occident sera colonisé par les musulmans — grâce à leur taux de natalité plus élevé — avec le soutien et la complicité de l’establishment. Cette fantasmagorie a désormais trouvé un large écho dans le discours populiste, mais l’importance accordés aux taux de natalité se retrouve également dans les partis traditionnels de centre-droit.
4 — L’arrivée de Wilders au pouvoir : un cabinet minoritaire avec le soutien du PVV
Après les élections de 2010, où le PVV arrive en deuxième position avec 24 sièges, un gouvernement minoritaire est formé avec le VVD et le CDA — Mark Rutte est son premier ministre. Un accord est conclu avec le PVV pour qu’il apporte son soutien parlementaire, de sorte que les trois partis disposent d’une majorité. Il s’agit d’un compromis, le CDA ne voulant pas former un gouvernement avec le PVV.
Au cours de la campagne qui a conduit à la croissance explosive du PVV, Wilders invente les personnages fictifs Henk et Ingrid, un couple néerlandais archétypal qu’il considère comme des électeurs typiques du PVV. Grâce à cette stratégie, Wilders se positionne comme le défenseur des gens « normaux », qui luttent en période de récession économique et en ont assez d’alimenter « Ahmed et Fatima ». Wilders refuse de soutenir les plans d’austérité du gouvernement et quitte les négociations. Depuis, Rutte considère Wilders comme un partenaire indigne de confiance et refuse d’entrer à nouveau dans une coalition avec son parti. Lors des élections suivantes, le PVV perd 9 sièges et retourne dans l’opposition.
5 — « Minder, minder ! » : la méthode Wilders
Lors d’un meeting de campagne 11 après les élections municipales de 2014, Wilders pose une question au public : souhaitent-ils « plus » ou « moins » de Marocains aux Pays-Bas ? La réponse est claire, elle est scandée par toute la salle : « minder, minder ! » (« moins, moins ! »). Réaction de Wilders : « je vais m’en occuper ».
À la suite de l’affaire dite du « minder Marokkanen », des milliers de citoyens néerlandais dénoncent Wilders pour propos discriminatoires. En 2016, le tribunal de La Haye le reconnaît coupable d’insulte contre des groupes ethniques ou religieux et d’incitation à la discrimination. La procédure s’est poursuivie jusqu’en 2021, après plusieurs appels, et la Cour suprême a finalement confirmé le verdict précédent. Compte tenu des dommages supposés causés à l’image publique de Wilders à la suite des poursuites pénales et de la surveillance policière intrusive à laquelle il doit se soumettre, considérée comme une punition suffisante, aucune amende ou peine ne lui a été imposée.
6 — Dans le creux de la vague populiste : comprendre le succès de Wilders
Pourtant, il n’est pas sûr que ce procès ait réellement affecté sa réputation de manière négative.
À l’ère de ce que l’on a appelé la « vague populiste », après le vote du Brexit et l’élection de Trump, la nouvelle stratégie de Wilders consiste à simplement rejeter ceux qui ne sont pas d’accord avec lui en les qualifiant de fake. Après le verdict de la Cour suprême, il déclare ainsi 12 que cette décision ne fait que prouver que l’État de droit a failli. Auparavant, il avait suggéré que la procédure était motivée par des considérations politiques et avait accusé les juges d’être membres du parti progressiste-libéral D66. Ces propos s’inscrivent dans son récit : Wilders serait le seul et véritable porte-parole du peuple néerlandais ce qui, selon cette logique, réduirait ses opposants politiques à des opportunistes égoïstes et antidémocratiques. Lors d’un débat sur les réfugiés, il a ainsi pu parler 13 d’un « faux parlement » dans lequel les intérêts du peuple ne seraient pas défendus. Des journalistes critiques ont également été traités de « racailles » dans un tweet posté 14 en 2021.
Wilders poursuit une stratégie populiste typique où le peuple est présenté comme menacé par deux figures antagonistes : l’establishment et « l’Autre » étranger. Dans le sillage de la pandémie de Covid-19, cette polarisation dans le paysage politique et dans la société néerlandaise s’accentue. En fonction de ses opinions politiques, chacun prend au sérieux ou non les recommandations du gouvernement en matière de santé, ou qualifie de « fake news » ou non les plateformes médiatiques mainstream. Au cours de cette période, Wilders est témoin de l’ascension fulgurante d’un autre parti populiste d’extrême droite, le Forum voor Democratie (FVD) de Thierry Baudet, ainsi que, plus tard, de JA21 et du BoerBurgerBeweging (BBB), un parti qui représente les agriculteurs et les citoyens désillusionnés. Ensemble, ces partis ont obtenu 48 sièges lors des dernières élections de novembre — près d’un tiers du parlement néerlandais. Le discours populiste occupe le terrain dans le paysage politique néerlandais.
Mais pourquoi Wilders a-t-il attiré plus de voix que les concurrents qui occupent le même créneau ?
Dans l’ensemble, la campagne de l’automne 2023 s’est concentrée sur l’immigration, un sujet clef dans l’identité du PVV, tandis que les questions agricoles, qui sont davantage du ressort du BBB, n’ont pas fait l’objet d’une grande attention. Le FVD a quant à lui souffert de quelques scandales au cours des dernières années et, en raison de l’implication de Baudet dans des théories du complot antisémites et de ses déclarations sur une « conspiration de reptiles maléfiques » 15, il est devenu trop controversé pour être pris au sérieux par le grand public. Cette situation est également manifeste lorsqu’on examine le comportement des électeurs 16 par rapport aux élections législatives de 2021. Parmi ceux qui ont voté pour le PVV en novembre, 39 % l’avaient déjà fait en 2021, tandis que 15 % avaient déjà voté pour le VVD, 7 % pour le FVD et 6 % pour JA21. 12 % des électeurs actuels du PVV s’étaient abstenus lors des élections précédentes.
La comparaison avec le BBB est difficile, car ce parti était encore en phase de démarrage en 2021, mais on estime qu’après leur large victoire aux élections provinciales de 2023, de nombreux électeurs du BBB sont passés au PVV ou au nouveau Nieuw Sociaal Contract (NSC) de Pieter Omtzigt, en raison de l’accent mis sur l’immigration et les moyens de subsistance.
7 — La « racaille » : Wilders et la presse
La relation de Wilders avec la presse néerlandaise est paradoxale.
D’une part, les médias et Wilders ont besoin l’un de l’autre. Wilders pour bénéficier d’une exposition gratuite — la structure de son parti sans membres payants laisse peu de budget pour des vidéos de campagne élégantes — et les médias pour le contenu.
D’autre part, Wilders se méfie des grands médias, qu’il considère comme faisant partie de l’élite. L’approche de Wilders vis-à-vis des médias ressemble à ce que la politologue Ruth Wodak 17 a appelé le « perpetuum mobile de la droite populiste » : susciter l’attention des médias par la provocation ou le scandale d’abord, puis poursuivre des stratégies de déni, d’ambivalence, de dramatisation du statut de victime et de désignation de boucs émissaires. Grâce à cette stratégie, dont l’affaire « Minder Marokkanen » est un exemple éloquent, Wilders est en mesure de fixer lui-même l’ordre du jour et d’encadrer les débats.
Après avoir créé un scandale — la déclaration « Minder Marokkanen » — qui a fait la une des journaux et suscité une intense polémique, Wilders a précisé 18 qu’il n’avait pas l’intention de s’excuser, car il « n’avait rien fait de mal ». Selon lui, il n’avait évidemment pas demandé l’expulsion immédiate de tous les Marocains, mais les médias avaient déformé ses propos en établissant des comparaisons historiques. Une fois l’affaire portée devant les tribunaux, Wilders a joué le rôle de victime, affirmant que la procédure était motivée par des considérations politiques. Il s’est présenté comme une sorte de martyr, le seul homme politique à avoir vraiment dit ce qu’il pensait, et a déclaré qu’on ne pouvait pas l’arrêter. Une tentative de substitution des juges — que Wilders considérait comme partisans — a échoué et la procédure n’a pris fin qu’en 2021. Lorsqu’il a finalement été reconnu coupable, Wilders a répondu dans les médias 19 que les Pays-Bas étaient un « pays corrompu », car « les criminels marocains qui mettent le feu à des villes et à des quartiers s’en sortent généralement ». En d’autres termes, plutôt que de s’occuper de « vrais criminels », le tribunal « politiquement motivé » aurait choisi de consacrer son temps et son argent à la persécution d’un homme politique « innocent » et « honnête ».
Le processus montre également la position complexe des médias dans la couverture de l’affaire : une « situation sans issue » comme le dit Ruth Wodak 20. En effet, si les médias choisissent d’ignorer Wilders, ils sont considérés comme non professionnels, alors que s’ils le font, ils offrent à Wilders de l’attention et l’occasion de donner sa version des faits. Au fil des années, Wilders est stratégiquement devenu plus sélectif dans ses prestations médiatiques, cette rareté créant un intérêt accru pour les entretiens avec lui. Cela lui permet de fixer les règles à chaque fois qu’il est interviewé, notamment sur les sujets qui doivent ou ne doivent pas être abordés.
8 — Des amis européens ?
Depuis la chute du gouvernement soutenu par le PVV et l’affaire « Minder Marokkanen », Wilders s’est discrédité en tant que partenaire de coalition digne de confiance aux Pays-Bas.
Cela a éveillé son intérêt pour une collaboration au-delà des frontières nationales. En 2013, il a rencontré à plusieurs reprises Marine Le Pen pour discuter des possibilités d’unir leurs forces au niveau européen. Cela a abouti à la création de l’Europe des nations et des libertés en juin 2015 — un groupe politique au sein du Parlement européen qui comprenait le PVV de Wilders, le Front national de Le Pen (aujourd’hui Rassemblement national, RN), le FPÖ autrichien, la Lega Nord italienne (aujourd’hui Lega), le Vlaams Belang belge, la Nova Prawica polonaise et l’ancienne membre de l’UKIP Janice Atkinson. Après l’annonce officielle, Wilders a déclaré : « Aujourd’hui, c’est le jour J, le début de notre libération. Nous sommes la voix d’une résistance européenne ». Depuis 2019, le groupe continue sous le nom d’Identité et Démocratie et a été rejoint par l’AFD allemand, le SPD tchèque, l’EKRE estonien et le DF danois (Nova Prawica et Atkinson à gauche).
Bien qu’une coalition internationale de forces nationalistes anti-Union, travaillant ensemble au Parlement européen, puisse sembler légèrement contradictoire, ces partis partagent une vision du monde populiste qui privilégie une tradition judéo-chrétienne commune au cosmopolitisme « élitiste » et à l’altérité non-occidentale. Le titre de la conférence de 2019 à Milan, organisée par Matteo Salvini, chef de file de la Lega, est assez révélateur à cet égard : Vers une Europe du sens commun. Les peuples se lèvent. Les citoyens sont présentés comme des experts exerçant leur bon sens, par opposition aux technocrates qui se seraient trop éloignés d’eux et du mythe fondateur de l’Europe. Récemment, Salvini a organisé une nouvelle réunion à Florence, à laquelle Wilders était censé se rendre, mais qu’il a dû annuler, embourbé dans le difficile processus de formation de gouvernement aux Pays-Bas.
Il y a quelques semaines à peine, en avril 2024, Wilders s’est exprimé lors de la Conservative Political Action Conference (CPAC) à Budapest, mettant en garde le public contre l’immigration massive, le « wokisme » et le relativisme culturel.
9 — Wilders gagnant : « les Pays-Bas pour les Néerlandais »
Avec 37 sièges, le PVV est désormais la première force du Parlement et c’est à Wilders que revenait l’initiative de former une coalition. Dans un premier temps, contrairement aux années précédentes, plusieurs partis ont fait part de leur intérêt à travailler avec le PVV, ou du moins n’ont pas exclu cette option. Alors que sous Rutte, le VVD avait toujours refusé de collaborer avec Wilders depuis la crise gouvernementale de 2012, sa successeure Dilan Yeşilgöz s’est montrée ouverte à l’idée. Cette attitude a pu motiver les membres du VVD les plus à droite à voter stratégiquement pour le PVV afin de forcer une coalition VVD-PVV. Cette hypothèse est également étayée par les chiffres de report de voix mentionnés plus haut : 15 % des électeurs du VVD aux élections précédentes sont passés au PVV.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
La victoire électorale de Wilders soulève un certain nombre de questions importantes et autant de chantiers. Tout d’abord, pourquoi le message central consistant à « rendre les Pays-Bas aux Néerlandais » a-t-il séduit autant d’électeurs ? Il est essentiel de comprendre les facteurs socio-économiques et culturels sous-jacents, et il convient d’étudier cette question d’un point de vue interculturel, en établissant des comparaisons avec la France, l’Italie et les États-Unis, par exemple. Deuxièmement, pourquoi la gauche ne semble-t-elle plus en mesure de s’exprimer sur ces questions ? De nombreuses régions où le PVV a obtenu la majorité des voix sont des régions traditionnellement « rouges », alors que les partis de gauche obtiennent de bons résultats dans les zones urbaines plus riches. Ce phénomène s’inscrit lui aussi dans une tendance internationale qu’il convient d’examiner. Enfin, quelles sont les stratégies les plus fructueuses pour faire face au populisme en politique, dans les médias et sur les réseaux sociaux ? Ces dernières années, la politique néerlandaise est devenue de plus en plus polarisée, non seulement en raison de la présence de partis populistes, mais aussi parce que la rhétorique populiste du « nous » contre « eux » a également été adoptée par les partis traditionnels. En conséquence, le centre de gravité se déplace : les populistes doivent devenir de plus en plus extrêmes pour se distinguer du courant dominant. Il est clair que cette stratégie n’a aidé Wilders que jusqu’à un certain point et que ce qui était considéré comme radical à l’époque de Fortuyn est aujourd’hui beaucoup plus courant.
10 — L’avenir de Wilders après le prochain gouvernement
Après près de six mois de négociations entre le PVV, le VVD, le NSC et le BBB, un accord de coalition, intitulé « Espoir, Courage, Fierté », a été conclu le 15 mai 2024.
Le document est moins détaillé qu’à l’accoutumée, puisqu’il ne compte que 26 pages, et se montre plus franc sur les mesures de subsistance et les restrictions à l’immigration. Sur ce dernier point, les partis annoncent une « loi sur la crise de l’asile » temporaire, limitant fortement l’afflux de migrants — une mesure qui entre très probablement en conflit avec le droit européen. En ce qui concerne le climat, le nouveau gouvernement met l’accent non plus sur les émissions de CO2 et d’azote, mais sur l’indépendance énergétique, tout en conservant l’essentiel de la politique actuellement en place. En ce qui concerne les soins de santé et le logement, ainsi que le soutien à l’Ukraine, aucun changement politique majeur n’est proposé.
La seule question qui subsiste pour l’instant est de savoir qui sera le premier ministre à la tête de ce gouvernement. Lors d’une phase antérieure des négociations, les quatre chefs de parti ont annoncé qu’aucun d’entre eux n’occuperait le poste de premier ministre et qu’ils conserveraient tous leur siège au parlement. Cette décision, ainsi que la sélection des ministres — dont 50 % viendraient de l’extérieur et ne seraient pas nécessairement affiliés à l’un des partis — sont les seules choses qui restent encore sur la table des négociations.
La campagne avait vu apparaître une version plus modérée de Wilders — les médias avaient parlé de Geert « Milders » — présenté comme un partenaire de coalition digne de confiance, prêt à mettre en veilleuse — « au frigo » selon son expression — certaines des parties les plus extrêmes de son programme électoral comme par exemple l’immigration zéro).
Mais si l’on examine son programme électoral et l’évolution de sa rhétorique anti-islam tout au long de sa carrière, il est clair que les idées de Wilders n’ont guère été édulcorées par le ton plus apaisé qu’il a adopté ces derniers mois. L’adoucissement de Wilders est un mythe — et une stratégie de campagne réussie. Au cours des vingt-cinq dernières années, Wilders est passé de « je n’ai rien contre l’islam » à la propagation de la théorie du complot selon laquelle les musulmans et d’autres immigrants non occidentaux remplaceront la population autochtone des Pays-Bas. Il n’y a aucune raison de croire que cela changera dans un avenir proche. Même si Wilders n’est pas Premier ministre, il est urgent de déboulonner l’image erronée d’un Geert « Milders ».
Sources
- Wilders in speech : ‘We zijn niet meer te negeren’ | RTL.nl, 22 novembre 2023.
- Geert Wilders, Twitter.
- Simon Otjes et Baptiste Roger-Lacan Des Gilets Jaunes au BBB aux Pays-Bas : mutations du style populiste | Le Grand Continent, 15 septembre 2023.
- Wilders bij Barend & Van Dorp 24-09-2001, Redactie Joop.
- Bart Jan Spruyt et Geert Wilders, Het Parool – ‘Stop import islamitische cultuur’, Partij voor de Vrijheid, 22 octobre 2004.
- Geerten Waling, Hysterie rond zege Wilders doet denken aan demonisering Fortuyn – EW, 27 novembre 2023.
- Felix Voogt et Roos Liefting, De opkomst was relatief laag en tóch werd PVV de grootste : ‘Een duidelijk signaal aan andere partijen’ – NRC, 23 novembre 2023.
- The Culturalization of Citizenship. Belonging and Polarization in a Globalizing World – Evelien Tonkens.
- Geert Wilders, Genoeg is genoeg : verbied de koran, Partij voor de Vrijheid, 8 août 2007.
- Merijn Oudenampsen, Haten wat wij niet zijn – De Groene Amsterdammer, 29 novembre 2023.
- ‘Willen jullie minder Marokkanen ?’, NOS Nieuws, 8 mars 2016.
- Hoge Raad : veroordeling Wilders om ‘minder Marokkanen’-uitspraak blijft staan | RTL Nieuws, 2021.
- Wilders : Tweede Kamer is een nepparlement, NOS Nieuws, 17 septembre 2015.
- Geert Wilders on X : « Journalisten zijn – uitzonderingen daargelaten – gewoon tuig van de richel. » / X
- Grote zorgen in de Tweede Kamer over complottheorieën Baudet, NOS Nieuws, 18 octobre 2022.
- 20 zetels erbij voor de PVV, waar komen die stemmers vandaan ?, NOS Nieuws, 23 novembre 2023.
- Interview #5 – Ruth Wodak : The Politics of Fear. What Right-Wing Populist Discourses Mean – POP, 8 octobre 2015.
- Niels Posthumus, Wilders : weet niet waar dit eindigt, maar ik bied geen excuses aan – NRC, 22 mars 2014.
- Hoge Raad handhaaft veroordeling Geert Wilders in ‘minder Marokkanen’-zaak, NOS Nieuws, 6 juillet 2021.
- Ruth Wodak, The Politics of Fear : What Right-Wing Populist Discourses Mean, 8 novembre 2015.