La « Révolution socialiste » en Chine. Une lecture
La discrète parution cet automne de l’ouvrage de Xiaohong Xiao-Planes renouvelle l’histoire sociale et populaire globale de la Chine depuis 1949. Abordant les résistances et les luttes de pouvoir qui agitent les premiers temps de la République populaire à partir d’acteurs jusque-là peu étudiés (industriels, commerçants, cadres du Parti de second plan), la sinologue signe l’un des rares ouvrages en langue française sur le sujet et apporte un éclairage remarquable sur la gouvernance contemporaine de la Chine de Xi.
Pour les historiens de la Chine contemporaine, la parution discrète à l’automne 2023 du dernier ouvrage de Xiaohong Xiao-Planes est un outil précieux pour appréhender les méandres des politiques maoïstes menées depuis la fondation de la RPC en 1949. Intitulé « Révolution socialiste » en Chine : Gouvernance et discordances, l’ouvrage de la sinologue qui fut Professeur d’histoire contemporaine à l’INALCO et membre associé du Centre de recherche sur la Chine moderne et contemporaine de l’EHESS, est à coup sûr d’un intérêt majeur. S’il se conclut sur le mandat inachevé de Xi Jinping dont les méthodes de gouvernance autoritaires sont clairement établies, les chapitres les plus novateurs concernent l’époque maoïste (1949-1976) dont se réclame largement le pouvoir actuel. Pour l’auteure, l’ouvrage s’inscrit un peu comme l’aboutissement d’un long parcours de recherche en histoire de la Chine contemporaine en dépit de travaux antérieurs en histoire sociale sur Jaurès face aux mouvements des grèves (1885-1914), thèse soutenue à Toulouse en 1990 sous la direction de Rolande Trempé. Par la suite, Xiaohong Xiao-Planes a surtout consacré ses travaux à l’histoire de la Chine dont une thèse soutenue en 1997 : La Société Générale d’Éducation du Jiangsu et son rôle dans l’évolution socio-politique chinoise de 1905 à 1914. Par ses nombreuses études minutieuses d’histoire sociale, urbaine et politique en collaboration parfois avec d’autres grands noms de la sinologie française, l’historienne est devenue l’une des figures les plus talentueuses en matière de recherche sur la Chine moderne. Son ouvrage co-signé avec Alain Roux Histoire de la République Populaire de Chine – De Mao Zedong à Xi Jinping (Armand Colin) est aujourd’hui un manuel de référence incontournable pour quiconque s’intéresse à l’histoire de ce pays.
Alors que l’historiographie sur la Chine communiste est aujourd’hui dominée outrageusement par la production anglo-saxonne, il faut saluer le travail remarquable effectué par la recherche en langue française dans le renouvellement des connaissances et des problématiques sur une puissance majeure du XXIe siècle que l’actualité met en lumière constamment, mais dont l’histoire fine est finalement mal connue du grand public. Les deux volumes monumentaux de l’Empire terrestre d’Yves Chevrier (le préfacier du livre) l’ont rappelé magistralement récemment. L’ouvrage de Xiaohong Xiao-Planes se présente avant tout comme un recueil choisi d’un ensemble de travaux de recherche réalisés depuis plusieurs années et publiés dans des revues ou ouvrages plus ou moins disséminés et faciles d’accès pour le grand public. La publication de recueils d’articles de recherche académique n’est pas toujours une réussite quand l’ensemble manque de cohérence et s’apparente davantage à un agrégat de varia. Xiaohong Xiao-Planes réussit le pari au contraire de fixer un fil directeur clair et original : proposer une histoire de la première Chine populaire par des thématiques en apparence diverses, mais qui donnent à comprendre et à penser le fonctionnement de la gouvernance, des résistances et des luttes de pouvoir (discordances) dans la Chine maoïste.
La conclusion de l’ouvrage qui s’achève sous la présidence de Xi Jinping (2012…) qualifié de « leader ambitieux, redoutable et redouté », apparaît comme un jeu de miroirs avec l’époque maoïste. Dans la Chine de Xi où le chef et le parti sont tout puissants et l’opinion publique réduite au silence, il est inimaginable d’après l’auteure que « tout ce monde se soumettre à la ligne édictée par le parti sans manifester de mécontentement ni de sourdes résistances ». La gestion calamiteuse de l’épidémie de Covid 19 fut à ce titre révélatrice. L’étude des résistances multiples dans la Chine de Xi reste à écrire, mais l’historienne s’appuie sur les nombreux précédents de l’ère maoïste pour affirmer, telle une prophétie, que l’on aurait tort de croire que l’exceptionnel pouvoir cumulé par Xi sera épargné par les discordances et les luttes de lignes et de clans.
Afin d’étayer cette hypothèse, le retour vers l’histoire de l’ère maoïste sert de référent. Pour cela, l’historienne parvient à mobiliser et à croiser l’ensemble des facettes de la discipline : le politique, le social, l’économie, la sociologie, l’histoire urbaine et l’approche prosopographique et autobiographique. L’ouvrage n’est pas conçu de façon strictement chronologique (la dimension thématique l’emporte), mais les chapitres peuvent se lire aisément et indépendamment les uns des autres.
Tout en partant des origines de la RPC en 1949, l’historienne revisite l’histoire de son pays d’origine jusqu’à nos jours. Si l’ère des réformes et de l’ouverture (inaugurée par le 3e plénum du XIe congrès du PCC en décembre 1978 qui voit le triomphe de Deng Xiaoping) est bien présentée, l’auteure s’attarde particulièrement sur des moments saillants des premières décennies de l’histoire de la Chine communiste : la prise de pouvoir par le PCC en 1949 et ses modalités, les premières grandes purges politiques du début des années 1950, le Grand Bond en avant (1958-1961) et la Révolution culturelle (1966-1976). Ces périodisations scandées dans les chapitres successifs servent de toiles de fond pour aborder des sujets novateurs. Loin d’être une histoire politique classique de la RPC, l’auteure propose une approche originale par les gens ordinaires et les acteurs politiques, économiques et sociaux qui n’ont pas toujours jusque-là attiré une attention suffisante : des cadres du parti moins exposés aux projecteurs que les plus hauts dirigeants, à travers l’exemple de Deng Zihui (1896-1972), les milieux urbains industriels, via l’exemple de Li Kangnian (1898-1964), les milieux marchands et commerçants à partir de la remarquable étude sur les commerçants-artisans de nouilles et de sauce de soja à Shanghai dans les années 1950.
La catégorie des victimes du régime maoïste est également omniprésente. Elle apparaît notamment dans l’essai d’égo-histoire fascinant et émouvant que propose l’auteure en fin d’ouvrage au moment de la Révolution culturelle. Celle-ci coûta la vie à près de 20 millions de chinois et entraîna des conséquences économiques et sociales dramatiques. Shanghaïenne, Xiaohong-Xiao-Planes fut embrigadée parmi les gardes rouges et fut témoin et victime du déchaînement de violences et de souffrances qui s’abattit sur des pans entiers de la société. Emprisonnée un court moment au début de l’année 1967, elle fut envoyée par la suite comme des millions de jeunes instruits en camp de rééducation rurale, d’abord en Mandchourie puis dans la province du Zhejiang qu’elle ne quitta qu’en 1978. Si l’auteure « ne garde pas un trop mauvais souvenir » de sa vie carcérale et parvint à sortir relativement indemne de son expérience de jeune instruite, tel ne fut pas le cas de millions de jeunes Chinois à cette époque, comme l’ont si bien montré les travaux de Michel Bonnin et plus récemment de Jiawen Sun. Après ces années d’épreuves individuelles et de désastre collectif, le parcours universitaire brillant que Xiaohong-Xiao entama par la suite comme historienne en France ne peut que susciter l’admiration.
Bastion des radicaux de la future Bande des Quatre et lieu de formation d’une Commune révolutionnaire en janvier 1967, Shanghai est un véritable personnage du livre au cœur des études de cas présentées par l’historienne. La monographie très détaillée sur « Shanghai dans l’expérience socialiste » (1949-1978) (chapitre 5) vient compléter avec bonheur les études que Christian Henriot, Françoise Ged et Marie-Claire Bergère (Histoire de Shanghai, Fayard, 2002) ont consacré jadis à la plus internationale des villes chinoises. L’auteure rappelle qu’après une passation du pouvoir civil pacifique à partir de 1949, l’ordre communiste a fini par s’imposer avec brutalité dans la ville (élimination de l’influence occidentale, répression contre-révolutionnaire, « campagne de réforme de la pensée dès l’été 1950 pour transformer la société). Le passage de l’économie de marché à l’économie planifiée s’échelonna de 1949 à 1957. Lors du Grand Bond en avant, le développement de l’industrie lourde et la production d’acier devinrent la première priorité à Shanghai. Face au déséquilibre des investissements, à l’inflation et au déficit budgétaire, la cité côtière subit comme ailleurs un rajustement économique entre 1961 et 1965 visant à rééquilibrer les secteurs productifs. Par la suite, l’économie shanghaienne paya un lourd tribut à la Révolution culturelle, même si, rappelle l’auteure, entre 1952 et 1978, l’économie de la ville connut finalement une croissance importante (plus de 8 % en moyenne annuelle) dans un contexte de décroissance démographique urbaine amorcée à la fin des années 60 (6,41M d’habitants en 1960 contre 5,47M en 1977). Cette croissance économique de Shanghai s’effectua cependant largement aux dépens du niveau de vie de la population.
Au-delà des analyses sur les transformations économiques, sociales et urbaines de la Chine après 1949, l’ouvrage est un véritable mode d’emploi de la gouvernance tyrannique de l’époque maoïste et des résistances qu’elle engendra. Ce qui fut présenté dès 1949 par l’équipe dirigeante (Mao le premier) comme une « révolution socialiste » au service du peuple fut jalonné de décisions arbitraires et mal ajustées avec leur lot d’incohérences, d’humiliations et de répressions brutales à l’origine de souffrances indescriptibles au sein de la société chinoise. La Révolution culturelle (1966-1976) fut sans conteste le point d’orgue du dérèglement de la révolution maoïste, mais ce dernier trouve ses origines bien avant, dès les premières années qui suivent la fondation du régime communiste.
En raison du problème de l’accès aux sources, écrire une histoire sociale et populaire globale de la Chine depuis 1949 demeure l’un des plus importants défis des sinologues. Des historiens se sont déjà courageusement attelés à cette entreprise dans des travaux divers (Bianco, Chevrier, Roux, Bergère, Waldner, Wemheuer pour n’en citer que quelques-uns). L’ouvrage de Xiaohong Xiao-Planes apporte lui aussi une pièce majeure à l’édifice.
Les acteurs étudiés par l’historienne illustrent à l’échelle locale les incompréhensions et les frustrations multiples à l’égard des décisions prises par Mao, le « diviseur » (Chevrier). Ces individus issus du monde politique et économique ont contribué à l’édification du projet communiste tout en en subissant de plein fouet les conséquences. Alors que l’historiographie dominante a eu tendance à privilégier les élites politiques les plus en vue, l’auteure propose en première partie une histoire alternative par le milieu et par le bas de la première Chine populaire, celle de ces grands oubliés de l’histoire que furent les strates politico-administratives intermédiaires et les différentes couches populaires urbaines. Dans son ouvrage, les figures connues de Peng Dehuai (écarté en 1959 après ses critiques du Grand Bond) ou de Liu Shaoqi (mort torturé en 1968) passent au second plan au profit de personnalités longtemps restées dans l’ombre, mais dont le rôle fut non moins décisif voire avant-gardiste, tant elles furent lucides sur les incohérences des politiques maoïstes. Les deux premières études biographiques portent ainsi sur deux figures « discordantes » (première partie) dont les résistances au maoïsme furent très éclairantes : Deng Zihui et Li Kangnian.
Deng Zihui qui fut l’ancien directeur du département du Travail rural au sein du PCC, contesta la politique agricole de Mao entre 1953 et 1962. Pionnier des idées réformistes en matière agricole, Deng s’est opposé à trois reprises à Mao (1953, 1955 et 1962), particulièrement lors du Grand Bond en avant (1958-1962) dont le bilan dramatique (près de 36 millions de morts) n’est plus à rappeler. Partisan avant l’heure du système de contrat familial (baochan daohui) qui aurait permis de responsabiliser le travail et d’augmenter la production et les revenus du paysans, il se heurta à Mao qui avança l’argument de la lutte des classes pour le marginaliser au sein du parti. La responsabilisation du travail rattachée aux résultats de la production fut pourtant ratifiée par le parti dès 1957. Les idées de Deng Zihui finirent pourtant par triompher à la fin des années 1970, portées par le courant réformiste de Deng Xiaoping désireux de tourner la page du maoïsme. Comme le souligne l’auteure, le cas Deng Zihui illustre à merveille le mode de gouvernance despotique adopté le plus souvent par Mao pour se défausser de ses responsabilités et imposer sa domination absolue sur le parti-Etat. Il s’agit d’une stratégie faite de choix imposés, puis de reculs tactiques tout en posant des limites (p. 70). L’étude sur Deng Zihui s’appuie sur une riche documentation en chinois, ainsi que sur les travaux fondamentaux de Frederick C. Teiwes et Warren Sun sur la politique agricole de la Chine maoïste.
Le deuxième exemple étudié par Xiaohong Xiao-Planes dans une belle étude de cas d’histoire économique et financière est celui de Li Kangnian, un entrepreneur et représentant du secteur industriel et commercial à Shanghai. Li a joué un rôle important lors de la controverse de 1957 sur la socialisation de l’industrie et du commerce privé par les communistes désireux d’imposer une économie planifiée. La socialisation s’est accompagnée de la création d’entreprises mixtes et d’une politique de rachats par le PCC des moyens de production des entreprises privées. L’auteure montre avec brio que les rachats furent synonymes le plus souvent de spoliations dont la bourgeoisie nationale avec laquelle le régime communiste a fait alliance depuis sa fondation, fut la principale victime. En 1956, le gouvernement promit aux marchands le paiement pendant 7 ans d’un intérêt fixe de 5 % calculé sur le montant global des valeurs du capital. Considérant la mesure insuffisante, Li Kangnian, proposa en 1957 un rachat en 20 ans afin de ne pas léser les intérêts de la bourgeoisie. Loin des discours de Mao promettant un véritable rachat des entreprises privées et loin du mythe véhiculé par le PCC d’une socialisation des entreprises suscitant l’adhésion des marchands-industriels, l’auteure montre à quel point les mesures imposées par le haut furent ressenties par cette couche sociale comme un vol, une injustice et une tromperie insupportables. La socialisation autoritaire brisa finalement l’élan des forces productives (industriels et milieux d’affaires) dont le pays aurait eu besoin pour se développer. En outre, le groupe des marchands-industriels à qui le parti avait promis une collaboration constructive en 1949, continuèrent pendant des années à souffrir des différentes campagnes politiques lancées par Mao (dont celle des « Cinq Antis » en 1952). Leur statut de « bourgeois-capitalistes » dont ils ne purent s’extraire à leur grand désespoir (jusqu’à l’abolition des statuts en 1979) devint un fardeau discriminatoire souvent fatal aux heures sombres de la Révolution culturelle. La belle étude que consacre l’auteure aux marchands de nouilles et de sauce de soja à Shanghai ne dit pas autre chose. Après la socialisation de leurs petites entreprises privées, ces marchands subirent moult humiliations (dont celle d’être désormais dirigés par leurs anciens apprentis) et souffrirent de leur statut de « bourgeois ».
Comme pour Deng Zihui, le cas de l’industriel Kangnian illustre les discordances entre la gouvernance du parti et la réception des mesures par une société qui, loin de connaître les bienfaits de la « Révolution socialiste », en subit au contraire de plein fouet les effets destructeurs. Leurs réactions face aux politiques maoïstes ont en réalité souvent beaucoup à nous apprendre sur les disfonctionnements du processus de décision au plus haut niveau et sur la gouvernance tyrannique de Mao lui-même, briseur de vies et véritable faiseur et défaiseur de carrières. En historienne rigoureuse, l’auteure contribue à travers l’approche biographique à mettre en lumière le rôle d’individus qui incarnent à leur époque des idées nouvelles et différentes, mais qui furent le plus souvent stigmatisés, isolés voire anéantis par le régime. Leur tort ? Avoir proposé des inflexions politiques afin de corriger les erreurs funestes du maoïsme, avoir réclamé justice ou encore avoir accompli des actes validés par le parti mais que Mao a fini par renier ultérieurement pour son propre bénéfice politique. Dans les deux cas, c’est la méthode de Mao faite de fausses promesses, de mensonges et de reculs qui en fut responsable. Mao sut habilement utiliser leur statut de « bourgeois » et utiliser l’étiquette de « droitiste » (finalement associée à Li Kangnian) pour étouffer dans l’œuf les revendications des marchands-industriels et renforcer son autorité au sein du parti. Ce groupe social devint ainsi une cible facile dont les membres furent livrés plus tard à la vindicte des gardes rouges fanatisés lors de la Révolution culturelle.
L’histoire de la RPC fut cependant jalonnée de luttes politiques sans merci pour le contrôle du pouvoir. Ces discordances sont constitutives mêmes de l’histoire du parti depuis sa fondation en 1921. Dans sa troisième étude de cas biographique, l’auteure revisite à l’aide d’un corpus de sources impressionnant l’affaire Pan Hannian (1906-1977), symbole des luttes politiques (2e partie de l’ouvrage) au sein du PCC entre 1953 et 1955. Ancien agent secret du parti et ancien maire-adjoint de Shanghai entre 1949 et 1955, Pan fut emporté au moment de l’une des plus importantes et célèbres purges politiques maoïstes de la première moitié des années 1950 : celle qui mit fin en 1954-1955 à la carrière de Gao Gang et Rao Shushi, deux hauts dirigeants du parti accusés d’avoir mis en place une « clique contre-révolutionnaire ». Le cas de Pan Hannian s’est aggravé quand fut révélée sa rencontre confidentielle en 1943 avec le chef du gouvernement fantoche pro-japonais Wang Jingwei. Pan fut pourtant félicité par Mao à Yan’an en 1945 pour son travail de renseignements, mais le premier omis à l’époque d’informer le chef du PCC de sa rencontre avec Wang Jingwei. L’affaire revint à la surface des années plus tard au plus fort de l’affaire Gao Gang- Rao Shushi avec laquelle Pan n’avait pourtant aucun lien direct. Cet homme qui s’était pourtant acquitté avec zèle de ses tâches de dirigeant au service du parti, fut accusé de trahison, de conduite contre-révolutionnaire et de collaboration avec le Guomindang. Avec sa femme, il fut condamné pour le restant de ses jours au laogai (goulag chinois), mourut dans un camp du Hunan avant d’être finalement réhabilité en 1982 à l’ère post-maoïste des réformes et de l’ouverture. L’affaire Pan Hannian illustre selon Xiaohong Xiao-Planes, la capacité de Mao à fabriquer des affaires de toutes pièces afin d’« éveiller au sein du parti une conscience plus aiguë de la lutte des classes et une crainte plus constante de l’infiltration des éléments camouflés de l’ennemi ». Pour mener ses luttes politiques et imposer sa domination, Mao avait en somme besoin pour des raisons pédagogiques de fabriquer des boucs-émissaires. Pan Hannian est l’exemple tragique d’une longue liste de victimes de cette stratégie politique.
Un autre élément très éclairant de la gouvernance de l’époque maoïste mis en lumière par l’ouvrage est le développement consacré par l’auteure à la thématique des origines du « statut politique » à travers une étude des clans familiaux et des factions de hauts lieux du PCC pendant la Révolution culturelle (1966-1976). A partir d’un corpus d’archives familiales très fourni, Xiaohong-Xiao Planes poursuit en détail (dans la lignée des travaux de Jean-Luc Domenach) une étude prosopographique sur les épouses servant souvent de secrétaires de leurs maris, sur les enfants ou neveux des grands dirigeants et hauts fonctionnaires, ainsi que sur leurs personnels. En s’appuyant notamment sur les cas de Mao et de Lin Biao, l’auteure montre à quel point le statut politique dont sont revêtus les membres de ces clans familiaux est pour eux un facteur de protection, d’influence, de promotion et de passe-droits en tout genre. Il permet aux hauts dirigeants et aux officiers de placer leurs rejetons dans des institutions de prestige (Armée, université) afin de leur épargner l’épreuve de « montée à la montagne et descente à la campagne » lancée en 1968. Hormis le cas de Jiang Qing dont le rôle majeur n’est plus à démontrer durant la Révolution culturelle, Mao sut accorder des faveurs et des promotions particulières à sa fille Li Na ou son neveu Mao Yuanxin.
L’auteure montre bien qu’elle fut l’importance des relations familiales et des réseaux de connaissance pour survivre et se faire une place dans la Chine de Mao. L’histoire de la Chine communiste n’est pas seulement celle des évènements politiques. C’est aussi celle bien moins connue des réseaux proches du Timonier qui illustrent les contradictions flagrantes d’un système profondément inégalitaire. L’égalitarisme dont se prévaut l’idéologie maoïste ne s’applique pas aux enfants des plus hauts dirigeants et à ceux des hauts cadres militaires. En utilisant les termes de « clan » et de « faction », Xiaohong-Xiao Planes illustre les rivalités de pouvoir sous-jacentes au sein du parti pendant la Révolution culturelle, mais fait usage aussi de catégories aujourd’hui contestées par certains historiens américains (Torigian) qui insistent sur la capacité des élites politiques à transcender les factions par opportunisme en adaptant leurs discours et leurs attitudes aux nécessité du temps afin de servir leurs propres intérêts.
Face au récit officiel d’un maoïsme qui aurait suscité l’adhésion des masses, l’ouvrage se présente de façon salutaire comme une véritable contre-histoire politique, économique et sociale de la Chine contemporaine. Dans la continuité de travaux existants mais à partir de sujets originaux, l’historienne approfondit en privilégiant l’échelle locale la déconstruction des mythes du maoïsme triomphant et fédérateur. Elle scrute en détail et avec bonheur les réactions d’une société rendue atone face aux réformes souvent arbitraires imposées par le haut de manière autoritaire et sans discernement. Les modes de gouvernance maoïstes furent en eux-mêmes producteurs de discordances à répétition. Comment pourrait-il en être autrement aujourd’hui dans la Chine de Xi ? Comme le souligne Yves Chevrier sans sa préface, « Xiaohong Xiao livre les éléments de ce qu’un autre temps eût appelé une « histoire totale » du social-et du politique ». Faute de sources primaires disponibles, les réponses de la société aux décisions venues d’en haut a longtemps été le parent pauvre de l’historiographie. Grâce notamment aux travaux des chercheurs anglo-saxons sur le Grand Bond en avant et la Révolution culturelle, cette histoire de la Chine communiste par le prisme de la société (ouvriers, paysans, artisans, vendeurs de rues, marchands, cadres intermédiaires) a commencé à prendre une ampleur nouvelle, mais c’est un champ qui reste encore largement à exploiter. Xiaohong Xiao-Planes contribue à combler une lacune majeure en langue française tout en ouvrant la voie aux jeunes générations de chercheurs en quête de sujets.
Par son parcours personnel, sa connaissance approfondie du pays et ses liens étroits avec les milieux académiques chinois, l’auteure est parvenue à contourner l’obstacle redoutable des sources en puisant dans une masse considérable d’archives inédites, notamment privées (Mémoires, papiers, documents familiaux et personnels). Agrémenté de problématiques tout aussi foisonnantes que stimulantes, « Révolution socialiste » en Chine : Gouvernance et discordances s’impose comme une lecture incontournable pour l’amateur d’histoire chinoise et pour le spécialiste.