Des Midlands à la Silésie, le croissant fossile est caractérisé par des développements industriels, des mutations environnementales, des formations urbaines, des dynamiques migratoires et démographiques, des mobilisations sociales et politiques étroitement liées entre elles, et profondément marquées par la présence du charbon. Il forme une biorégion qui est à la fois singulière et universelle. Singulière dans sa genèse et le contraste qu’elle forme avec les territoires qui la jouxtent ; universelle en ce qu’elle préfigure un modèle extractiviste et productiviste qui finit par s’imposer, au temps de la « grande accélération », à la majeure partie du monde. Pionnière dans la consommation des énergies fossiles, et des transformations humaines et naturelles qui en découlent, cette région fut aussi la première à faire l’expérience des conséquences de l’Anthropocène. Quand les charbonnages fermèrent les uns après les autres, des Midlands à la Ruhr, ils laissèrent derrière eux des carreaux désolés et des hommes désœuvrés. L’agonie fut rapide à l’échelle des temps géologiques, mais lancinante à celle des temps humains. 

Le croissant fossile forme une biorégion qui est à la fois singulière et universelle.

Paul Magnette

Les villes du croissant fossile ont vu leur population décliner et leur territoire se rétracter. Deux générations après la fermeture des derniers puits de mine, l’économie, le taux d’emploi et le niveau moyen de formation dans ces régions accusent toujours un net retard sur la moyenne nationale 1. Des débuts de l’Anthropocène demeurent des territoires délaissés où la nature reprend ses droits, une population bigarrée et mobile, une culture civique où persistent des traits communautaires, une certaine façon d’habiter l’espace reflétant la géologie. Étudier ces territoires, leur histoire naturelle, sociale, urbaine et industrielle, et la manière dont elle marque les temps présents, est indispensable pour penser leur devenir. Qu’advient-il des hommes, et des territoires qu’ils habitent, quand cesse l’exploitation du charbon ; comment la nature reprend-elle ses droits ; comment les sociétés réagissent-elles ; les liens civiques se diluent-ils et les solidarités se recomposent-elles ? Peut-on rénover des villes devenues inadaptées à leur environnement et à leur population ; que faire de l’amas des infrastructures industrielles devenues sans objet ; comment réparer la nature saccagée et prévenir les effets des changements climatiques ? Bref, y a-t-il un futur quand finit la phase orgiaque des débuts de l’Anthropocène ? C’est en répondant à ces questions que les territoires du croissant fossile peuvent donner sens à leur douloureuse transition, et offrir à ceux qui vivent encore de l’exploitation massive des énergies fossiles une image de leur devenir. 

Les contributions qui forment ce numéro de la revue GREEN esquissent une réponse. La première et la deuxième partie regroupent des contributions qui naviguent entre le passé et les temps présents, entre l’histoire et les sciences sociales. Les auteurs ici réunis se demandent comment le charbon a marqué nos civilisations et nos mentalités collectives, en quoi nous en sommes encore les héritiers, et comment nous pouvons nous en libérer. L’état présent de développement scientifique et technologique offre-t-il des ressources suffisantes pour concevoir une décarbonation de nos modes de production et de consommation à l’échelle d’une génération ? Formés dans un horizon d’attente tout entier tourné vers le futur, et nourris de la perspective d’une croissance matérielle continue, pouvons-nous penser la liberté et la cohésion sociale dans une autre perspective que celle de l’accumulation et de la consommation croissantes de matières et d’énergies ? Les hauts lieux de l’Anthropocène que furent l’Europe et les Etats-Unis, rejoints aujourd’hui par la Chine, peuvent-ils s’auto-limiter pour permettre aux autres régions du monde d’accéder à leur tour à la prospérité ? Et ces autres régions du monde peuvent-elles penser leur propre développement sans imiter le modèle extractiviste et productiviste ? 

Y a-t-il un futur quand finit la phase orgiaque des débuts de l’Anthropocène ?

Paul Magnette

La troisième partie rassemble des contributions qui glissent du temps vers l’espace, en examinant les conséquences de l’Anthropocène sur notre manière d’habiter les territoires. Au cœur du croissant fossile, la nature primaire a disparu, elle a été intégralement remplacée par une nature secondaire et par des espaces habités intégralement façonnés par les humains. La chute brutale du modèle industriel hérité du charbon laisse d’immenses infrastructures inoccupées, des espaces délaissés, de vastes friches en cours de réensauvagement.  Les architectes, urbanistes et paysagistes réunis ici ont en commun d’avoir travaillé au cœur du croissant fossile, et notamment à Charleroi. Conscients que le bâti issu de la révolution industrielle constitue un patrimoine énergétique et humain majeur, ils y expérimentent un urbanisme et une architecture de la réparation — au sens étymologique du terme, celui d’un rétablissement qui vise à recouvrir les forces perdues, comme on dit d’un sommeil qu’il est réparateur. Face à des espaces qui ont commencé à retrouver leur caractère sauvage, ils inventent une « nature ternaire », en travaillant des espaces gagnés par une végétation pionnière qu’il s’agit de révéler et d’amplifier pour y déployer les villes de demain.

L’Anthropocène est un point de non-retour, une transformation irréversible, qui nous oblige à repenser radicalement l’articulation des temporalités humaines et naturelles 2. Et puisqu’il est né quelque part, commençons l’examen par les temps et les lieux qui furent son berceau.

Sources
  1. Elena Esposito, Scott F. Abramson, « The European coal curse », Journal of Economic Growth, vol. 26, 2021, p.  77–112.
  2. Dipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, traduction de Aude de Saint Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, 2023.