Pourquoi vote-t-on ? Une lecture du travail de Julia Cagé et Thomas Piketty sur le conflit politique
Julia Cagé et Thomas Piketty osent une monographie électorale entièrement structurée par l’analyse de données complexes, informée par des perspectives transdisciplinaires et qui fait le pari du temps long. Un ouvrage très ambitieux, qui fera date — mais dont il faut relever les limites.
La revue a proposé Julia Cagé et Thomas Piketty de débattre de leur travail avec Branko Milanovic et Laurent Jeanpierre. Vous pouvez retrouver ici leurs échanges.
Pourquoi vote-t-on ? C’est à cette question que Julia Cagé et Thomas Piketty entreprennent de répondre dans Une histoire du conflit politique. Pour eux, le monumental Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République d’André Siegfried, reposant sur le croisement des résultats électoraux avec certains indicateurs socio-économiques, aurait mérité une postérité beaucoup plus importante, notamment à l’échelle nationale. Ce silence tiendrait notamment à la déconnexion entre deux branches de l’histoire : sociale et économique d’un côté ; politique et culturelle de l’autre. L’histoire politique aurait passé beaucoup plus de temps à répondre à une autre question — pour quoi vote-t-on ? —, préférant s’attacher à l’histoire des idées et des idéologies plutôt qu’à celle des déterminants du vote. Le caractère très tranché de cette affirmation permet aux auteurs d’insister sur le caractère de rupture et de nouveauté qu’introduisent leurs travaux.
De fait, Une histoire du conflit politique, par son effort magistral de collecte de données longitudinales à l’échelle communale sur très longue période, offre un exemple des contributions que la méthode économique entend apporter à l’histoire. Assembler, harmoniser et fusionner des données provenant de sources hétérogènes pour les exploiter en masse ; faire ensuite naître de leur confrontation des régularités statistiques auxquels on donne une interprétation causale : c’est le cœur du travail empirique des économistes du XXIe siècle. C’est aussi un exercice que les historiens modernes conduisent plus rarement, notamment du fait d’une culture disciplinaire qui voit l’analyse quantitative comme un prélude à l’analyse qualitative — et ce, alors même que le champ concerné par leurs analyses s’y prête parfois bien plus que les objets d’intérêt de l’économie.
Néanmoins, cet effort peut aussi révéler les limites d’une telle rencontre entre sciences sociales aux méthodes parfois peu compatibles. Ainsi, les deux auteurs tirent de leur analyse des conclusions universelles qui peuvent à l’occasion apparaître hâtives, et qui sont souvent plus ambitieuses et moins nuancées que ne le permet la précision toute relative des données disponibles. De manière paradoxale, alors que les économistes furent longtemps taxés d’impérialisme méthodologique pour avoir voulu imposer aux autres disciplines des sciences sociales leurs modèles théoriques, c’est aujourd’hui leur impérialisme statistique et numérique qui semble plus discutable. Dans un tel idéal empiriciste, de l’accumulation de « micro-données » granulaires devraient ainsi émerger des vérités statistiques plus justes que celles produites sous des hypothèses restrictives par la théorie, mais aussi plus robustes que celles provenant de données agrégées à l’échelle « macro ». Pourtant, une fois ces micro-données collectées, traitées, et manipulées, il n’est plus lieu selon les auteurs de les interroger ou de les critiquer ; les conclusions tirées de l’analyse statistique sont jugées valides pour tout contexte et pour toute période, sans remettre en cause ce qu’on pourrait parfois qualifier de présentisme. À trop vouloir dégager les lois d’un « conflit politique » dont ils ne définissent jamais vraiment les contours, les auteurs abordent trop peu son histoire — c’est-à-dire la question des changements que la durée lui impose.
L’ouvrage entend faire une histoire d’ensemble du conflit politique, qu’il assimile pourtant souvent au seul moment électoral — son expression la plus aisément réductible à l’analyse quantitative. S’il convient donc d’interroger les instruments de mesure dont s’arment les deux chercheurs pour quantifier le conflit politique à l’échelle locale, il est également pertinent de se demander si la seule litanie des résultats électoraux peut être pleinement représentative d’un conflit politique aux dimensions multiples, ou si ce parti pris, guidé par la disponibilité des données, pourrait conduire à une déperdition excessive de complexité dans l’analyse.
Quelle est la bonne mesure du conflit ?
L’ouvrage de Julia Cagé et Thomas Piketty s’appuie sur la constitution d’une base de données impressionnante, couvrant les résultats électoraux (pour les scrutins présidentiel et législatif ainsi que pour les référendums) dans l’ensemble des communes françaises sur une durée de plus de deux siècles, ainsi qu’un certain nombre d’informations (issues du recensement après 1962 et de sources fiscales éparses pour le reste) sur la composition sociodémographique de l’électorat, les revenus, et le patrimoine des ménages dans ces communes. À elle seule, cette contribution centrale de l’ouvrage en fera une référence pour des générations de politistes, de sociologues, d’économistes et d’historiens. Le travail mené par les auteurs est appelé à prendre place aux côtés d’autres efforts titanesques de collecte exhaustive de données historiques, parmi lesquels ceux de Thomas Piketty dans ses travaux sur les hauts revenus en France, du Maddison Project sur les PIB historiques des pays, ou de la base de données CLEA qui regroupe les résultats de plus de 2000 élections au niveau mondial. Les données nouvelles publiées par Julia Cagé et Thomas Piketty sont le produit d’une minutieuse numérisation d’archives des procès-verbaux électoraux à l’échelle communale, une mine d’or jusqu’ici peu exploitée. Grâce à une armée d’assistants de recherche recrutés pour l’occasion, ces données consignées sur papier par des générations de fonctionnaires territoriaux sont désormais disponibles dans une format aisément exploitable par le monde académique, les journalistes et la sphère politique.
Une telle base représente une nouvelle source exceptionnelle pour les chercheurs en sciences sociales soucieux d’exploiter rigoureusement des données exhaustives ou d’explorer en détail une période ou un courant politique en particulier ; mais aussi pour les simples citoyens curieux et désireux d’explorer, par exemple à l’échelle de leur commune, l’information mise à disposition sur un site Internet particulièrement facile d’utilisation. Ces données granulaires électorales sur le temps long permettent de mesurer ruptures et continuités à l’échelle d’une commune ou d’une agglomération ; de combler l’absence de sondages nationaux ou d’enquêtes post-électorales avant la période récente, pour établir des régularités statistiques dans les déterminants du vote pour un candidat ou un autre dans les élections antérieures aux années 1980 ; et de tester des hypothèses comparatives diachroniques, du type « Le vote Macron de 2022 est-il plus concentré dans les communes riches que le vote pour l’Union conservatrice en 1889 ? ».
Néanmoins, si la collecte de telles données électorales représente une avancée réelle, leur croisement avec des variables locales destinées à approcher la composition de l’électorat municipal pour une année donnée est souvent plus problématique. On peut en effet regretter que les auteurs fassent l’économie d’une critique poussée des sources disponibles, principalement fondées sur le recensement, la taxe foncière et les sources fiscales sur les transactions immobilières et les revenus. En l’absence d’une telle discussion, l’utilisation des données de revenus, de capital ou de patrimoine pour chaque année et chaque commune leur confère une apparence de précision, alors même que certaines de ces données ont été obtenues au prix de règles de trois ambitieuses, de « remplissage » linéaire des valeurs manquantes pendant des décennies ou des siècles entiers, ou de remplacement de chiffres indisponibles par des moyennes locales ou nationales dont on peut se demander si elles reflètent correctement la variation entre deux élections des déterminants du vote au niveau municipal. Cette limite affecte de manière substantielle la précision des résultats de l’ouvrage, sans que cela donne lieu à la moindre discussion qui pourrait faire office de « critique des sources », étape bien connue des historiens, mais moins fréquemment pratiquée par les économistes.
Ainsi, la richesse apparente des données présentées dans l’ouvrage repose souvent sur l’interpolation de quelques points de données ponctuels. En reliant (souvent au prix d’hypothèses héroïques de proportionnalité spatiale et de linéarité temporelle) des données de revenus ou de patrimoine obtenues à intervalles lointains, l’interpolation peut créer une illusion de continuité sans tenir pleinement compte des variations locales de court-terme, ni des événements spécifiques qui ont pu influencer les résultats électoraux locaux.
Le lecteur peu averti (et n’ayant pas toujours fait l’effort de consulter les quelques 1700 pages d’annexes méthodologiques disponibles sur le site internet) se doit donc de garder à l’esprit que, malgré l’abondance des données, une certaine prudence est nécessaire dans l’interprétation des tendances historiques, comme dans l’analyse des corrélations entre vote et caractéristiques socio-démographiques mises en avant par l’ouvrage. Pour ne prendre qu’un exemple parmi de nombreux autres, l’ouvrage fait grand cas du lien entre revenu moyen dans une commune et orientation politique. Pourtant, si les données sur les revenus au niveau communal s’appuient sur des mesures directes du revenu fiscal fournies par la Direction Générale des Finances Publiques après les années 1980, l’ensemble des données de revenu sur la période 1800-1980 n’est en réalité que le résultat d’un calcul de proportionnalité attribuant à chaque commune une part fixe du PIB départemental, lui-même estimé sur la base de sources secondaires éparses et potentiellement sujettes à de nombreuses erreurs de mesure. En brouillant la mesure précise des revenus locaux, l’erreur quelque peu mécanique introduite pour la période antérieure conduit à surestimer les liens entre niveau de vie et résultats électoraux pour la période récente et à les sous-estimer dans le passé. Cela conduit à des affirmations telles que celle selon laquelle le vote Macron serait « le plus bourgeois de l’histoire », qui sont plus probablement le produit d’un artefact statistique lié à une plus grande précision de la mesure des revenus pour les années récentes.
La seconde limite provient de l’excès de retraitement et de transformation des données, notamment dans leur présentation médiatique par les auteurs. Ainsi, les auteurs choisissent de normaliser le niveau local du vote pour un candidat dans une commune par la moyenne nationale du vote pour ce candidat. Si cet exercice peut être utile pour présenter de manière lisible et sur une même échelle la corrélation entre une variable et le soutien pour chaque candidat, il conduit, quand on s’y arrête, à effacer le niveau agrégé de chaque courant politique. Cela revient en réalité à juger chaque candidat plutôt par l’homogénéité sociologique de son électorat que par sa capacité à convaincre largement. Ainsi, pour prendre un exemple fictif et stylisé, si le candidat A obtient 25 % du vote dans les villes pauvres et 50 % dans les villes riches, il sera qualifié de « candidat des bourgeois » ; si, dans la même élection, le candidat B reçoit 10 % du vote dans les communes pauvres et 5 % dans les communes riches, il sera le « candidat des classes populaires » ; et ce, alors même que A obtient un score 2,5 fois plus élevé que B dans les communes les moins favorisées. Cette normalisation conduit à écraser les variations historiques majeures du poids national des différents courants politiques, niant quelque peu l’objectif affiché de l’ouvrage de retracer une histoire du conflit politique. Ainsi, si la gauche s’effondre partout au profit du RN, mais dans une mesure un peu moindre chez les classes populaires que chez les plus riches, les graphiques présentés par les auteurs passeront largement à côté du phénomène et y liront, à l’inverse, un succès de la gauche chez les plus pauvres.
De quel conflit parle-t-on ?
Une histoire du conflit politique est aussi ambitieux si l’on considère l’ampleur de sa périodisation : plus de deux siècles, c’est énorme, tout particulièrement en histoire contemporaine. Cela dit, l’ampleur du matériau documentaire pouvait le justifier, tout comme le projet d’embrasser, depuis l’échelle locale, l’intégralité des scrutins d’un pays à la très riche histoire électorale. Et puis, en multipliant les analogies et les comparaisons historiques, le livre crée un jeu d’échos qui ne cesse de donner au passé les couleurs du présent et vice-versa : par exemple, « les pétitions paysannes se multiplient en 1848-1849 pour réclamer aux propriétaires le “remboursement du milliard”, revendications qui ne sont pas sans faire penser aux mots d’ordre “rendez l’ISF” pendant le mouvement des Gilets jaunes en 2018-2019 ».
Mais passé l’amusement initial, fondé sur un certain plaisir de reconnaissance que créent ces rencontres historiques, celles-ci ne laissent pas d’interroger. Pour comprendre les limites de cette approche, il n’est pas inutile de lire un texte important de Philippe Ariès, « L’histoire marxiste et l’histoire conservatrice », dans lequel il soulignait que ces deux courants, aux programmes politiques opposés, avaient en commun d’entretenir un rapport similaire à la discipline historique, y cherchant des récurrences, des analogies et des répétitions qui permettaient de dégager des lois, dont l’étude permettrait de comprendre la dynamique du passé, et celle du présent. Pour Ariès, qui se soucia lui aussi de temporalités très longues, il ne s’agissait pas de remettre en cause l’idée de travailler de vastes périodes ; mais plutôt de questionner une étude du passé qui virerait uniquement à la démarche analogique et historionomique, au détriment d’une analyse des transformations, des évolutions et des ruptures qui affectent les sociétés au fil du temps, forgeant leurs singularités.
À cette critique, il est tentant de répondre que les récurrences et les répétitions s’imposent à ceux qui considèrent le matériau documentaire. Les auteurs ont d’ailleurs abondamment insisté sur ce fait dans leurs interventions publiques : les régularités des données sur le temps long se seraient imposées à eux. Mais est-ce jamais vraiment le cas ? Dans Une histoire du conflit politique, une analogie est particulièrement mise en avant : la tripartition, qui régirait actuellement la vie politique française, aurait un précédent particulièrement frappant pendant la Troisième République, de la fin des années 1870, c’est-à-dire au moment de la stabilisation républicaine du régime, jusqu’au début des années 1910. Le vote pour Emmanuel Macron et celui en faveur des opportunistes auraient en commun d’être les votes « les plus bourgeois de l’histoire » tout en (ab)usant de leur position centrale dans le champ politique entre le bloc de gauche et le bloc de droite. Thiers ou Ferry en précurseurs de Macron ? L’analogie est séduisante, mais elle sous-estime de nombreux facteurs, qui interrogent jusqu’à l’idée d’une tripartition électorale sous la Troisième République.
Tout d’abord, la notion même de « vote bourgeois » — que les auteurs ne définissent jamais vraiment sinon pour suggérer qu’il croiserait le vote des élites — ne peut avoir le même sens aux débuts de la Troisième République et de nos jours. À la fin des années 1870 et jusqu’au début du XXe siècle, les élites françaises sont profondément divisées socio-culturellement — quel rapport entre les noblesses, la grande bourgeoisie, ou les nouvelles élites ascendantes ? —, dépositaires de mémoires et de traditions politiques extrêmement différentes et, le plus souvent, opposées : pour une partie d’entre elles, la République est insupportable ; pour les autres, la définition même de ce régime est l’objet de débats qui séparent une partie des droites apparemment ralliées à la forme du régime des Républicains, opportunistes ou non. De ce point de vue, qu’une partie des dirigeants orléanistes (issus de la part la plus libérale du mouvement) ait choisi en 1875 de soutenir les lois constitutionnelles ne présume en rien d’une quelconque porosité entre les républicains modérés et le vote des droites.
Par ailleurs, les similarités entre la structure géographique du vote pour les deux groupes sur la période 1893-1910 vaut surtout pour les bourgs et les villages et elle ne doit pas masquer la profondeur des oppositions qui prévalent entre ces deux groupes — et dont la littérature historique a largement démontré que ces conflits s’exprimaient notamment à l’échelle très locale que constituent bourgs et villages. Inversement, il ne faudrait pas surestimer l’affrontement entre les gauches et les opportunistes. La réunion de ces deux pôles républicains n’intervient pas seulement dans les situations de crise du régime, mais bien tout au long des années 1880 et 1890 pour définir la forme même de ce régime. Que la relation entre ces deux blocs — dont les contours sont beaucoup moins précis que nos partis contemporains — soit parfois houleuse n’enlève rien à cette réalité : les différences qui existent entre ces deux blocs permettent d’asseoir le régime en lui trouvant des audiences différentes, notamment en période électorale. Du reste, les droites saisissent très tôt cette convergence — dès les années 1880. La disparition du comte de Chambord permet ainsi une réorganisation qu’illustre la trajectoire du baron de Mackau, chef du groupe de l’Union des droites parlementaires entre 1884 et 1890, qui, sans renoncer à ses opinions contre-révolutionnaires, passe du discours dynastique à l’élaboration d’un conservatisme férocement hostile à tout ce qui constitue programmatiquement la République. De fait, la question du régime — que l’on parle de sa forme ou de sa définition — reste active jusqu’en 1914, et ressurgit dans les années 1930 : par sa centralité, elle divise véritablement le champ politique. Bref, on peine à retrouver un écho de la tripartition actuelle dans le conflit politique qui prévaut sous la Troisième République jusqu’en 1914.
C’est que les élections peuvent être trompeuses. Que des candidats radicaux se soient souvent présentés contre des candidats issus du centre républicain ne démontre pas l’existence de deux blocs divergents. On touche ici l’un des principaux malentendus soulevés par cet ouvrage : si les élections sont l’un des points d’observation du « conflit politique », elles ne sauraient être le seul, sauf à en adopter une définition extrêmement restrictive, limitée à la seule compétition électorale. L’absence de définition précise de ce que les auteurs entendent par « conflit politique » complique ici fortement les choses. De fait, tous les conflits ne se répercutent pas — ou peu — pendant les élections ; et à considérer certaines élections, on peut avoir l’impression que le conflit est beaucoup plus inexpiable, qu’il ne l’est en réalité. Le traitement des radicaux et des opportunistes illustre assez bien cette deuxième objection. Dans le cas de la première, on peut prendre pour exemple les élections de 1889 : à les considérer, on pourrait ne voir dans le boulangisme qu’un phénomène très centré sur la capitale, qui n’aurait jamais su « véritablement déboucher sur une proposition concrète et mobilisatrice pour la droite ». C’est sous-estimer le rôle clef de cette crise dans la reconfiguration des droites et de leur base programmatique : à la vieille imprégnation contre-révolutionnaire, qui garde une place importante dans les imaginaires, vient s’ajouter une forte composante nationaliste et antiparlementaire. Il ne s’agit pas de proposer une réécriture du livre, simplement de dire que l’on aurait aimé plus sentir la trace des autres sources que les auteurs ont lu : « débats parlementaires, presse, manifestes et programmes électoraux ». Leur mobilisation plus systématique aurait sans doute permis de mieux saisir l’évolution du « conflit politique » en France, et de la diversité de ses causes. C’est d’autant plus regrettable que, lorsque les auteurs se plongent dans un des points de fixation de ce conflit, ils sont absolument passionnants : c’est par exemple le cas lorsqu’ils discutent du débat entre Proudhon et Thiers à l’Assemblée constituante en 1848.
Enfin, il est dommage qu’Une histoire du conflit politique ne discute pas plus de l’imaginaire du conflit politique, et notamment de la peur qu’il suscite. Dans un pays où les discours politiques sont marqués par la mémoire et la possibilité de la violence — de la Révolution française à la guerre d’Algérie —, la question des imaginaires et des représentations paraît au moins aussi essentielle que la collation très positiviste des conflits successifs qui ont caractérisé l’évolution de la démocratie française. Les auteurs effleurent la question lorsqu’ils évoquent le choix de certains dirigeants issus de l’orléanisme, comme Thiers, de soutenir la République par crainte des troubles politiques et sociaux que susciterait une nouvelle restauration monarchique. De même l’anticommunisme partagé par une grande partie de la classe politique française, des radicaux à l’Action française, dans l’entre-deux-guerres est évoqué sans jamais être analysé comme la peur d’un conflit — en l’occurrence une révolution qui emporterait tous les cadres sociaux et se traduirait par un déchaînement de violence — qui produit des effets politiques. C’est aussi cette dimension du conflit politique qui est mise en jeu, et en discours, pendant les élections.
Un récit clair, au risque de la simplification
Au-delà même de ses dimensions quantitative et historique, Une histoire du conflit politique est un livre à thèse, presque un livre-programme. De leurs observations sur l’histoire électorale de la France pendant les deux siècles passés, Julia Cagé et Thomas Piketty s’efforcent de tirer des leçons fécondes pour la lutte politique contemporaine. Comme il nous y ont habitués au fil de leurs précédents ouvrages, les auteurs font de leur engagement à gauche à la fois le point de départ de leur étude et un critère heuristique important dans le choix des thématiques abordées. Cette méthode engagée est sans doute l’une des grandes forces de cette monographie, qui lui garantit une capacité de rayonnement immédiate dans l’espace médiatique français ainsi qu’une influence maximale, pour un ouvrage de ce niveau de complexité, dans le jeu politique. Il faut ici rendre hommage à la capacité du texte à mettre au premier plan de l’actualité l’enjeu d’une analyse fine de l’histoire et des équilibres électoraux, indispensable au combat politique comme à l’analyse factuelle des enjeux du présent. Les sciences humaines, et plus particulièrement leurs aspects quantitatifs, trouvent ainsi leur juste place au cœur du débat public.
Si les grilles d’analyses partisanes ne sont pas a priori antithétiques d’une démarche scientifique sérieuse, leur statut demande cependant à être explicité afin de permettre un raisonnement rigoureux. Dans certains cas, ces grilles fournissent des postulats d’emblée admis, qui viennent guider le choix des thématiques abordées ; dans d’autres, elles suggèrent des hypothèses que l’analyse quantitative ou qualitative dont ensuite examiner ; mais une même thèse ne peut pas servir à la fois de postulat et d’hypothèse de travail, sous peine d’introduire dans le raisonnement une dangereuse circularité. Or la thèse d’Une histoire du conflit politique, selon laquelle « la configuration bipolaire gauche/droite de type classiste est la plus favorable » au bon fonctionnement démocratique et au progrès socio-économique du plus grand nombre, semble bel et bien exploitée sur les deux plans. D’une part, elle fournit le cadre de l’analyse, qui se traduit notamment par une insistance sur la classification des partis en deux catégories « gauche » et « droite » sur l’ensemble de la période étudiée ; de l’autre, elle fait figure de conclusion à l’étude, après que celle-ci a scruté tour à tour les différentes périodes de l’histoire politique depuis 1789 sous l’angle de la bipartition ou de la tripartition. Du fait de ce double emploi, les résultats quantitatifs peuvent difficilement être mobilisés à l’appui de la thèse elle-même, même lorsqu’ils révèlent des tendances intéressantes au plan historique.
Une autre difficulté consiste dans le choix des indicateurs, des classifications et des méthodes d’analyse statistique, lui aussi partiellement guidé par la thèse des auteurs. Ainsi du choix de classifier les partis en deux groupes, plus rarement trois (gauche, droite, centre) certes aisément identifiables pour le public français contemporain mais dont les limites sont parfois floues et la continuité historique incertaine. La science politique moderne tente généralement d’éviter ce genre de classifications binaires, surtout dans des travaux de grande envergure où une catégorisation trop vague risque de mener à des conclusions hâtives et à des simplifications ; ainsi Daniele Caramani, dans un ouvrage de référence étudiant la période 1845-2010 à l’échelle européenne, distingue-t-il une vingtaine de familles de partis et huit regroupements principaux de ces familles.
Sur le plan des méthodes, on peut regretter que le pouvoir explicatif des différents ensembles de variables socio-démographiques n’ait pas été exploré de manière plus systématique. Ainsi la corrélation du vote à la « classe géo-sociale », concept que les auteurs reprennent à Bruno Latour et qu’ils opérationnalisent en combinant indicateurs socio-économiques et gradient d’urbanité, n’est-il pas systématiquement comparé à celui d’autres ensembles indicateurs (par exemple ceux ayant trait à la sédentarité, à l’immigration ou au niveau de diplôme indépendamment du revenu). À l’appui de leur défense de la classe géo-sociale, les auteurs invoquent que l’ajout d’autres indicateurs n’accroît que marginalement la capacité explicative des modèles. Or toutes ces variables sont corrélées : les banlieues des grandes villes présentent une part de population immigrée plus importante que les zones rurales, les métropoles sont caractérisées par une proportion plus élevée de diplômés du supérieur… Par conséquent, il est parfaitement envisageable qu’un modèle qui exclurait la densité de population et lui substituerait une autre série d’indicateurs partiellement corrélées avec elle obtienne des résultats aussi bons que le modèle des classes géo-sociales. À défaut d’une étude plus complète, il n’est donc pas possible de conclure à la supériorité de cette grille d’analyse, et il serait prématuré d’exclure ou de minimiser selon ce seul critère l’importance d’autre variables (notamment l’immigration ou la CSP) dont les enquêtes démontrent régulièrement la pertinence s’agissant de la période contemporaine.
On peut enfin regretter l’absence d’une discussion approfondie de deux déterminants essentiels de la politique contemporaine. D’une part les clivages générationnels, dont l’influence de premier plan sur les équilibres électoraux est confirmée par toutes les études récentes tant au niveau français qu’européen, et qui devient plus critique encore dans un continent où l’âge médian s’accroît d’année en année. Le succès d’Emmanuel Macron en 2022, porté comme celui du chancelier allemand Olaf Scholz par une forte part des suffrages des électeurs les plus âgés, ne peut s’analyser de manière juste sans prendre en compte cette dimension. Ce fait est d’autant plus important que l’âge est fortement corrélé au revenu et au patrimoine ; sans une étude détaillée des interactions entre les différentes composantes, distinguer l’effet économique (« classiste ») de l’effet générationnel est difficile. L’autre élément manquant, justement souligné par Frédéric Gilli dans sa recension de l’ouvrage, concerne les disparités régionales. Ainsi — pour n’évoquer que la période récente — l’important vote Macron dans l’Ouest, la dominance du RN dans le Sud-Est et dans le Nord, les dynamiques spécifiques à Paris et à la Corse (les régions ultrapériphériques étant explicitement exclues du périmètre de l’étude) nécessiteraient, pour mieux saisir leurs déterminants historiques et culturels, un traitement dépassant l’analyse des facteurs socio-économique.
Faire date
Par son ampleur et ses méthodes, Une histoire du conflit politique restera sans nul doute dans les mémoires. Julia Cagé et Thomas Piketty osent une monographie électorale entièrement structurée par l’analyse de données complexes, informée par des perspectives transdisciplinaires et qui fait le pari du temps long. Une étude électorale du XXIe siècle, dont les méthodes quantitatives tirent parti des nouvelles réalités techniques et qui a su s’inscrire pleinement dans l’actualité politique du moment. Gageons que la communauté des chercheuses et chercheurs saura poursuivre ces investigations — y compris pour questionner, là où cela semblera nécessaire, des partis-pris analytiques et méthodologiques parfois incertains.
À l’issue de ces 800 pages denses et cependant fluides, le lecteur intrigué par le projet politique des auteurs restera peut-être sur sa faim. Julia Cagé et Thomas Piketty nous proposent un récit volontiers agonistique qui semble faire du conflit droite-gauche — conflit de parti et conflit de classes — l’horizon indépassable de la politique française. Le salut doit provenir précisément d’une réactivation de ce clivage « naturel », qui permettrait de dépasser les querelles identitaires et ressusciterait l’ancienne alternance au sein du duopole. Ce duopole a existé dans le passé. Suffirait-il de forger les bonnes alliances pour y revenir ? Ce serait oublier que les processus politiques ne sont pas réversibles. Si, malgré des similitudes de niveaux de revenus, le fossé s’est aujourd’hui creusé, politiquement, entre les bourgs ruraux et les banlieues, rien ne dit qu’une situation économique similaire favorise à l’avenir des préoccupations politiques identiques, ni que la confiance perdue puisse être aisément regagnée. Un regard même rapide sur la politique des États d’Europe centrale et orientale depuis la chute de l’URSS montre que les clivages fondés sur le revenu peuvent se cristalliser, sur le long terme, sur des axes différents de l’axe droite-gauche, y compris lorsque l’extrême droite est minoritaire. Quant à la fragmentation des systèmes politiques, elle peut se maintenir de manière stable sur de longues périodes, souvent sous une forme bien plus extrême que celle qui caractérise le cas français. Dès lors, on peine à voir comment la bipartition gauche-droite pourrait constituer pour la société française, vue comme une société européenne parmi d’autres, un état naturel et fondamental sur le très long terme.
Travail minutieux de collecte des données d’une part, méthode d’analyse inspirée par un idéal de conflit gauche-droite de l’autre : Une histoire du conflit politique s’inscrit par là dans une sorte de topos de la production « française » qui combine un intense travail sur les statistiques et les archives — on ne saurait ici échapper aux figures tutélaires de Foucault et Bourdieu — à un parti pris classiste et franco-centré assumé, renouvelé dans la seconde moitié du XXe siècle selon une logique spécifique. Le risque de cette approche est moins celui de la perte d’une objectivité — à vrai dire jamais réalisée — que celui d’une limitation des grilles d’analyse qui peuvent être appliquées au matériau historique. Dans un tel contexte, il y a à craindre que ces grilles comme les perspectives politiques qu’elles ouvrent restent, elles aussi, prisonnières des victoires et des luttes du passé.
De l’Ouest, Siegfried écrivait en conclusion de son grand-œuvre : « On s’y meut dans l’atmosphère du passé, et ce sont les luttes du passé qui y continuent ». Éviter le destin de l’Ouest, là est sans doute aussi le plus grand défi posé à une histoire politique engagée : savoir tirer des enseignements des régularités existantes, tout en se gardant de faire de ces régularités un refuge commode face aux nouveaux enjeux du présent.