Qu’est-ce qu’un sommet ? 3 344 rencontres princières analysées, une conversation avec Jean-Marie Le Gall
De Charles Quint à Kim Jong-un en passant par Louis XIV — pourquoi ceux qui gouvernent ont-ils besoin de se voir ?
Sur la période qui s'étend de 1494 à 1788, Jean-Marie Le Gall a recensé plus de 3 340 rencontres au sommet. Dans un ouvrage co-écrit avec Claude Michaud, il déploie une vaste enquête quantitative et qualitative sur la structuration d'une République princière européenne. Battant en brèche les soubresauts juridico-diplomatiques d'un ordre plat entre souverains issu du mythe westphalien, il invite à entrer dans une réalité complexe au prisme de la confiance.
On ne décide pas soudainement de se mettre à enquêter sur plus de trois mille rencontres au sommet étalées sur trois siècles : quel a été le déclic à l’origine de cet effort et avec quelle intention historiographique a-t-il été mené ?
L’idée m’a traversé lors de ma réflexion sur la première rencontre entre François Ier et Charles Quint. Les circonstances étaient alors singulières : François Ier, vaincu à Pavie, avait expressément demandé une rencontre de souverain à souverain et s’était fait conduire en Espagne. Charles Quint, pour sa part, préférait éviter cette rencontre directe, préférant les échanges diplomatiques. Ce n’est qu’à l’approche de la mort imminente de François Ier que Charles Quint se décide à le rejoindre. L’idée qui me frappe alors est cette divergence de perspectives : l’un croit fermement en la rencontre au sommet comme solution à la crise, quand l’autre est plus réticent. Cependant, l’éventualité que son prisonnier puisse mourir sur ses terres devient un enjeu majeur pour Charles Quint, surtout considérant sa propre maladie antérieure et son absence du champ de bataille malgré son titre d’empereur.
Quelques années plus tôt, j’avais travaillé sur la visite de Charles Quint à Saint-Denis. Cette visite m’avait particulièrement interpellé en raison de mes recherches antérieures sur le mythe de Saint-Denis. C’était la première fois qu’un empereur venait à Paris depuis la fin du XIVe siècle. La littérature politique de l’époque garde d’ailleurs en mémoire cette visite, la percevant comme une scène d’hospitalité plutôt que de méfiance.
Cette dimension de méfiance entre les deux « rivaux » du XVIe siècle est absolument structurante. Lors de la rencontre entre François Ier et Charles Quint à Aigues-Mortes, le roi de France monte sur la galère de l’empereur, se déclarant à nouveau prisonnier. En réponse, Charles Quint décide de descendre à terre. Ce mouvement indique une certaine spontanéité dans ces rencontres, qu’on croit souvent à tort totalement chorégraphiées. Le choix de la zone littorale d’Aigues-Mortes, considérée comme un espace frontière, et cette attitude spontanée au moment même de la rencontre, ont suscité mon intérêt pour le sujet.
Votre enquête prolonge, discute et remet en partie en question le cadre établi par Lucien Bély dans La Société des princes. Cette discussion a-t-elle été votre point de départ théorique pour examiner les sommets à l’époque moderne ?
Lucien Bély avait une perspective différente sur les sommets d’État, arguant que leur apogée avait été atteinte au XVIe siècle. L’historiographie estime que leur déclin était dû à plusieurs facteurs, notamment la fin de l’idée de chrétienté, la fin des croisades et l’évolution vers un gouvernement sédentaire — en somme, ce déclin aurait coïncidé avec l’émergence de l’État moderne. L’essor de la diplomatie et l’importance croissante des lettres comme moyen de gouvernement n’auraient fait qu’accentuer ce rôle.
Il est vrai qu’il existe à l’époque un risque fondamental : celui de la comparaison entre deux souverains, manifeste dans la juxtaposition des princes. C’est ce qui m’a conduit d’ailleurs à ouvrir l’analyse par une étude des termes employés dans les documents d’époque. Par exemple, la similitude entre « conférer » et « comparer » est particulièrement évocatrice. Dans le contexte contemporain, la comparaison des images des dirigeants reste omniprésente — on peut penser notamment à la juxtaposition de François Hollande et de Barack Obama, souvent mise en scène à l’avantage de ce dernier. Mais au-delà des images, la question demeure : pourquoi les souverains ressentent-ils le besoin de se rencontrer en personne ?
Pourtant, le premier constat de votre livre est que les rencontres sont une constante de l’époque moderne — vous en avez recensé plus de 3 344.
Nous avons opté pour une approche quantitative pour comprendre ces rencontres. Très vite, nous avons constaté que les souverains n’avaient en effet jamais cessé de se rencontrer, malgré les avancées en matière de mobilité et de moyens de communication.
Mais un autre point important, abordé dès le titre, est la transition d’une société des princes marquée par la méfiance, vers une société fondée sur la confiance.
En étudiant la littérature politique de l’époque, j’ai remarqué tout d’abord une certaine méfiance vis-à-vis des rencontres. C’était frappant. Elles étaient souvent déconseillées à cause de mauvais souvenirs, comme le drame de Montereau, où le duc de Bourgogne avait été assassiné ou à Péronne où le roi de France avait été retenu prisonnier . De nos jours, nous avons une perception idéalisée des rencontres. Un essayiste contemporain, Charles Pépin, a publié un livre irénique sur ce thème : il y suggère que les rencontres seraient toujours bénéfiques, en contraste avec la perception au XVIe siècle où elles pouvaient être malheureuses. Or observe des pratiques qui suggèrent tout l’inverse. Par exemple, jusqu’au XVIIe, il est possible de retenir physiquement son hôte sur son territoire lors des rencontres. Lorsque le futur Charles Ier d’Angleterre descend en Espagne pour épouser une infante, il doit durement négocier compte tenu de sa foi protestante, alors que le pape a interdit les mariages avec les princesses catholiques. À un moment, il est retenu contre son gré. Son voyage est un échec. Or à la fin du XVIIIe siècle, un Joseph II peut se rendre en Crimée sans problème. À la fin de la période, la littérature politique a validé l’idée qu’il n’était plus possible d’exploiter une rencontre pour séquestrer, extorquer ou assassiner un autre souverain, alors qu’au XVIe siècle, détenir un souverain contre son gré pouvait conduire à des échanges territoriaux ou à des concessions importantes. Certaines déclarations préventives ou ex post facto étaient faites pour indiquer que les concessions pourraient ou avaient été faites sous la contrainte. Cela n’est plus accepté à l’âge classique.
Au fond, il y a une évolution concrète entre le début et la fin de l’époque moderne à cet égard : au XVIIIe siècle, les princes peuvent se déplacer en Europe — et vous montrez qu’ils n’hésitent pas à le faire…
Il s’est développé un cosmopolitisme princier garantissant l’impunité des souverains. Au XVIe siècle, la situation était toute autre : un prince perdait son statut une fois hors de ses frontières, il était considéré comme un simple citoyen à l’étranger. Il avait moins de droits que son ambassadeur. Cela a changé au cours de l’époque moderne
Deux éléments ont permis ce passage d’une société de la défiance à une société de la confiance : l’hospitalité et le cérémonial. La littérature sur l’hospitalité évoque généralement la pauvreté et les mendiants plutôt que les palais d’État. Pourtant, certains palais ont construit des appartements précisément pour accueillir des visiteurs distingués. Un système d’hospitalité s’est mis en place, offrant logement, nourriture, sécurité et divertissements. La nature des divertissements a évolué au fil du temps. L’autre garantie était l’établissement d’un cérémonial régissant les préséances dans les rencontres. La courtoisie, conjuguée au cérémonial, est devenue en quelque sorte un élément de sécurisation en prévenant les conflits formels.
Vous citez un passage de Vattel 1 qui montre au fond qu’on arrive à la création d’un système politique d’interdépendance princière : vous parlez même d’une République princière européenne. Pourquoi la confiance était-elle essentielle ?
La notion de confiance a évolué depuis le Moyen Âge. Il ne s’agit plus de savoir si on peut faire confiance à l’autre, mais plutôt de se confier à lui. C’est pour cela que l’hospitalité joue un rôle important : on se place sous la protection de l’autre. Avant, il y avait des échanges d’otages et de passeports. Le prince se faisait puissamment escorter. Et on évitait de s’aventurer au cœur du territoire d’autrui. On se rencontrait, en somme, sans vraiment s’accueillir. Avec l’hospitalité, se manifeste publiquement qu’on fait confiance à l’autre, qu’on accepte d’être vulnérable. Les termes « hospitalité » et d’« hostilité » ont une origine sémantique commune — la rencontre est une lame à double tranchant. L’une neutralise l’autre.
Le cérémonial quant à lui, offre certaines garanties, notamment un traitement conforme au rang de l’invité, permettant d’éviter les humiliations qui étaient courantes au XVIe siècle. Tout en étant rassurant, le cérémonial peut également être perçu comme violent. Bien que l’on parle souvent de la mise en place d’un ordre westphalien basé sur l’égalité, une hiérarchie persiste dans la société des princes ; on pourrait même dire qu’elle prime. Cette hiérarchie ne repose pas seulement sur la puissance militaire ou économique, mais aussi sur des distinctions de rang : un empereur est au-dessus d’un roi, qui est lui-même au-dessus d’un électeur, d’un grand-duc et enfin d’un duc. Il existe aussi des variations selon la nationalité, par exemple entre un duc italien et un prince allemand. La cour qui reçoit joue également un rôle dans cette hiérarchie : à la cour de Versailles, les princes allemands, bien que de même dignité que certains princes du nord de l’Italie, sont moins bien traités que ces derniers. Les princes italiens sont en effet vus comme plus indépendants vis-à-vis de la tutelle impériale.
Comment les princes s’y retrouvent-ils ?
Des techniques se développent. Pour naviguer dans ces nuances protocolaires, la courtoisie devient essentielle : un prince étranger peut choisir de visiter de manière incognito, permettant ainsi une rencontre sans les contraintes formelles du protocole. Même si son identité est clairement identifiée pour le traiter selon son rang, cette approche incognito lui permet de rencontrer d’autres princes sans s’impliquer dans les hiérarchies curiales. Voilà qui évite de confronter le visiteur aux prétentions des courtisans, par exemple les princes du sang en France ou les Grands en Espagne se prétendant égaux voire supérieurs à un duc de Parme ou un duc de Mantoue.
L’incognito permet d’assouplir les rigidités du cérémonial. Cependant, cette option est réservée à l’invité. Pour l’hôte, la solution réside dans la courtoisie et la politesse. Bien qu’il soit chez lui et qu’il puisse avoir une position prééminente par rapport à son visiteur, l’hôte peut choisir de céder la place d’honneur à son invité. En somme, il s’agit de ne pas revendiquer tous ses droits en tant que puissance invitante. Ainsi, le cérémonial, l’incognito et la politesse contribuent à établir une confiance entre les princes — une cosmopolitesse, qui s’impose au XVIIIe siècle.
Une chose particulièrement intéressante pour l’historien à propos des rencontres princières est qu’elles ont donné lieu à de nombreuses sources, chroniques et écrits. Elles ont aussi beaucoup été représentées. Quelle constante retrouve-t-on dans ces tableaux et quelle est leur fonction ? Ces figurations, très codifiées, sont-elles les ancêtres des « photos de famille » que les dirigeants actuels affectionnent ?
Aujourd’hui, la « photo de famille » montre que les dirigeants continuent de se rencontrer et d’échanger, même en l’absence d’accords concrets. C’est une manière d’éviter les crises. À l’époque, les représentations avaient souvent d’autres objectifs.
Un exemple concret : la fresque du palais de Caprarola représentant le pape, l’empereur et le roi de France à Nice. Cette scène n’a en fait jamais existé. Si la rencontre de Nice a bien eu lieu, elle n’a été ponctuée que par des rendez-vous « bilatéraux » entre les souverains. Les trois personnages n’ont pas été physiquement côte à côte. Le rôle de l’image est ici surtout de montrer que le pape est le père commun des princes chrétiens.
Plusieurs tableaux ont été réalisés pour montrer cette forme de reconnaissance du statut de père commun des princes chrétiens, garant de la paix. Ces représentations visent à valoriser une reconnaissance pour celui qui est représenté. Dans ce contexte, Paul III n’est pas seulement vu comme le père commun des princes chrétiens, mais aussi comme le fondateur de la dynastie des Farnèse. C’est lui qui a établi une dynastie qui régnera par la suite sur Parme et même sur le trône d’Espagne. Je pense également à une représentation où le jeune Philippe infant d’Espagne fait son entrée à Mantoue : les ducs de Mantoue ont demandé une illustration de cet événement car ils avaient obtenu une promotion en Marquisat en Duché, lors de la visite de Charles Quint en 1530. La mise en image sert l’un des protagonistes.
Inversement, certaines rencontres illustrées cherchent explicitement à montrer l’humiliation. Par exemple, la scène de l’humiliation du doge de Gênes à Versailles est représentative. En principe, le doge de Gênes, tout comme d’ailleurs celui de Venise, ne doit jamais quitter la République. Ils reçoivent des princes mais ne vont pas à leur rencontre. Cependant, Louis XIV, mécontent que Gênes ait prêté ses galères à l’Espagne, avait convoqué le doge pour une scène d’humiliation. Cette scène a été largement représentée et médiatisée.
Dans ces représentations, il s’agit moins de montrer la famille des princes que de mettre en évidence l’intérêt sous-jacent de la rencontre pour l’un des acteurs, souvent le commanditaire.
Vos réflexions sur la représentation des rencontres s’inscrivent dans une analyse de la fonction des rencontres comme processus de reconnaissance. Placez-vous cette dernière au même niveau que la confiance ?
J’aborde dans la dernière partie du livre une interrogation. Le cosmopolitisme de la société des princes a été construit par une cosmopolitesse — au cœur de laquelle sont l’hospitalité et le cérémonial. Mais cela se traduit-il par une gouvernance européenne de la rencontre ? Par une cosmopolitique ? Si les princes se rencontrent de plus en plus facilement, la guerre est de plus en plus au centre de leurs discussions, pas seulement pour l’éviter mais aussi pour la faire. Par ailleurs, certaines rencontres ne concernent ni la guerre ni la paix. Que cherchent ces petits princes allemands à la cour de Versailles ? Pourquoi rendent-ils visite au pape ? Quel est le but de ces rencontres ?
C’est en quelque sorte pour trouver une réponse à ces interrogations que j’introduis une analyse anthropologique basée sur le concept de reconnaissance, inspirée des travaux d’Axel Honneth en l’occurrence. À la base de bien des rencontres, il y a un besoin de reconnaissance commun : les princes visitent des cours où leur statut est reconnu, mais ils cherchent également à obtenir des faveurs qu’ils pourront mettre en avant par la suite. Ce n’est pas une société égalitaire — chacun aspire à évoluer dans la hiérarchie. La reconnaissance, les représentations picturales et les correspondances diplomatiques servent à consigner toutes ces marques de reconnaissance afin de les valoriser dans d’autres cours. Au fond, les rencontres font aussi partie d’une sorte de stratégie de carrière au sein de la société des princes.
C’est une bonne transition pour aborder un autre point important — et assez surprenant — de votre enquête : contrairement à ce qu’on aurait pu penser, vous montrez que les traités de 1648 ne changent pas grand-chose à la fréquence des rencontres et aux stratégies mises en place par les princes. Dans la paix westphalienne, peut-on dire que la reconnaissance joue un rôle encore plus politique qu’avant ?
Si les princes ont confié aux ambassadeurs les conflits de préséance et les détails du cérémonial, lorsqu’ils se déplacent incognito, ils restent très vigilants sur le statut qui leur est accordé, aspirant à une familiarité entre eux pour créer une société des princes moins formelle. Mais la hiérarchie ne disparaît pas.
Prenons par exemple la visite du tsar Pierre Le Grand à la Cour de Vienne en 1698. L’empereur du Saint-Empire se déguise en aubergiste, tandis que le tsar choisit un déguisement de voyageur ou de paysan. Sous le couvert de l’incognito et de la festivité, ils se rencontrent dans des circonstances divertissantes. Pourtant, au même moment, l’ambassade russe n’a pas encore obtenu un rendez-vous officiel auprès de l’empereur. Cette situation illustre la dissociation entre le jeu diplomatique officiel et cette inter-reconnaissance. Il s’agit aussi d’une occasion de se juger, de se mesurer et parfois de discuter politique.
Cette reconnaissance est attendue des princes établis et elle l’est d’autant plus par ceux qui ont subi des revers de fortune, les exilés et même les imposteurs. L’apogée pour un imposteur princier est de rencontrer un véritable prince, car cela vaut reconnaissance. Il y a aussi des occasions de rencontres lors des mariages. On pensait que les mariages de l’Ancien Régime se déroulaient par procuration sans rencontres, mais souvent un frère accompagne sa sœur, créant des liens. Nous avons d’ailleurs observé une augmentation des rencontres familiales.
Au XVIe siècle, la société des princes se percevait comme une société fraternelle de princes qui n’étaient pas nécessairement frères de sang. Quand ils l’étaient, ils ne s’entendaient pas toujours bien — comme le montre la relation entre Charles Quint et son frère Ferdinand. Les raisons des rencontres étaient principalement politiques. Mais au XVIIIe siècle, il semble qu’ils se rencontrent pour le plaisir de la compagnie familiale, parfois accompagnés de proches. Cette proximité familiale vécue, permettait aussi de régler des affaires de succession. Sans ces rencontres fraternelles, la famille de Hanovre n’aurait probablement pas eu le destin qui a été le sien, régnant sur un territoire devenu électorat, puis royaume au XIXe siècle, et accédant au trône d’Angleterre au XVIIIe.
Vous présentez dans l’ouvrage de nombreuses cartes sur les lieux des rencontres à partir de votre enquête quantitative. Qu’en retenir ? Qu’est-ce qui, au-delà des circonstances bien sûr, rend un lieu propice à la rencontre ?
En étudiant l’évolution de la géographie des rencontres, on observe une concentration croissante dans certains lieux après une période de forte dispersion.
Cette dispersion était le résultat de l’itinérance gouvernementale, des guerres, et de la méfiance inhérente aux rencontres. N’oublions pas qu’à l’époque, le terme « rencontre » avait une connotation militaire, souvent associée à une embuscade ou une surprise. Fleuves et confins étaient prisés pour se voir sans se recevoir. Cependant, au fil du temps, ces rencontres se sont concentrées dans les lieux de résidence des principaux souverains, tels que des capitales ou des villes résidentielles comme Versailles.
Ce qu’il faut aussi retenir, c’est que les lieux de puissance en Europe ne coïncident pas nécessairement avec les lieux de rencontre. Par exemple, il y a eu très peu d’entrevues à Londres ou à Madrid, montrant une dissociation entre les lieux emblématiques de la puissance souveraine et les véritables lieux de rencontre. La centralité de Rome est toutefois avérée tout au long de la période.
Les lieux pouvaient également servir de plateforme de communication politique intense entre les princes. Cette situation est en partie due au morcellement territorial de la péninsule italienne ou de l’Allemagne, composées de nombreuses principautés. Pour quitter sa principauté, un prince doit traverser le territoire voisin, ce qui rend les rencontres inévitables. La structure géopolitique et hiérarchique joue donc un rôle dans ces interactions. Bien que les princes assistent de moins en moins aux diètes impériales, préférant envoyer leurs représentants, ils continuent de se rencontrer et ces pourparlers montrent l’intense communication politique.
La société des princes se constitue donc, par les rencontres, en parallèle de la société diplomatique.
Comment expliquer la persistance de cette dissociation ?
Cette tendance des chefs d’État à se rencontrer montre leur volonté de maintenir un certain contrôle direct, en opposition à une dépendance totale envers les diplomates professionnels. La modernité est souvent associée à une distanciation, à une dissociation des fonctions, à une professionnalisation et à bureaucratisation des relations, mais des figures comme celles de Trump à notre époque ont montré une volonté de s’éloigner de cette pratique diplomatique de la négociation pour relocaliser celle-ci dans les chefs.
Quels sont les lieux princiers de ce réseau autonome de rencontres au sommet ?
Il est fascinant d’observer, par exemple, qu’au XVIe siècle, Ferrare accueillait plus de rencontres que Moscou ou Londres. Et même les princes protestants continuent d’y affluer, au grand dam d’ailleurs de leurs sujets, qui craignent une possible conversion. À Versailles, les souverains viennent principalement pour être reconnus par le roi de France, tandis qu’à Vienne, de nombreuses rencontres sont liées à des discussions militaires en raison de la position frontalière de l’Autriche avec l’Empire ottoman. À Berlin, contrairement à l’idée reçue d’un militarisme prussien congénital, ce sont principalement des rencontres familiales qui ont lieu. Enfin, au XVIIIe siècle, des lieux comme les stations thermales, tels que Spa, deviennent des centres de rencontre et d’échange importants en Europe.
Lorsque l’Europe s’est constituée il y a soixante ans, elle a principalement réinvesti des lieux qui ne sont pas forcément des capitales historiques traditionnelles. Cependant, pour accueillir des princes, une ville doit avoir les moyens logistiques d’accueillir une cour royale. Un prince, lorsqu’il ne voyage pas incognito, est en effet accompagné d’une grande suite, ce qui représente un coût important en termes d’hébergement et d’approvisionnement en nourritures et fourrages.
Lorsque le roi de France visite Marseille en 1533 pour rencontrer le pape, plusieurs bourgeois de la ville doivent céder leur maison pour accueillir la cour royale et les courtisans, car le souverain pontife est accompagné de plusieurs princes italiens. On aurait pu penser que les résidences royales comme Versailles ou la Venaria Reale à Turin seraient les lieux privilégiés de résidence des voyageurs illustres. Toutefois, les princes préfèrent souvent séjourner dans les capitales où, paradoxalement, les auberges peuvent être plus confortables que les palais d’État. Et où ils jouissent des spectacles et sociabilités urbaines.
Le voyage et la rencontre incognito — c’est-à-dire qui n’est pas annoncée publiquement — sont des phénomènes qui deviennent de plus en plus fréquents à mesure qu’on avance dans la période. Comment l’expliquez-vous ?
Pendant longtemps, les princes ont voyagé avec l’objectif d’obtenir reconnaissance auprès de leurs pairs. Cependant, au XVIIIe siècle, peut-être en raison de l’émergence de l’opinion publique, ils ont commencé à voyager pour être reconnus par le public et pas seulement par leurs pairs. Voyager incognito leur permet d’accéder à des endroits normalement inaccessibles à la royauté, comme les salons, où la maîtresse de maison est reine, ou les théâtres où le public est roi. Pourtant, bien qu’ils soient incognito, leur présence est souvent connue du public, ce qui génère une forme de célébrité. L’opéra, par exemple, peut être rempli parce que tout le monde sait qu’un prince y assiste. Le voyage d’un prince incognito est souvent rapporté dans la presse, soulignant la notoriété de ces figures royales, même lorsqu’elles tentent de se déplacer discrètement. Ce désir d’être populaire montre que les princes cherchent à se connecter avec le public, pas en tant que figures institutionnelles, mais plutôt sur la base de leurs qualités et mérites personnels.
La popularité devient l’un des fondements de leur légitimité. Ils ne doivent pas être respectés uniquement parce qu’ils sont rois : leur statut de roi est d’autant plus légitime s’ils possèdent les qualités nécessaires. Je ne suis pas certain qu’aujourd’hui, lors de certains déplacements effectués par des chefs d’État, il n’y ait pas une volonté de démontrer un charisme propre, indépendamment des fonctions. Le voyage de Kennedy en France, par exemple, peut tout à fait être interprété comme une tentative d’affirmer et de redorer son image et celle de son pays dans un contexte d’anti-américanisme en Europe. Plus récemment, le voyage de Charles III et de la reine Camilla poursuit également cet objectif de popularité auprès des opinions publiques, par exemple sur la thématique de l’écologie — cela est d’autant plus vrai lorsque, le même jour, leur Premier ministre annonce un report de l’effort britannique dans la transition écologique. Je pense qu’on observe dès le XVIIIe siècle cette volonté de séduire l’opinion publique car la diplomatie et les affaires internationales ne sont pas uniquement une affaire de relations entre États, elles dépendent aussi de l’opinion.
Quels avantages présentent les rencontres incognito ?
Il est important de traiter et de comprendre l’économie de l’incognito. C’est une économie de moyens qui s’inscrit dans une stratégie d’épargne, de limitation des dépenses somptuaires mais aussi politique en étant plus proches du peuple. Les rois descendent de leur trône pour que le public les y replace aussitôt, reconnaissant leur valeur après les avoir vus de près. L’incognito évite les grandes fêtes et les entrées triomphales dans les villes, mais la population reste intriguée et curieuse. Le voyage du pape Pie VI à Vienne en 1782 pour rencontrer Joseph II est un exemple pertinent. Malgré leurs divergences politiques majeures, le pape choisit d’aller à Vienne alors que les pontifes ne quittent plus leurs États depuis le milieu du XVI siècle. Sa présence engendre un phénomène de popularité. Joseph II se sent embarrassé face à l’affection publique pour le pape, car il perçoit cela comme une remise en cause de sa politique religieuse. Le pape semble par sa venue jouer l’opinion contre lui.
Vous relevez également des rencontres éphémères, « de passage », qui sont surprenamment fréquentes. Elles contribuent à cette sociabilité qui va forger une République princière européenne. Comment ces rencontres de passage servent-elles de jalons dans cette construction ?
Dès le XVIIe siècle, nombreux sont les princes européens qui entreprennent le « Grand Tour », un voyage éducatif. Bien que certaines cours, comme celles de France et d’Espagne, n’adoptent pas cette pratique, d’autres la considèrent essentielle. Comme dans le Télémaque de Fénelon, le voyage est vu comme une occasion de lire le grand livre du monde.
Les voyages permettent d’acquérir des connaissances, d’apprendre mais aussi de se faire des connaissances en offrant l’opportunité de rencontrer diverses personnalités, qu’il s’agisse de princes, d’écrivains, de savants et d’artistes renommés . Ces expériences suscitent chez de nombreux souverains un goût pour les voyages. La plupart des souverains accèdent au trône après 30 ans, ce qui laisse aux souverains du temps pour voyager. Même après avoir accédé aux plus hautes dignités, certains continuent de circuler hors de leurs domaines, pour le plaisir de visiter et de plus en plus souvent de retrouver leur famille. Contrairement au XVIe siècle où les rencontres étaient souvent organisées à des fins militaires ou diplomatiques, on assiste à la fin de la période à des rencontres impromptues, qu’elles soient formelles ou informelles, même en incognito.
Ces rencontres contribuent à la création d’une société de souverains où les interactions sont davantage laissées au hasard. Cette familiarité est un moyen pour eux de renforcer leur confiance en eux-mêmes. Par exemple, Auguste « le Fort », l’électeur de Saxe, lors de sa visite à Versailles, a demandé une toile mémorisant l’entrevue car ce jeune électeur peut se prévaloir d’avoir très tôt observé un modèle de grand roi. Ces rencontres de passage peuvent également ouvrir des perspectives d’alliances matrimoniales. Au-delà des négociations diplomatiques, des affinités personnelles se créent en ces occasions. Cette sociabilité a un impact significatif sur le fonctionnement de l’Europe, étant donné l’influence et le pouvoir de ces souverains.
Y a-t-il des exemples de rencontres « de passage » qui, au-delà de la simple sociabilité, ont une portée politique ?
En 1690, l’électeur de Bavière croise le duc de Savoie a Venise et le persuade d’entrer dans la coaltion antifrançaise. La rencontre de passage peut donc s’avérer décisive.
Dans l’imaginaire diplomatique et juridique, le « mythe westphalien » a la peau dure. Au point qu’on oublie parfois que les rencontres entre souverains ont lieu dans une Europe d’Ancien Régime extrêmement stratifiée et perpétuellement conflictuelle. Observez-vous après 1648 une tension entre la société des princes et la société des diplomates ?
L’ordre westphalien égalitaire dans la société des princes se manifeste par des rencontres incognito, où ils abandonnent les affaires de préséance à leurs ambassadeurs. Cependant, l’incognito n’est jamais réel et l’identité des participants est claire.
Bien que cela ne soit pas aussi ostentatoire qu’une cérémonie officielle, les princes sont prudents pour ne pas offenser ou humilier leurs invités. Madame Campan mentionne que Louis XVI et Marie-Antoinette, lorsqu’ils recevaient des princes étrangers, étaient plus contraints et moins à l’aise qu’avec leurs courtisans malgré le statut incognito de ces princes. Louis XIII disait qu’il était toujours conscient des hiérarchies. Aujourd’hui, le protocole repose sur l’ancienneté dans la fonction — c’est pourquoi la reine d’Angleterre précédait tout le monde, tandis que le président des États-Unis pouvait passer après le prince de Monaco. Cependant, ce protocole peut être modéré par la manière dont il est appliqué. Par exemple, un président pourrait être placé au quatrième rang lors d’une cérémonie à Notre-Dame, mais bénéficier d’une visite d’État qui ne serait pas accordée à d’autres. L’accueil accordé à l’autre encore aujourd’hui demeure une considération très politique, qui ne relève ni du simple protocole, ni du caprice souverain mais d’un mélange entre règles protocolaires, précédents et circonstances. Ce qui est intéressant avec la persistance du « mythe westphalien », c’est que l’on recrée cette idée d’ordre égalitaire, même si on sait qu’il y a des puissances majeures et mineures.
Avez-vous toutefois pu prolonger votre recherche au-delà de l’époque moderne, au temps des empires — le congrès de Vienne ouvre-t-il une nouvelle ère dans laquelle, en quelque sorte, la synecdoque entre la société des princes et la société des diplomates s’amenuiserait ?
À Vienne, de nombreux princes, des rois et le tsar étaient présents. Pour organiser les préséances, ils ont utilisé l’ordre alphabétique, ce qui a favorisé l’Autriche. Toutefois, bien que Vienne ait établi un cérémonial diplomatique, le cérémonial des chefs d’État n’a jamais été défini. On a réussi à clarifier le statut des ambassadeurs et de la hiérarchie diplomatique, mais pas celui des chefs d’État entre eux.
À mon avis, l’élément de continuité réside dans le fait que le cérémonial a continué à être basé sur des précédents, bien qu’il ne s’agisse pas d’un code rigide. Si le pape a établi une liste de souverains préséants à Rome en 1506, les cours d’Europe n’ont jamais codifié un tel système. Le cérémonial est donc déterminé par la coutume et les précédents, mais le souverain hôte n’est pas contraint par eux : il peut à tout moment choisir de favoriser un prince, tout en évitant de froisser ceux qui ne sont pas présents.
Car le véritable enjeu des rencontres est de gérer l’estime et la reconnaissance de ceux qui sont invités sans pour autant nuire à ceux qui ne sont pas là mais pourraient venir. Au XIXe siècle, cette approche n’a pas changé. Elle est toujours influencée par les précédents, mais aussi tempérée par les circonstances politiques.
À cet égard, les maîtres des cérémonies, qui ont commencé à émerger dans les cours au XVIe siècle, jouent un rôle crucial.
Oui, ils fournissent des exemples de précédents pour guider les décisions, tout en essayant de ne pas offenser le visiteur et de le guider. On évite de solliciter des papiers, de fouiller les bagages, de soumettre à des droits de douanes le visiteur illustre. Je crois d’ailleurs que cette approche prévaut encore aujourd’hui. Les chefs d’État ont un certain statut et certains privilèges. Ils ne sont pas soumis aux mêmes contraintes que les citoyens ordinaires pour se déplacer, même en voyage privé.
Un contraste intéressant nous interpelle au terme de cette enquête : en dépit de l’existence d’une société cosmopolitique des princes, aucune gouvernance européenne ne se dégage — contrairement à une idée reçue véhiculée par l’imaginaire westphalien. C’est même une époque de montée des nationalismes…
Oui, et j’ajoute que cela pourrait expliquer pourquoi certains souverains ont choisi de voyager incognito. Joseph II a certainement voulu séduire par ses voyages incognito les opinions. Mais c’est à double tranchant. N’oublions pas que, si sa sœur Marie-Antoinette a été surnommée « l’Autrichienne », c’est probablement parce que la France n’avait pas vu autant de membres de la famille Habsbourg depuis 1540 dans ses murs. Elle a reçu de nombreux membres de sa famille, ce qui a peut-être renforcé cette « nationalisation » péjorative de ses origines alors que les visites des membres sa famille entendait construire une Europe des Habsbourg pacifiée — l’origine des princes et princesses n’est jamais loin.
Sources
- « L’Europe fait un système politique où tout est lié par les relations […] Ce n’est plus comme autrefois un amas confus de pièces isolées dont chacune se croyait peu intéressée au sort des autres […] L’attention continuelle des souverains à tout ce qui se passe […], les négociations perpétuelles font de l’Europe moderne une espèce de République dont les membres indépendants mais liés par l’intérêt commun se réunissent pour maintenir l’ordre et la liberté. C’est ce qui a donné naissance à cette fameuse idée de la balance politique. » in Emer de Vattel, Le Droit des gens. Livres 3 et 4, Rennes, Liberlog, 2019, p. 35.