Lorsqu’il arrive au 3e bureau (opérations) du Grand quartier général en 1917, le commandant et futur général Emile Laure est frappé de voir de grandes cartes à grande échelle sur les murs et tables et les officiers, normalement en charge de la conduite de grandes opérations, se féliciter de la prise d’un village, de quelques kilomètres carrés ou de bilans chiffrés comme s’il s’agissait de grandes victoires. Il constate alors la dérive à laquelle a conduit la guerre de positions, avec le besoin d’apprécier les tendances, si possible de proclamer des succès et toujours de calmer son angoisse de l’inconnu, mais sans avoir de noms de villes connues à annoncer comme conquises ou perdues.
Il en va ainsi logiquement, aussi, pour la guerre en Ukraine et dans le Grand quartier général médiatique où, pour analyser et décrire au quotidien une guerre qui bouge peu depuis qu’elle s’est transformée en guerre de position en avril 2022, on transforme des prises de village ou des avancées de quelques kilomètres en événements. Pour ceux qui se battent dans ces quelques hectares, les choses sont évidemment essentielles et même vitales, mais au niveau macroscopique, ces événements tactiques doivent être nécessairement agglomérés afin d’avoir une vision plus claire des choses. Encore faut-il avoir le temps d’exposer cette synthèse.
Obus sur canons égale contre-batterie
Ces précautions étant prises, parlons de la situation sur le front. L’offensive ukrainienne se poursuit avec ses trois axes de choc principaux et sa bataille arrière des feux, ainsi que la contre-offensive russe dans la province de Louhansk.
La bataille des feux est désormais la plus importante car elle conditionne largement le destin des manœuvres. Les uns et les autres poursuivent leurs frappes dans la profondeur et la zone d’artillerie. Sur le site de Ragnar Gudmundsson qui compile les données fournies par les sources officielles ukrainiennes — et donc à prendre avec précautions — on constate toujours une grande intensité des frappes ukrainiennes avec 580 strikes — on ne sait pas trop à quoi cela correspond — en juin et juillet, soit 1580 avec le mois de mai, c’est-à-dire autant de tirs que les sept mois précédents réunis. L’effet sur l’artillerie russe est indéniable avec, selon Oryx cette fois, 191 pièces russes comptabilisées détruites ou endommagées depuis le 8 mai, soit par comparaison 2,6 pièces par jour contre 1,8 pièce jusqu’au début du mois de mai 2023. Les batailles de contre-batteries sont par définition dans les deux sens et l’artillerie ukrainienne souffre aussi avec 69 pièces touchées depuis le 8 mai, et un passage de 0,7 à 1 pièce perdue par jour. Ces chiffres sont comme toujours en dessous de la réalité, et on peut sans doute les doubler pour s’en approcher. Ce qui est sûr, c’est que la bataille est féroce et tend peut-être même à s’intensifier avec dans les deux dernières semaines des pertes quotidiennes de 3 pièces par jour côté russe et 1,4 côté ukrainien. On notera l’écart qui se resserre entre les deux camps.
Coups de béliers au Sud
Mon sentiment était plutôt que le dispositif défensif arrière russe n’était pas encore assez affaibli pour espérer retenter des manœuvres de grande ampleur sur la ligne de front mais le commandement ukrainien — mieux informé que moi — en a jugé autrement. Peut-être s’agit-il d’un nouveau test de résistance ou de profiter des limogeages de généraux importants et surtout compétents dans le groupe d’armées russe attaqué.
Il a donc décidé de renouveler des attaques de brigades dans la zone Sud sur les mêmes points et par les mêmes brigades que les 6-8 juin. On note peut-être une plus grande concentration des efforts, avec du côté d’Orikhiv deux brigades seulement en premier échelon — 65e et 47e Mécanisées (BM) — et quatre en arrière, pour trois — 36e de Marine à l’ouest, 35e de Marine et 68e chasseurs au centre — et cinq en arrière dans le secteur de Velika Novosilki. Les secteurs d’attaque sont peut-être limités aux moyens de déminage disponibles ou peut-être s’agit-il simplement d’une manière générale de mieux accorder les moyens d’appui à ceux de la manœuvre. Ce qu’il faut retenir c’est une progression de la 47e BM relativement importante à l’est de Robotyne, au sud d’Orikhiv, ainsi que celle de la 35e BIM sud de Velika Novosilka avec la prise et le dépassement du village de Saromaiorske. On rappellera que les forces ukrainiennes agissent toujours dans les deux cas dans la zone de couverture russe et non la zone principale, la mieux défendue, et que les Russes y résistent également toujours tout en organisant des contre-attaques. Les autres secteurs de la zone — Piatkatky, Houliaïpole et Vuhledar — sont calmes ou font l’objet de combats minuscules.
Derrière les annonces — et on notera au passage combien les déclarations de la vice-ministre de la Défense Hanna Maliar brouillent et desservent la cause ukrainienne en se plaçant au même niveau d’exagération grossière que celles des officiels russes — il reste à voir si les Ukrainiens vont continuer à progresser à ce rythme. Les gains territoriaux sont très en dessous de la norme de 50 km2/jour qui indiquerait que les choses se passent bien, mais les opérations militaires ne sont pas linéaires mais fractales, du moins l’espère-t-on, quand on est justement en dessous de la norme. Ce n’est donc pas les villages de Saromaiorske ou de Robotyne qui sont importants, mais les tendances et ce qu’il faut espérer est que l’avance continue. L’hypothèse actuelle la plus probable, par projection de tendances, est celle de mois de combat avant de peut-être voir un drapeau planté sur une ville-victoire, et celle-ci a actuellement plus de chance d’être Tokmak ou Bilmak plutôt que Mélitopol ou Berdiansk. Les combats de la semaine peuvent modifier cette hypothèse s’il y a des petits succès répétés.
Alors que la ville-victoire se fait attendre dans le front sud, le troisième axe offensif ukrainien est autour de Bakhmout avec un effort particulier au sud de la ville et dans l’immédiat sur le village Klichkivka, une zone boisée et peu minée, plus accessible à la manœuvre qu’au sud mais où les combats sont difficiles et les pertes importantes des deux côtés. Pour l’instant, la résistance russe est forte et les avancées minuscules. La projection actuelle la plus favorable aux Ukrainiens est donc là encore et malgré la petitesse du champ de bataille celle de mois de combat avant le planté de drapeau sur Bakhmout.
Un tout petit Uranus au Nord
La contre-attaque de revers sur un front différent de celui où on est soi-même attaqué est un grand classique de l’art opérationnel. Le 15 juillet 1918, les Français résistent à l’offensive allemande sur la Marne, le 18 juillet ils contre-attaquent de flanc à Villers-Cotterêts. En novembre 1942, les Soviétiques sur le reculoir à Stalingrad contre-attaquent sur les flancs de la 6e armée allemande et enferment celle-ci dans la ville (opération Uranus). Un an plus tôt, les divisions sibériennes faisaient de même au nord et au sud de Moscou attaquée. C’est le même principe qui s’applique ici dans la zone de Louhansk avec une contre-offensive assez réussie vers Koupiansk, l’est de Svatove et le sud-est de Kreminna.
Tenter une contre-attaque de revers signifie d’abord que l’on ne s’estime pas en danger dans la zone dans laquelle on est attaqué, sinon les réserves sont plutôt engagées dans ce secteur. L’existence de cette contre-attaque est donc plutôt un indice de confiance côté russe. Maintenant, pour que cela réussisse vraiment, il faut un rapport de forces et de feux vraiment à l’avantage du contre-attaquant. Cela a été le cas dans les exemples cités plus haut, mais en grande partie parce que les Allemands s’étaient engagés à fond dans leur attaque principale, la Marne et Reims dans un cas, Stalingrad dans l’autre, et affaiblissant leur flanc ou en le confiant à des armées alliées peu solides. Cela n’est pas le cas en Ukraine. Les forces ukrainiennes ne sont pas enfoncées et fixées dans le front Sud et il reste par ailleurs suffisamment de brigades pour tenir tous les autres secteurs. Au bout du compte, il n’y a pas eu de renforcements russes massifs dans le secteur nord, par manque de moyens avant tout, et les déclarations ukrainiennes ont été très exagérées, comme pour excuser par avance un recul. On n’a pas entendu parler non plus de mise en retrait en recomplètement et en entraînement pendant des semaines de divisions russes. Les attaques russes sont donc toujours menées avec les mêmes capacités que celles qui n’ont pas permis de réussir durant l’offensive d’hiver. On ne voit donc pas très bien pourquoi cela réussirait mieux maintenant, à moins d’innovations d’organisation ou de méthodes cachées. Pour autant, les Russes attaquent beaucoup, avancent un peu et compensent finalement, si on raisonne en kilomètres carrés, les petites avances ukrainiennes au Sud. Cela n’a cependant pas d’impact stratégique puisque les Ukrainiens n’ont pas fondamentalement bougé leurs réserves du Sud au Nord et qu’ils poursuivent leur opération dans les provinces de Zaporijjia et Donetsk. On peut même se demander si les nouvelles attaques ukrainiennes au Sud ne sont pas aussi une manière de montrer que les attaques russes au Nord ne sont pas importantes.
Pour redonner des chiffres et en reprenant Oryx, ce qui frappe dans les pertes matérielles des deux opérations de manœuvre concurrentes, c’est leur ampleur. On comptabilise depuis 71 jours, 622 véhicules de combat majeurs (tanks, AFV, IFV, APC selon la terminologie Oryx) perdus soit une moyenne de 8 par jour. C’est en soi à peu près équivalent aux pertes quotidiennes moyennes avant l’offensive ukrainienne. Depuis deux semaines en revanche, le taux moyen est monté d’un coup à 11 par jour, sensiblement depuis la contre-attaque russe. Le taux moyen de pertes constatées des Ukrainiens en revanche a augmenté sensiblement dès le 8 mai, passant de 3,5 à 4,5 jours. Pire encore, il est passé à 6 par jour depuis deux semaines. Ces chiffres sont toujours difficiles à interpréter avec les difficultés de mesure, mais ils n’indiquent pas forcément, comme pour l’artillerie, une tendance favorable aux Ukrainiens. On est très loin des rapports de 1 à 4 du début de la guerre.
En résumé, on peut considérer les actions en cours sur le front comme un choc des impuissances ou, de manière plus élogieuse, un bras de fer indécis qui attend qu’un des protagonistes craque. C’est le moment du côté ukrainien de faire entrer sur le terrain les impact players, renforts, moyens nouveaux, opérations périphériques à Kherson, Belgorod, ou ailleurs pourvu que cela détourne l’attention et surtout les moyens russes. Il n’est pas exclu cependant que les Russes disposent aussi de quelques impact players.