« Je suis un pessimiste foncier » : une conversation avec Stéphane Audoin-Rouzeau
Que peut nous dire l’histoire de la violence de masse au XXe siècle — et notamment l’histoire de la Première Guerre mondiale — du conflit ukrainien ? Depuis février 2022, Stéphane Audoin-Rouzeau ne cesse de souligner combien l’Europe pâtissait d’avoir oublié le « risque » de la guerre, au point de discuter de ces questions avec Hervé Mazurel dans un livre. Dans un entretien fouillé, il revient sur son approche de la violence, ses méthodes et ses inquiétudes.
Vos premiers travaux vous ont conduit à aborder la Première Guerre mondiale — plus spécifiquement l’expérience des tranchées — du point de vue de l’histoire des mentalités. Comment cette question s’est-elle imposée à vous ?
La notion était très à la mode à l’époque où je faisais mes études, des années 1970 au début des années 1980. Et elle me paraissait très séduisante, et c’est d’emblée vers cette notion que je voulais orienter mes premières recherches : je n’en voyais pas les limites intrinsèques telles qu’elles ont pu être soulignées plus tard : cette dimension d’ « eau dormante » des « mentalités », au titre de « supplément d’âme » permettant de compléter l’histoire sociale, en quelque sorte… Aujourd’hui, ce n’est pas une notion que j’emploierais : je parle de « représentations », qui est une notion à la fois plus riche et plus exacte. Les groupes et les acteurs sociaux se représentent le monde qui les environne et ils se représentent eux-mêmes dans cet environnement : c’est cela qu’il s’agit de saisir… Et c’est en ce sens que je comprends l’« l’histoire culturelle », et non comme une histoire des créations culturelles et des faits de culture.
Justement, comment saisir ces représentations ? Comment choisir, hiérarchiser et critiquer les sources qui permettent de les décrire et de les comprendre ?
Hélas, s’il y avait une recette en un tel domaine, cela se saurait ! C’est à l’historien lui-même de choisir, hiérarchiser et critiquer les sources qui lui paraissent pertinentes pour répondre aux questions qu’il pose et qu’il se pose. Et c’est bien pourquoi tout travail historiographique ne fait toujours que tendre vers un discours de vérité sur le passé. Apparaîtront toujours des sources alternatives aux siennes ; et des manières nouvelles de décrire et comprendre les sources qu’il aura utilisées.
Y-a-t’il des sources que vous avez écartées au début de votre carrière que vous avez intégré par la suite ?
Absolument. Au début de ma carrière, de manière très classique, je faisais confiance aux sources écrites (archives publiques comme privées, peu importe…). Et puis, à la fin des années 1980, en travaillant à mettre sur pied l’Historial de la Grande Guerre de Péronne (qui ouvrira ses portes en 1992), j’ai découvert les objets. Tout en découvrant de ce fait que la Grande guerre avait été un monde empli d’objets. Auparavant je n’en avais aucune idée ! Et du même coup, je me suis rendu compte que les objets aussi pouvaient avoir valeur de source : de source bien moins « aisée » que les sources écrites (qui en apparence au moins sont explicites), mais emplie d’informations impossibles à trouver ailleurs. Une dague de tranchée par exemple, fabriquée par un soldat de 14-18 : que nous dit-elle de cette guerre souterraine, non industrielle, qui a cheminé à côté de la guerre des canons, des mitrailleuses, des gaz ? Que nous dit-elle de la manière dont les soldats eux-mêmes appréhendait le combat ? Oui, l’objet ouvre vers des questionnements nouveaux, à condition d’y être attentifs et de savoir entendre ce qu’ils ont à nous dire.
Face au défi que représente la compréhension de la violence, vous avez notamment travaillé à partir des outils et des méthodes de l’anthropologue. Comment en êtes-vous venus à cette approche ?
Je tiens à dire tout d’abord que je ne suis pas anthropologue, et que je n’ai jamais pratiqué les méthodes de l’anthropologie, n’ayant jamais effectué de terrain au sens strict du terme. Ceci étant dit, sur les questions de violence, de guerre, de cruauté – objets extrêmement complexes à analyser – je me suis assez vite rendu compte que l’histoire, en tant que discipline, ne permettait pas d’aller suffisamment loin. C’est donc la rencontre avec les objets de la Grande Guerre, lors de la mise sur pied de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, à la fin des années 1980 et le début des années 1990, qui m’a fait prendre conscience que l’histoire, cette discipline très robuste, certes (et c’est ce qui fait sa force), pouvait porter assez court. Mais rien dans ma formation historienne, très classique (l’école René Rémond de Nanterre, pour résumer, centrée surtout sur le politique et sur la France) ne me préparait à aller vers l’anthropologie. Ce sont donc les « matérialités » de la Grande Guerre, la découverte de la corporéité en temps de conflit aussi, face auquel, en tant qu’historien, je me sentais démuni, qui m’a conduit à des questionnements d’ordre anthropologique : les corps, les pratiques motrices, les objets, les champs de bataille pouvaient dès lors devenir des objets d’étude à part entière. En outre, la guerre et sa violence constituent sans doute des lieux de croisement parfait pour une hybridation des deux disciplines : car à travers la violence de guerre, on touche au « socle biologique de notre humanité », pour reprendre une expression de Françoise Héritier ; ou « on touche le roc », pour parler comme Marcel Mauss.
Plus généralement, de la Première Guerre mondiale au génocide des Tutsis au Rwanda, vous n’avez cessé d’explorer des situations de violence extrême. Comment comprenez-vous cet intérêt persistant ?
Le violence est constitutive de nos sociétés à « haut niveau de pacification » (pour reprendre un terme de Norbert Elias), ou que nous croyons telles. En tant qu’historien de notre contemporain, cela me paraît une évidence : il n’est qu’à considérer le « premier vingtième siècle » pour s’en convaincre. Je pense ici comme l’anthropologue Pierre Clastres, pour qui « se tromper sur la guerre, c’est se tromper sur la société. » À ceci près que ce dernier appliquait cette formule à des sociétés amazoniennes où l’être social était selon lui « un être-pour-la-guerre » ; alors que pour ma part, je la détourne pour l’appliquer à nos propres sociétés. Et justement, rien ne me paraît pire, pour un chercheur en sciences sociales, que de se tromper sur nos sociétés. En m’occupant donc de la guerre, je pense m’occuper de l’essentiel. Il n’est d’ailleurs que de considérer le conflit actuel en Ukraine pour se rendre compte que la guerre surdétermine toutes les activités sociales…
Avec la guerre, on trouve le génocide, qui a accompagné plusieurs conflits du XXe siècle : ne pas s’en occuper, c’est à mes yeux accepter ne pas s’occuper de la dimension la plus tragique de notre temps. On en a tout à fait le droit, bien sûr : mais en ce qui me concerne, s’élève alors une paroi de verre entre mon propre travail et celui des chercheurs qui s’occupent d’autres objets. Dès lors, nous n’avons sans doute pas grand-chose à nous dire…
Le génocide est-il un fait spécifique au XXe siècle ? Son émergence tient-il à une transformation des pratiques guerrières, ou de leur acceptabilité ?
Raymond Aron aurait peut-être dit qu’il s’agit là d’une question « indécidable ». D’autant plus indécidable que la définition du génocide établie en 1948 est, comme on le sait, très imparfaite. Pour ma part, en suivant le fondateur du concept lui-même, Raphael Lemkin, je crois raisonnable de penser que le génocide est un crime moderne, mené par des Etats modernes eux aussi. Mieux vaut donc réserver le terme à notre modernité politique et guerrière, qui a vu l’émergence de cette ingénierie sociale nouvelle qu’est le génocide : c’est à cela qu’a été si sensible Raphael Lemkin, qui toutefois a varié lui aussi dans la définition de son propre concept en élargissant continûment, jusqu’à sa mort, son champ d’application.
Certains de vos livres s’attachent à saisir les ressorts intimes de votre intérêt pour la guerre. Pensez-vous qu’un chercheur doit toujours éprouver un lien personnel à son objet ? Son explicitation est-elle une étape nécessaire ?
Il est rare qu’un chercheur n’ait pas un lien personnel avec les objets qu’il travaille, même s’il ne s’agit sans doute pas d’une obligation absolue, même s’il n’en a pas immédiatement conscience. Pour ma part, j’ai mis longtemps à expliciter le lien qui m’attachait à la Grande Guerre, via un grand-père que je n’ai pas connu, et via mon père qui n’avait pas compris la guerre de son propre père et la trace qu’elle avait laissée en lui. Je m’en suis « expliqué » dans Quelle histoire (Seuil, 2013). Il me semble que mieux vaut être aussi conscient que possible du lien qui vous rattache à vos objets de recherche, lorsqu’il existe, et se montrer capable, si nécessaire, de l’expliciter, oui. Le pire me semblerait d’être dupe, en quelque sorte, de l’intérêt que l’on porte à ses propres objets.
Certains historiens du nazisme — je pense notamment à Johann Chapoutot — ont expliqué avoir fini par être épuisés par leurs recherches. Avez-vous déjà ressenti un sentiment similaire ?
Épuisé, jamais. Je reste un passionné de mes objets d’étude, même si cette passion ne va pas sans révolte, sans indignation, sans colère même, comme c’est le cas actuellement face aux agissements de la Russie dans la guerre d’Ukraine. En revanche, je ne peux pas dire que mes recherches sur les violences de guerre n’ont pas fait retour vers moi de différentes manières. Je suis ainsi un pessimiste foncier. Ma confiance dans les acteurs sociaux est minimale : je crois savoir ce dont ils sont capables dès lors qu’une configuration donnée ouvre le champ des possibles. Il me paraît donc extrêmement important de faire en sorte que jamais un tel champ ne puisse s’ouvrir devant eux.
Justement, comment faire pour qu’un tel champ ne puisse s’ouvrir devant eux ?
Je vais sans doute beaucoup vous choquer. Je me considère comme un conservateur et, à ce titre, je crois aux vertus d’un solide encadrement des sociétés. Comme Raymond Aron, j’ai l’angoisse de la guerre civile et de tout ce qui peut tendre vers elle, et qu’il faut absolument empêcher. En temps de guerre, je crois à la nécessité de disposer de forces armées bien formées, disciplinées par des officiers conscients des pulsions susceptibles de saisir leurs hommes. Et je suis bien conscient que tout cela peut ne pas suffire pour contenir le potentiel de violence que peuvent recéler les acteurs sociaux.
Dans un article séminal, Philippe Ariès décrivait l’historiographie conservatrice comme une pensée privilégiant l’étude des permanences sur celle des mutations : le « potentiel de violence » dont vous parlez est-il un invariant anthropologique pour vous ? Ou, au contraire, se transforme-t-il en fonction de l’évolution des sociétés et des représentations qui les traversent ?
Il me paraît évident qu’en tant qu’êtres humains, nous sommes psychiquement équipés pour la violence (ce qui est fort paradoxal d’ailleurs compte tenu de la faiblesse extrême de nos corps par rapport à d’autres mammifères du monde animal). Mais nous ne sommes pas équipés que pour ça. Nous sommes aussi, contradictoirement, magnifiquement équipés pour la socialité… Bref, il ne faut surtout pas faire découler la violence d’une quelconque « nature humaine ». Si invariant il y a, il ne faut jamais oublier que les invariants varient, comme a pu le souligner l’anthropologue Alban Bensa : ce qui compte, pour moi, ce sont les configurations historiques, toujours différentes, qui permettent ou ne permettent pas à la violence de se déployer, qui modifient les seuils de tolérance à la violence, qui transforment aussi les pratiques de violence et leurs significations. Pour autant, je reste persuadé que l’expression de la violence est toujours possible et qu’il faut se garder d’avoir trop confiance dans son refoulement définitif.
Avec Christophe Prochasson, vous avez coécrit un livre sur la sortie de la Grande Guerre. Comment sort-on de la violence ? Les modalités de cette sortie sont-elles comparables pour les conflits interétatiques et pour les conflits civils ?
C’est une question de différence des temps. Le temps de guerre est toujours un temps autre, distinct du temps de paix, au sein duquel les acteurs sociaux agissent et se représentent leurs actions de manière très spécifique. A cet égard, le retour au temps de paix constitue aussi un retour dans le temps « ordinaire », et donc un retour aux normes qui prévalent dans ce temps-là. Ceci étant dit, c’est une des caractéristiques de la guerre qu’un certain nombre de ses acteurs ne peuvent jamais effectuer un tel retour, au moment de la « sortie de guerre ». C’est la thèse de la brutalisation de George Mosse : certains acteurs sont définitivement « rendus brutaux » par leur activité guerrière antérieure… Les totalitarismes du XXe siècle ont trouvé en eux une main d’œuvre disponible pour transférer la violence de guerre dans le champ politique et idéologique.
Pendant les années 2000, vous avez été l’un des acteurs de l’une des dernières grandes controverses historiographiques, celle du « consentement » à la guerre. Comment avez-vous vécu cette expérience ? Pensez-vous que le débat a profité à la compréhension du conflit ?
Ce débat s’est ouvert au cours des années 2000 et a duré moins d’une quinzaine d’années. Il a été largement déclenché par le livre publié avec Annette Becker : Retrouver la Grande Guerre, 14-18 (Seuil, 2000). Je ne crois pas que la compréhension du conflit y ait beaucoup gagné : la controverse, très idéologisée, s’est vite institutionnalisée. Et en fait, il n’y a eu que très peu de débat : chacun des deux courants a poursuivi sur son aire, sans réellement dialoguer avec l’autre. Ce qui n’est pas si étonnant : la discussion en sciences sociales n’est guère possible lorsque les désaccords sont complets et, en outre, envenimés : elle n’est féconde que lorsqu’il y a une base d’accord et une estime réciproque. Puis, il se trouve que Nicolas Offenstadt et moi-même avons fini par nous rendre compte de l’institutionnalisation de cette controverse, de sa réification en somme, et nous avons eu envie d’y mettre fin, à la surprise générale (parfois au mécontentement général…). Nous avons beaucoup dialogué alors, en public et en privé : ce tournant a été pris un peu avant le début du Centenaire de la Grande Guerre.
Actuellement, en Ukraine, il me semble que nous avons sous les yeux une société entièrement consentante à la guerre de défense qui lui a été imposée par la Russie : la situation n’est pas très différente de celle des sociétés d’Europe occidentale à l’été 1914 et au cours de l’année 1915. Elle permet de mieux comprendre ce qui s’est joué, en Europe, il y a un siècle : l’événement guerrier actuel crée une sorte de rétro-confirmation du consentement des sociétés belligérantes lors des débuts de la Grande Guerre.
Par l’ampleur qu’il a prise depuis un an, le conflit ukrainien fait de la guerre une question constante pour les Européens. En tant qu’historien, comment comprenez-vous votre place dans le débat public ? Certaines analogies vous paraissent-elles particulièrement pertinentes ?
Tout discours de sciences sociales constitue une prise de parole dans la Cité : dès lors, je n’ai pas de réticence à intervenir dans le débat public : je l’ai fait pour le Rwanda, je le fais pour l’Ukraine, à condition de toujours être en mesure de rester sur un pupitre d’historien et de chercheur. Si les sciences sociales n’acceptent pas d’éclairer le débat public, qui le fera ? Je pense même qu’elles devraient le faire bien davantage, notre société ne s’en porterait que mieux. Ou moins mal.
Alors oui, même s’il ne faut pas négliger tous les éléments neufs, certaines analogies entre Grande Guerre et guerre d’Ukraine sont frappantes : une guerre de positions, l’artillerie comme arme de domination du champ de bataille, une organisation sociale entre un « avant » et un « arrière » hautement mobilisé, etc. Jamais je n’aurais cru avoir un jour sous les yeux, en Europe, un remake aussi net de la guerre advenue il y a plus d’un siècle…
Comment expliquez-vous cette importance de l’artillerie dans le conflit en cours ?
Je ne suis pas un expert de ce conflit (l’information est pour l’instant trop insuffisante pour cela…), mais tout indique que l’absence de maîtrise de l’espace aérien par les belligérants, et l’absence de batailles de chars ont permis une sorte de régression stratégique et tactique qui a redonné à l’artillerie (et surtout à la quantité de canons et de munitions, plutôt qu’à la qualité) un rôle central.
Cette analogie avec la Première Guerre mondiale vous paraît-elle annoncer un conflit long ?
C’est évidemment à craindre. Le propre d’une guerre de position, qui est au fond une guerre de siège réciproque, c’est de donner la supériorité à la défensive sur l’offensive. A quoi s’ajoute le rôle des villes, où la défensive est plus efficace encore, et ou le rapport du nombre d’attaquants par rapport à celui des défenseurs peut se rapprocher de dix à un pour pouvoir l’emporter. Dès lors, sauf à supposer l’effondrement brutal d’une grande partie du front d’un côté ou de l’autre (qui n’est pas à exclure), c’est plutôt une guerre d’usure qui est alors à prévoir…
En l’espèce, l’agresseur est aussi une puissance nucléaire. Comment analysez-vous la rhétorique russe qui se déploie depuis treize mois autour de l’arme atomique depuis treize mois ?
Il est très difficile de vous répondre, car l’éventualité d’une levée du tabou nucléaire installé depuis 1945 est inimaginable. Mais raison de plus pour l’imaginer. Au début du conflit, le général Desportes, auteur militaire reconnu et ancien chef de l’Ecole de Guerre, a déclaré : « La porte du feu nucléaire est ouverte ». On ne saurait mieux dire. Nous ne sommes pas ici dans la rhétorique (le mot lui-même n’est-il pas une forme de réassurance face au péril, en nous permettant de rabattre les déclarations russes du côté d’un discours non performatif ?). Le général Desportes pointait avec raison vers l’un des développements possibles du conflit : sauf à persister dans le déni, je ne vois pas pourquoi on écarterait d’emblée l’hypothèse d’une telle catastrophe.
La guerre et les violences de masse n’ont jamais disparu du paysage géopolitique global. Comment expliquez-vous la sidération qui s’empare des Européens ? Avions-nous vraiment évacué la guerre de notre imaginaire du présent ?
Il semble qu’à la faveur de la construction européenne et aussi de la démilitarisation de nos sociétés à partir de la fin des années 1990, nous ayons cru sincèrement à la disparition de la guerre comme moyen de régler les différends entre Etats, sur le modèle espéré, déjà, par tant de libéraux européens du XIXe siècle lors de leurs grands « congrès de la paix ». En d’autres termes, nous avons cru à cette forme de parousie de la paix définitive (la paix définitive pour nous, pas pour les autres, naturellement…). Il reste toutefois difficile de dire comment un tel aveuglement, une telle inconscience ont été possibles : il me semble que l’on peut parler ici de déni. Ce même déni qui a fait croire à tant de gens (et d’« experts » — on a honte pour eux quand on y songe !) que la Russie n’attaquerait pas. Pour ma part, je trouve une telle attitude absolument sans excuses ; l’argument selon lequel une attaque russe serait irrationnelle était absurde : il avait d’ailleurs été employé, déjà, par certains penseurs pacifistes avant 1914. Or, la rationalité politico-militaire de la guerre existe bien, elle est simplement d’un tout autre ordre que la rationalité de temps de paix. Les Ukrainiens ont fait largement les frais de notre déni persistant ; ils l’ont payé — et continuent de le payer — avec leur sang.
Pensez-vous que cette guerre marque la fin du « déni européen » ?
Personnellement, je l’espère, mais je n’en suis pas sûr. Le propre d’un déni, c’est de pouvoir résister à l’épreuve du réel. Notre obsession des négociations futures, avec l’idée qu’un jour, il faudra bien se mettre à la table des négociations, est caractéristique à cet égard. Or, combien de conflits contemporains se sont-ils terminés par une négociation ? Très peu. Derrière cette idée, il y a l’espoir que la Russie, en particulier, reviendrait à la « raison ». N’est-ce pas, là encore, une des ruses de notre déni collectif ?