Pouvez-vous nous rappeler ce que furent les tirailleurs auxquels est consacré le film de Mathieu de Vadepied, dans lequel vous êtes intervenu en tant que conseiller militaire et historique ?
Ceux qu’on appelait les « tirailleurs sénégalais » doivent être distingués d’autres corps de tirailleurs, comme les tirailleurs algériens ou marocains. C’est un corps qui a été recruté en Afrique occidentale à partir de 1857, mais qui a connu une grande extension avec la création de l’armée coloniale en 1900. Il était normalement destiné à garder l’empire. Il a finalement été engagé pour la conquête du Maroc, puis pendant la Première Guerre mondiale, en France en particulier. Par la suite, ce corps va connaître une grande extension jusqu’à sa dissolution en 1959. On a donc environ un siècle d’histoire des tirailleurs sénégalais, des soldats recrutés dans les colonies françaises d’Afrique subsaharienne pour combattre sous le drapeau français.
Le film de Mathieu Vadepied se déroule durant la Première Guerre mondiale. En quoi l’expérience des tirailleurs sénégalais engagés dans celle-ci est-elle différente de celle des autres soldats français ?
Il faut d’abord rappeler qu’au départ, il n’était pas forcément évident d’engager ces personnes en France. Ce n’était pas prévu. Ils l’ont été malgré tout, assez rapidement, parce que l’armée française avait besoin d’hommes. Mais aussi parce qu’il y avait tout un mythe forgé par des auteurs comme Charles Mangin, qui publie en 1910 La Force noire et propage l’idée que les Africains seraient des guerriers « naturels ». Nombreux sont ceux, à l’époque, qui pensent en effet que les Africains sont plus forts, plus solides, plus durs que les Français, parce qu’ils étaient encore au contact de la nature là où les Français auraient été affadis par les douceurs de la vie urbaine. À partir de 1916, on va donc progressivement introduire de plus en plus de ces bataillons de tirailleurs sénégalais au sein de l’armée coloniale, et ce d’autant plus qu’on est persuadés qu’il s’agit de « bons guerriers ».
Pourtant, tous n’ont pas la carrure physique d’Omar Sy. Au bout du compte, ils souffrent beaucoup plus que la moyenne ; d’abord d’un choc culturel. Il faut se souvenir que ces « Sénégalais » ne se comprennent pas tous entre eux. En réalité, ils viennent d’un peu partout en Afrique et n’ont pas tous la même langue ni la même culture. Arrivant en France, ils subissent un choc culturel dont on a du mal à imaginer l’ampleur aujourd’hui, à l’époque de la mondialisation. Il faut imaginer des gens qui arrivent « de la brousse » et qui, d’un seul coup, sont propulsés dans les tranchées du nord-est de la France. Il s’agit d’un choc terrible. Il faut aussi compter avec un choc climatique. Beaucoup de ces soldats africains souffrent énormément des affres du climat, des maladies, sans compter le traitement qui leur est infligé assez rapidement en les retirant du front au moment de l’hiver, les conditions étant trop dures pour eux. C’est une situation assez terrible, comme s’ils arrivaient sur une autre planète.
Mais pour le reste, ils sont employés sensiblement de la même façon que les autres unités d’infanterie françaises. Il faut donc tuer la légende selon laquelle ils auraient été utilisés comme chair à canon, comme forces d’assaut spécifiques. En réalité, ce n’était pas le cas : les pertes de tirailleurs sénégalais sont, en proportion, sensiblement les mêmes que celles des autres régiments français. En revanche, il y a chez eux davantage de pertes par des causes qui ne sont pas liées au combat.
Il faut préciser d’ailleurs que sur le front, ils sont mélangés avec des soldats blancs — il y a donc des unités mixtes. Mon grand-père lui-même faisait partie de cette armée coloniale. Il a fait la Première Guerre mondiale avec des tirailleurs sénégalais. J’insiste parce que c’est une particularité qui nous distingue du reste du monde. Notre cas est très différent de celui des unités américaines qui arrivent en France en 1917 et où règne une véritable ségrégation : on n’y mélange pas du tout les soldats noirs et blancs. Les soldats afro-américains engagés auprès de l’armée française s’y sentaient donc globalement mieux traités que chez eux. Il y a une photographie assez célèbre où l’on voit tous ces combattants noirs américains en France, décorés de la médaille militaire et qui, par ailleurs, vont connaître assez souvent un destin funeste en rentrant aux États-Unis. Une autre photographie célèbre montre aussi d’anciens combattants afro-américains de la Première Guerre mondiale pendus aux États-Unis.
Avez-vous été surpris lorsqu’on vous a contacté pour être conseiller historique sur le film ? Avez-vous hésité à dire oui ?
Quand Mathieu Vadepied m’a contacté, c’était pour en apprendre plus sur la psychologie du combattant. Il se trouve que j’ai écrit un livre sur ce sujet, Sous le feu. La mort comme hypothèse de travail, dans lequel je décris tout cela ; je suis également historien de la Première Guerre mondiale, ayant travaillé sur l’expérience des soldats français. C’était donc une raison pour collaborer avec lui. Ce que j’ai fait avec grand plaisir et immédiatement, car c’est une expérience enrichissante.
Quel est le rôle d’un conseiller historique sur un film ? Quel est son pouvoir et sa marge de manœuvre ?
Cela passe par plusieurs étapes. La première, c’est la rédaction du scénario. Mon travail, c’était de rendre ce scénario vraisemblable. J’étais conseiller historique et militaire. Donc il y a à la fois tout ce qui concerne la vie militaire, le rapport entre tous les individus dans ce film, entre tous les officiers et sous-officiers, les tirailleurs. Il fallait faire quelque chose de vraisemblable militairement et historiquement. Je n’ai pas contribué à la rédaction du scénario en tant que tel, mais j’étais plutôt dans une mission consistant à le passer au crible en disant, le cas échéant : « là ce n’est pas possible, ici c’est possible. » La deuxième étape, c’est la préparation du tournage.
Ce sont ici des éléments très concrets : quelles sont les tenues militaires, comment les soldats sont équipés, comment un assaut est censé se dérouler… J’ai donc collaboré avec différentes équipes de costumiers, de décorateurs pour, encore une fois, essayer de faire en sorte que les choses soient aussi fidèles que possible sur le plan historique. Ce n’était pas toujours réussi, d’autant qu’on se heurte à des problèmes très concrets et matériels. Par exemple, quand je dis que les tirailleurs ont des casques avec des ancres marines dessus, on me répond qu’il n’y en a pas de disponibles, et qu’il faudra faire sans. Il faut donc faire autrement pour beaucoup de détails de ce genre. Et ce d’autant plus que la préparation a été brève. Entre l’obtention des financements, le Covid et les disponibilités de l’acteur principal Omar Sy, il n’y a que peu de temps. Cela explique parfois des petits ratés du point de vue historique qui sont de ma faute parce que je n’ai pas été assez précis ou pas assez convaincant. Mais globalement, et c’est le plus important, l’intrigue reste historiquement vraisemblable.
Ce travail vous a-t-il paru complémentaire de celui de consultant pour les médias sur les questions militaires que vous effectuez depuis plusieurs années maintenant ? De manière générale, comment définissez-vous aujourd’hui votre rôle, en tant que personnage public, au cœur du lien armée-nation ?
Je me fais une règle de répondre à toutes les sollicitations. Ce peut être des sollicitations médiatiques mais aussi politiques, par exemple de la part d’élus qui demandent à me rencontrer. Je le fais car je considère que c’est mon devoir de citoyen. Je pars du constat que j’ai une expertise dans un domaine particulier et que si on me pose des questions sur celui-ci, j’ai le devoir d’y répondre. Ici, c’était une expérience un peu originale mais je n’ai pas hésité une seconde. Pour moi, cela relève sensiblement de la même chose. Accessoirement, je souffre beaucoup quand je vois un film qui montre des militaires français qui font n’importe quoi, qui n’est absolument pas réaliste. Je me dis donc que si je peux aider à éviter cela, je dois le faire.
Avez-vous échangé avec d’anciens tirailleurs pour préparer ce film ? Quelles ont été leurs réactions ?
En fait, j’ai rencontré pour la première fois de vrais tirailleurs sénégalais après le film. Leurs retours étaient positifs. C’est aussi cela, l’intérêt du film : faire parler de ces gens-là et les faire parler ; leur rendre tout simplement hommage. Ces tirailleurs ont été un peu effacés de l’histoire, parce qu’ils n’ont pas beaucoup écrit. La Première Guerre mondiale a donné naissance à une abondante littérature. C’est la première fois que des millions d’hommes alphabétisés sont engagés au combat. À l’issue de cette expérience extraordinaire, beaucoup ressentent un besoin d’écrire. On assiste donc à l’émergence de toute une littérature de guerre assez remarquable, mais de laquelle les tirailleurs, rarement alphabétisés, sont absents. C’est un facteur d’effacement.
Qui plus est, ce sont des gens pris dans un entre-deux, entre la France et leur pays d’origine. Au moment des indépendances, ils sont un peu sortis de l’histoire de France sans pour autant être complètement intégrés à celle de ces nouvelles nations qui voulaient couper le lien colonial. Le film était donc l’occasion de rappeler leur histoire et de leur rendre hommage. C’est là son point d’origine. Ce fut notamment la volonté d’Omar Sy, qui en est également le producteur, et qui me disait qu’il ne connaissait pas lui-même cette histoire, trop absente des manuels et du débat public. La puissance d’évocation et de projection du cinéma est beaucoup plus importante que celle de n’importe quel livre universitaire. Évidemment, le fond ne sera pas forcément le même, mais cela aura plus d’impact et donnera peut-être envie aux spectateurs d’aller voir plus loin, de creuser le sujet.
Pour revenir sur le lien armée-nation, comment ce genre de films est-il perçu par l’institution militaire ?
Je n’ai quasiment plus aucun contact avec l’institution, à part des liens personnels. Il y a en tout cas une grande difficulté de l’institution militaire à se vendre, à mettre en avant ses combattants, ses héros. J’ai toujours été frappé par un film comme La Chute du faucon noir de Ridley Scott, qui retrace le parcours d’un combattant américain à Mogadiscio. Au départ, c’est un best-seller grand public d’un journaliste et cela fait un film très connu. Ce qui me gêne, c’est que les Français ont combattu exactement au même endroit quelques mois plus tôt et que jamais personne en France n’en a entendu parler. Pour avoir vécu quelques opérations, il y a un sentiment de frustration à l’égard d’une institution qui parle mal d’elle-même et d’un monde extérieur qui n’a pas forcément envie non plus de parler de la chose militaire. Et quand l’institution le fait, elle propose des choses parfois un peu caricaturales. J’essaye donc à mon niveau de contribuer à tisser ce lien entre le monde militaire et le reste de la société.
L’expérience des tirailleurs sénégalais s’est arrêtée à la fin des années 1950. A-t-elle laissé un héritage dans les armées françaises ?
Les tirailleurs sénégalais sont reconnus ; toutes les troupes des anciennes colonies dans l’armée française le sont. J’ai moi-même commencé ma carrière comme sous-officier dans un régiment de tirailleurs algériens. Je fais partie des troupes de marine qui, jusqu’en 1959, étaient l’armée coloniale. Je porte toujours sur moi une ancre marine, la même que celle portée par les tirailleurs sénégalais dans le film. C’est pour moi la même histoire et je me reconnais parfaitement en eux, en qui je vois des frères d’armes, avant de voir des Africains ou des Français.
Paradoxalement, les tirailleurs sénégalais que j’ai pu rencontrer sont reconnus par l’institution militaire : ils ont des « placards de médailles » qui me font pâlir de jalousie. Mais d’un autre côté, la France est aussi capable d’incroyables mesquineries à leur égard. C’est toujours assez étonnant d’avoir ce mélange de grandeur et de petitesse. Et puis il s’agit de mesquineries des plus stupides. Par exemple, comment se fait-il qu’en 1959, lorsqu’on met fin aux colonies et donc aux régiments de tirailleurs sénégalais, les anciens combattants aient droit à des pensions différentes de celles de ces régiments ? Il y a donc quelqu’un à Paris qui s’est dit, de manière arbitraire, que les Français auraient un tel montant de pension, alors que les Africains en auraient un autre. Français ou Africains, les soldats étaient des frères d’armes et d’âme : ils ont couru les mêmes risques, ont servi la France de la même façon. Pourquoi la France ne les a-t-elle pas traités en retour de manière identique ? Il y a ici une injustice. Depuis quelques jours, cela a changé et c’est peut-être une des conséquences bénéfiques du film.
Beaucoup d’institutions, que ce soient des États, des entreprises ou des collectivités locales, se tournent, s’interrogent voire s’inquiètent de leur passé colonial. Vue de l’extérieur, l’armée française donne l’impression de ne pas se poser ces questions. Quel rapport entretient-elle avec son passé colonial ?
C’est assez complexe. Dans le jargon militaire, un membre de la Marine, on appelle encore cela un « colonial ». C’est un terme qui s’y emploie encore, et l’on s’y raconte en permanence notre histoire coloniale, une histoire militaire certainement un peu fantasmée et enjolivée. C’est effacer à coup sûr les aspects les plus sombres, mais, au sein de l’armée, l’on ne s’en repent guère ni n’en a honte. D’autant que le lien n’est pas forcément rompu. Les troupes de marine et la Légion étrangère n’ont pas cessé d’intervenir en Afrique depuis les indépendances. L’armée française reste une des principales puissances militaires actives en Afrique, région qui est donc pleinement restée dans notre univers mental.
Certains diront qu’il y a dans cette présence une forme de continuation de la colonisation après la décolonisation qui n’en aurait donc pas vraiment été une…
On y fait souvent référence, d’autant plus que la France est souvent engagée dans des combats qui ressemblent un peu dans leur forme aux guerres coloniales. Quand je suis devenu officier des troupes de marine, on m’a dit que mon travail, c’était de faire aimer la France et que la meilleure méthode, héritée de l’époque coloniale, c’était de comprendre les populations au contact desquelles on m’envoyait.. Mon travail, me disait-on, c’était d’être en empathie avec le milieu étranger dans lequel je serai engagé, donc de le comprendre.
Notre mission n’était pas forcément de « flinguer des mecs en face », mais aussi de rencontrer des gens, de simplement discuter avec eux, voire vivre au milieu d’eux. Lorsque j’étais au Rwanda, je vivais dans un village rwandais au milieu des gens. Là où j’étais au plus proche des gens, c’est paradoxalement en Europe, dans la ville assiégée de Sarajevo. Quand j’y suis arrivé avec mon unité, on nous a dit que nous allions devoir faire cela à notre manière, « la manière coloniale ». On m’a donc dit : « voici le secteur de la ville dont tu es responsable. Quand tu pars dans six mois, tous les gens doivent pleurer de tristesse en te voyant partir, parce que tu seras devenu indispensable à leur vie. » J’ai ainsi passé des mois à être au milieu des gens, à rigoler avec eux, alors qu’on était dans l’endroit le plus dangereux du monde pour qui vivait dans les années 1990. J’ai organisé un spectacle de marionnettes, distribué notre nourriture et notre eau, j’ai contribué à la construction d’un gazoduc pour les habitants du secteur…
Ces dernières années, on entend de plus en plus dire que la France serait en train d’être chassée d’Afrique à la fois par les Africains eux-mêmes, mais aussi par les Russes. Ce recul de la présence française en Afrique vous paraît-il réel ? S’agit-il simplement d’un simple repli ? Est-ce que c’est une bonne chose ?
Les interventions postcoloniales sont toujours compliquées pour de multiples raisons. C’est l’objet de mon dernier ouvrage, Le Temps des guépards, qui porte sur l’histoire de nos interventions en Afrique après les indépendances. Elles sont complexes parce que nous sommes présents, et aussi parce que nous sommes militairement forts.
Nous sommes de fait plus forts que toutes les forces sur place, mais nous sommes soumis à une sorte de malédiction qui veut que si nous n’intervenons pas alors que nous sommes à côté, nous serons accusés d’une coupable passivité. L’ennui étant que, si nous intervenons rapidement, nous serons aussi accusés, mais cette fois d’entrisme, d’ingérence, voire de néocolonialisme. On peut même être parfois accusé des deux en même temps. C’est arrivé en Centrafrique. En 2016, la France décide de quitter le territoire centrafricain en mettant fin à l’opération Sangaris ; elle est alors accusée d’abandon alors que le jour d’avant, on lui reprochait d’être trop présente.
Ce genre de situations très complexes s’explique aussi parce que les sociétés elles-mêmes sont très polarisées…
Bien sûr. Nous sommes passés par une première phase où, jusqu’en 1978, la France intervient directement sur place, vient en aide à un État local en difficulté et qui l’appelle à l’aide parce qu’il n’est pas capable de résoudre le problème lui-même, souvent pour des raisons d’ordre structurel. Cette phase d’intervention directe se termine en 1978. La France est alors engagée au Tchad et décide de se mettre en retrait, dans une posture de deuxième échelon dans laquelle elle laisse faire les gens sur place en les soutenant. J’étais engagé dans ce cadre-là au Rwanda en 1992. Nous étions alors en appui de l’armée rwandaise. En réalité, cette méthode ne marche pas très bien ou, plus exactement, elle est bien moins efficace militairement. Cela dépend de la valeur de l’armée locale que l’on appuie, et cette valeur militaire elle-même dépend souvent de la solidité de son État. Quand on appuie des États corrompus et faibles, généralement, cela ne donne pas grand-chose. À tout le moins est-on un peu plus en retrait, donc moins visibles — mais aussi moins efficaces.
Il y a ensuite toute une phase d’interposition, comme l’opération Turquoise au Rwanda, où l’on va s’interposer entre les combattants. On s’aperçoit vite que c’est un piège, que la situation est très compliquée. Ensuite, en 2013, nous sommes revenus au Mali avec l’opération Serval. Le Mali nous appelle pour vaincre les djihadistes, une opération qui fonctionne militairement, bien qu’il ne faille jamais rester au cœur des problèmes trop longtemps, au risque de devenir associé au problème. Pour faire une comparaison médicale, la greffe finit toujours par rejeter le corps français. C’est l’erreur que nous avons faite au Sahel : nous n’aurions jamais dû rester après l’opération Serval. Il fallait se retirer et attendre qu’on nous appelle de nouveau au secours.
Pourquoi être restés ?
Nous avons d’abord été pris par une sorte d’hybris de toute-puissance. Nous avons fait une opération militaire réussie et nous avons pensé qu’à partir de là, nous pourrions faire bien d’autres choses. Donc nous avons continué, d’autant que la menace était réduite. Dans le même temps, nous nous sommes engagés en Centrafrique, en Irak, et avons déployé Sentinelle en France, tout en réduisant, jusqu’à 2015 du moins, les moyens des armées. Il y a une cohérence globale de cette stratégie dispersée. Elle tient au fait qu’il est facile en France d’engager la force militaire. C’est très simple pour l’exécutif : il décide et le lendemain, les militaires sont déployés sur le terrain. On a cru, avec Barkhane, être en mesure de maintenir la pression sur les groupes djihadistes en attendant de reformer une armée locale, des institutions locales qui prendraient ensuite le relais. C’était un leurre dès le départ. Les problèmes structurels sont tellement profonds, particulièrement au Mali, que l’effort était vain. La Mauritanie, quant à elle, a réussi à se sortir de cette menace djihadiste. C’est là la preuve qu’une telle prise de relais demeure possible.
D’autres acteurs, comme le groupe Wagner, profitent aujourd’hui des difficultés rencontrées par la France sur le théâtre africain pour y avancer leurs pions.
Le côté paradoxal de l’affaire, c’est que les États africains qui font appel à Wagner accusent les Français de piller leurs ressources naturelles, ce qui est évidemment absurde, tout en payant les Russes nouvellement arrivés en concessions minières. Les Russes savent jouer habilement de ce ressentiment à l’égard de l’ancienne puissance coloniale, d’une manière parfois tout à fait basique : il suffit de payer des journalistes ou des leaders d’opinion pour dire du mal des Français.
La guerre d’Ukraine a contraint l’armée française, comme toutes les armées occidentales, à se réorienter vers le front européen. Les soldats français qui sont habitués aux théâtres africains ou moyen-orientaux sont-ils capables de s’adapter rapidement à ce nouveau théâtre ?
On est là en présence d’un autre type de conflit, la confrontation. La confrontation signifie qu’on est en situation d’opposition face à un autre État où l’on va tout faire pour faire pression sur lui, sans mener toutefois de combats ouverts de grande échelle à son encontre.
On parle de confrontation en référence à celle de Bornéo entre le Royaume-Uni et l’Indonésie, qui est restée une situation secrète et n’a jamais débouché sur une guerre ouverte entre les deux pays. La chose est déjà arrivée dans notre histoire également. À petite échelle, en 1963, nous sommes en confrontation avec le Brésil sur des zones de pêche de langoustes. Et c’est finalement en engageant la marine nationale que nous arrivons à débloquer la situation, faire peur aux Brésiliens et les faire céder. Cet épisode est connu comme la « guerre de la langouste ».
Dans les années 1980, la France se retrouve en confrontation avec l’Iran. Nous faisons pression sur le régime et il nous surclasse complètement : prise d’otages au Liban, assassinats, attaques contre le contingent français à Beyrouth, attentat à Paris… la France reste alors un peu impuissante face à ces actions clandestines. Finalement, nous finissons par céder à l’Iran sur tout ce qu’il demande, perdant donc cette confrontation contre Téhéran. Nous en menons ensuite une autre contre la Libye de Kadhafi, qui nous réussit un peu mieux. Pour réussir cette confrontation, le Tchad fait appel à nous pour faire face à la menace libyenne. La France déploie son armée très rapidement, met en place une ligne rouge et emploie une force aérienne. Nous disons aux Libyens que s’ils franchissent la ligne rouge, il y aura des combats et que nous leur ferons la guerre. En même temps, la France appuie l’armée tchadienne pour reconquérir le Nord et faire face à l’armée libyenne.
Ce cadre théorique vous semble-t-il opératoire pour décrire la situation actuelle ?
Il fonctionne, mais il se trouve qu’on a un peu oublié ces situations parce que ce genre de confrontations rappelait beaucoup la guerre froide. Or là, nous nous retrouvons dans un contexte similaire. Depuis le milieu des années 2010, c’est le retour du jeu de la puissance nucléaire. La grammaire utilisée par la Russie est tout à fait classique, nous avons là des relations très proches de ce qui se passait pendant la guerre froide. Il n’y a donc aucune nouveauté en la matière. Nous avons simplement un peu oublié cet aspect des choses depuis un certain temps.
La France se retrouve donc en confrontation avec la Russie. Celle-ci prend plusieurs formes : sanctions, cyberattaques… Il faut aussi compter avec des aspects militaires qui consistent à faire des démonstrations de force, éventuellement à menacer d’utiliser le nucléaire, à faire peur, en somme. On aurait pu imaginer, comme nous l’avons fait au Tchad, de déployer des soldats français à Kiev pour faire acte de présence et attendre la réaction russe. Nous aussi, nous sommes une puissance nucléaire. Nous n’avons pas osé le faire. Nous n’avions pas forcément les moyens d’agir aussi vite. Nous l’avons donc fait de manière plus indirecte, en se déployant dans les pays baltes après 2014 et en Roumanie depuis 2022, avec la même idée, la même posture. Ce n’est pas un bataillon français qui va arrêter quoi que ce soit. Le raisonnement est donc plutôt : si vous pénétrez en Roumanie, vous serez obligés de tuer des soldats français.
Cela est-il suffisant ?
Il y a, en tout cas, quelque chose que nous avons complètement raté : c’est la capacité à aider un autre pays.
Personne ne s’est dit que peut-être, un jour, nous aurions besoin d’aider matériellement et massivement un autre pays. Nous n’avons aucune réserve. Or le stock, c’est la survie. Et pour faire face à l’inattendu, à une grande surprise, il faut être capable de remonter en puissance rapidement.
Quand je mettais en place un dispositif militaire sur le terrain, je mettais toujours une unité derrière en réserve, au cas où je me ferais attaquer. Cet élément de réserve, c’est, en termes comptables, un actif non utilisé — or quand on veut faire des économies, la première chose qu’on supprime, c’est la réserve.
Le problème, c’est qu’en supprimant cette réserve, nous devenons vulnérables. Si une surprise nous arrive, nous ne pouvons rien faire de plus parce que nous n’avons rien derrière. Ce sont ceux qui ont conservé quelques réserves, comme les États-Unis, qui prennent donc inévitablement le leadership.
Ce n’était pas faute d’alerter depuis des années. Je parlais tout à l’heure d’inertie : il faut souvent le choc des événements pour débloquer les situations. Les choses ont changé dans notre politique de défense en 2015, après les attentats qui n’étaient pourtant pas une surprise : tous les spécialistes disaient qu’il y avait une menace d’attentats sur le sol français. En soi, il n’y avait donc pas lieu de changer notre politique de défense face à un événement prévu. Mais le choc des faits est plus important que celui des écrits. De la même manière, cela fait des années que nous disons qu’il faut se préparer, monter en puissance. Mais nous sommes devenus une armée purement expéditionnaire qui semble prise par surprise par la guerre ukrainienne.
Pourtant, vous dites vous-mêmes qu’il ne faut pas s’éterniser sur nos théâtres d’intervention extérieurs. Cette logique d’armée expéditionnaire n’est-elle pas la meilleure pour un pays aux ressources démographiques somme toute limitées comme la France, qui n’a pas, comme les États-Unis, plusieurs centaines de millions d’habitants ?
Certes, mais la différence, c’est que si nous faisions le même effort que les États-Unis en termes de pourcentage du PIB, si chaque Français dépensait autant que chaque Américain pour sa défense, le budget français de la défense serait de 92 milliards d’euros et non de 42 milliards.
Si nous faisions simplement le même effort de défense en pourcentage de PIB qu’en 1990 nous aurions un budget entre 65 et 70 milliards d’euros — et donc un budget d’une autre dimension. Sur plusieurs années accumulées, nous aurions peut-être plus de moyens et dans le cas de l’Ukraine et serions peut-être une alternative plus crédible aux États Unis qui écrasent le marché de l’aide à l’Ukraine avec 70 % des ressources fournies. Si nous voulons peser sur la dimension politique, il faut s’en donner les moyens. Sinon, il ne faut pas s’étonner que les pays d’Europe de l’Est se tournent vers les États Unis pour les protéger. Notre position n’est pas une fatalité, mais la puissance se mérite.