Que peut la diplomatie ? une conversation avec Jérôme Bonnafont
Alors que le métier semble partout et de toute part de plus en plus fragilisé, Jérôme Bonnafont, rapporteur des États généraux de la diplomatie, revient dans un récent ouvrage sur la vocation diplomatique. Dans cet entretien-fleuve, il tente d'esquisser un portrait du diplomate au XXIe siècle — entre l'interprète et le messager.
Jérôme Bonnafont est diplomate de carrière depuis 1986. Après avoir servi à New Delhi, au Koweït et à New York, il a été conseiller puis porte-parole de la présidence de la République avant de devenir ambassadeur en Inde et en Espagne, directeur pour l’Afrique du Nord et le Proche-Orient et conseiller du Premier ministre. Il est aujourd’hui représentant permanent de la France auprès des Nations unies à Genève.
Dans votre ouvrage Diplomate, pour quoi faire ?, vous offrez une réflexion large sur ce métier qui s’apparente à une vocation. L’hybridité même du genre de votre livre est frappante : pensé par endroits comme un exercice de définition de la diplomatie, avec une forte dimension conceptuelle, celui-ci emprunte également au genre des Mémoires, offrant ainsi une forme de réflexion sur la somme de vos expériences passées…
La diplomatie n’est en effet pas une philosophie mais une pratique, un artisanat même, au sens de ces métiers d’art où le savoir-faire combine la connaissance livresque et l’expérience qui naît d’une longue application assez perfectionniste.
Dans ce livre, je me suis d’abord posé la question du cheminement qui mène quelqu’un à vouloir devenir diplomate. C’est certainement un métier de vocation, avec une double nature : le goût du grand large, du nomadisme, et la volonté de servir son pays. Servir son pays, donc, mais le plus loin possible.
J’ai aussi voulu tordre le cou à des mythes éculés. On se souvient de Chateaubriand, alors diplomate à Rome, écrivant à une amie : « le métier est facile, tout le monde peut le faire ». Sans doute, comme beaucoup dans sa situation, l’auteur du Génie du Christianisme ne se rendait-il même pas compte qu’il ne faisait probablement pas son métier, il n’en avait que l’apparence.
Un bon diplomate doit être animé par trois types de curiosités, de passions, de savoirs.
La curiosité du monde, avant tout, de l’ailleurs — entendre l’appel de l’autre, vouloir vivre chez l’autre, l’influencer et en être influencé, concevoir les rapports entre États comme un échange, n’accepter l’idée de la guerre qu’en dernier recours.
Ensuite, la curiosité, la passion des affaires publiques. Il s’agit de développer une connaissance fine du politique : comment un État est-il construit et fonctionne-t-il ? Quelles sont ses organisations sociales, économiques, politiques, ses ambitions, les menaces qu’il provoque ou subit ? Et cette curiosité vaut pour son propre pays autant que pour les autres.
Enfin, il s’agit d’un métier extraverti, un métier de société : savoir — et aimer — représenter, communiquer, organiser, réagir dans les crises et les conflits, négocier. Un métier d’action et d’extérieur, où la pensée est mise au service du concret.
Pour illustrer l’impact qu’un diplomate peut avoir sur l’action extérieure de son pays, j’ai retenu entre autres l’exemple fameux du Long Telegram rédigé par Georges Kennan en 1946. Il est alors jeune diplomate américain en poste à Moscou. Le président Truman s’interroge sur la réaction à l’impérialisme soviétique. Kennan écrit qu’étant donné la nature de l’URSS, les États-Unis ne peuvent rester impassibles, car cela irait à l’encontre de leurs intérêts et de leurs valeurs. Il relève néanmoins que Washington ne peut repousser l’URSS militairement, car la guerre est impossible. C’est ainsi qu’il conçoit ce qui sera connu comme la doctrine du containment, l’endiguement, adoptée par l’administration américaine et qui a joué le rôle que l’on connaît dans la guerre froide.
Pourtant, si l’on compare les différents pays, on observe également des systèmes au sein desquels l’ambassadeur est souvent nommé parmi des proches du Président de la République, sans être nécessairement diplomate. Il peut s’agir — par exemple dans la tradition américaine — de quelqu’un qui aurait aidé à financer la campagne du Président. Comment expliquer cette différence de modèle, entre un tel système et celui que l’on retrouve en France ?
Chaque pays a sa tradition. La France vit sur le modèle d’une fonction publique professionnelle, politiquement neutre et loyale au gouvernement. Comme d’ailleurs la plupart de ses partenaires européens. Elle y est attachée. Quelques ambassadeurs sont nommés parmi les proches du chef de l’État : c’est rare et la plupart du temps, cela participe de la respiration du système. C’est notre système, il a fait ses preuves même s’il doit constamment se moderniser et se renouveler.
D’autres pays, comme les États-Unis, privilégient les nominations politiques. Les ambassadeurs sont le plus souvent des proches du président, ou plus exactement des donateurs qui ont financé son élection et qui sont ainsi récompensés. Il en résulte souvent, pas toujours, des chefs de poste qui se voient réduits à la fonction protocolaire tandis que les services tournent autour d’eux.
Le modèle américain n’est cependant pas sans intérêt : quand Pamela Harriman est nommée ambassadrice à Paris par le président Clinton, son envergure et son passé lui permettent de décrocher son téléphone pour parler dans l’instant au Président ou à un ministre, ce qu’un ambassadeur ordinaire ne peut en général plus faire. Par ailleurs, si le sommet est géré par le « spoil system », au Département d’État comme dans les ambassades, un corps important de diplomates de carrière assure la permanence avec professionnalisme, notamment pour ce qui concerne la connaissance des langues et civilisations ainsi que des techniques du métier.
Commençons par parler de la fin du livre, et de sa conclusion, intitulée « Immuable et changeante diplomatie ». Celle-ci cerne toute la difficulté de l’exercice auquel vous vous livrez : capter l’essence d’un métier parmi les plus anciens du monde, mais qui demeure un des premiers à changer au gré des époques. Vous écrivez ainsi que « l’essence de l’art diplomatique, c’est le mouvement, le fluide, la ductilité ». Comment faire, du point de vue du diplomate, pour ne pas perdre dans ces mouvements son identité, et pour expliquer un métier qui peine à être défini en quelques mots ?
L’expression est de Raymond Aron, qui intitula un ouvrage retraçant la genèse de nos institutions : « Immuable et changeante. De la IVe à la Ve République ».
La galerie de portraits que contient l’ouvrage a pour but de montrer la variété des profils, le professionnalisme et la technicité ainsi que les différences de caractères et de méthode qui distinguent les diplomates entre eux.
Quand Proust décrit le vieux marquis de Norpois comme un mondain creux et pédant, il est pris par l’illusion d’optique qui tient à ce qu’il ne voit le personnage – ses modèles – qu’en société dans un rôle un peu futile. Le narrateur rencontre Norpois uniquement dans les salons, jamais avec ses partenaires étrangers, jamais avec son ministre ou son président, jamais à sa table de travail, en somme jamais en action.
Qui Norpois était-il censé représenter ? Peut-être un Cambon ou un Barrère : un homme âgé dans le regard d’un jeune. Et c’est vrai, nombre de portraits de diplomates dans la littérature donnent cette impression de vanité. Qu’on songe au personnage de Georges de Sarre dans les romans de Roger Peyrefitte, qui laisse au lecteur un désagréable sentiment de vacuité.
À l’inverse de ces représentations, il me semble que la qualité principale du diplomate est, pour reprendre une formule de Rimbaud, de se vouloir « résolument moderne ». Pleinement dans son temps, en même temps que pétri d’Histoire pour agir sur le présent et essayer de façonner l’avenir les yeux ouverts sur le monde tel qu’il est et va, et non tel qu’on le rêve ou le croit.
Toujours dans le même passage, vous écrivez que si le diplomate « travaille au présent, hic et nunc », il doit constamment « garder à l’esprit l’impermanence ». Le diplomate est-il une sorte de dialecticien ?
Toute action publique oblige à une dialectique, la diplomatie comme les autres. Il faut constamment choisir : arbitrer, par exemple, entre le court terme et le long terme. Des solutions immédiates peuvent créer des difficultés pour la suite, bien qu’elles doivent être privilégiées lorsque l’urgence commande. Et il s’agit souvent de choisir entre des pis-aller.
Il y a d’autres types de choix ; entre la guerre ou la paix, entre l’esprit de compromis, essentiel pour parvenir à des solutions communes mais frustrant, et l’esprit d’affirmation de soi. Et, comme on le voit aujourd’hui, à trop être dans l’affirmation de soi, on peut ébranler des systèmes internationaux, remettant ainsi en cause leur stabilité. Il faut aussi faire le partage entre « l’intérêt » et les « valeurs », même si cette distinction est en pratique difficile à cerner.
La diplomatie se caractérise par la recherche permanente de compromis acceptables avec le réel au présent. En ce sens, il ne peut y avoir d’architecture absolue et permanente. En tant que diplomate, vous cherchez à régler le problème de l’instant — mais aussi à construire quelque chose de stable, un traité, un système de sécurité. Tout en gardant à l’esprit que cela risque de bouger à tout moment ! Si vous vous laissez aller à l’esprit de système ou d’idéologie, la fluidité et la complexité du réel vous échappent. L’immuable et le changeant, à nouveau.
Les références historiques — et à la mythologie — innervent votre ouvrage. L’une d’elles est particulièrement frappante : c’est la référence que vous faites à Hermès, le Dieu messager, sous la protection duquel le diplomate semble placé. Or toute la difficulté du travail du messager est de pouvoir faire entendre — chez soi comme au-dehors — l’inaudible. Au prix de devenir une cible, ou de faire office de paratonnerre…
Dans le monde fonctionnel où nous vivons, il n’est pas mal de mettre un peu de couleur, d’où le recours à l’Antiquité. Je cite deux figures en particulier : celle d’Hermès et celle de Gabriel, hommage aux deux sources principales de notre civilisation : la gréco-romaine et la judéo-chrétienne.
Hermès renvoie à notre héritage polythéiste, Gabriel à notre histoire monothéiste. Hermès est un messager particulier : en tant que dieu, il jouit d’une grande liberté d’action. Gabriel, à l’inverse, archange qui doit transmettre le message de Dieu, travaille sur instructions en quelque sorte. Ce sont les deux situations entre lesquelles oscille en permanence le diplomate.
Le message est-il toujours entendu ? La question est ancienne. Je prends dans le livre l’exemple d’André François-Poncet, ambassadeur à Berlin de 1931 à 1938 puis à Rome en 1938-1939. Il a rédigé des Souvenirs qui montrent clairement qu’il avait tout compris de ce qui se jouait alors à Rome et Berlin. A-t-il été écouté par ses autorités ? Le système de contraintes qui pesait sur nos dirigeants d’alors les empêchait d’apporter une réponse suffisante aux phénomènes que cet ambassadeur décrivait. Il y eut quelque chose de tragique dans la montée vers la guerre.
Une autre question consiste à se demander si le message est bien compris par le destinataire. On songe ici à l’exemple de l’ambassadrice américaine à Bagdad en 1991. Reçue par Saddam Hussein la veille de l’invasion du Koweït, on dit — avec les réserves qui s’imposent — qu’elle donna une réponse si ambiguë au dictateur qui l’interrogeait sur les conséquences d’une intervention armée qu’il y aurait vu une sorte de feu-vert à l’invasion. Ce qui fut démenti ensuite, de façon évidente, par le cours de l’Histoire.
Qu’est-ce que le bon interprète en diplomatie ? Il me semble que le diplomate doit être conventionnel et un peu fêlé à la fois car il lui faut osciller entre les mondes — le sien et ceux des autres. Pour cela, il faut une fêlure, un déséquilibre, un inconfort qui met en mouvement, qui fait que, tout en étant entièrement de chez vous, vous n’y êtes pas tout à fait à l’aise et avez besoin de cette ouverture pour respirer.
Roberto Calasso a écrit un livre magnifique à ce sujet, La Ruine de Kasch, dans lequel il observe la figure de Talleyrand, passeur entre les mondes ancien et nouveau. Or Talleyrand est ce grand seigneur à qui sa famille vole son droit d’aînesse sous prétexte que, pied-bot, il ne peut être soldat.
Coïncidence significative, la boiterie — souvenez-vous de ce qu’observait Dumézil : Héphaïstos, Jacob aussi boitaient. Les anciens pensaient que cette infirmité, le handicap en général, donnaient des aptitudes, une capacité d’accès à des domaines où le normal ne peut aller.
Précision du jugement, capacité à se faire comprendre et entendre de ses autorités et de ses interlocuteurs étrangers, ce sont des qualités qui s’apprennent et se mûrissent avec le temps. Ensuite, les choses appartiennent à l’autorité politique, c’est la règle fondamentale de ce type de métier.
De là, on bascule vers une autre métaphore qui joue dans votre ouvrage un rôle central : l’image musicale, qui fait du diplomate un interprète. Sous ce prisme, le rôle du diplomate n’est pas simplement de transmettre le message, mais de lui prêter du sens, voire de l’incarner, en suivant les limites prescrites par l’autorité politique — ces consignes étant l’équivalent de la partition musicale. Comment respecter en pratique cette ligne de crête, en s’assurant que le messager fasse preuve de l’humilité, de la retenue nécessaires — ce qui soulève également un enjeu démocratique ?
L’image musicale permet de décrire le dialogue permanent entre le diplomate-interprète et le politique-compositeur. Les instructions y font figure de partition ; durant les négociations, le diplomate prend le pouls de ses homologues, puis fait des retours à sa capitale dans le cadre d’un dialogue continu. Il est tenu par sa partition, mais il jouit de la liberté de l’interprète.
Le compositeur, c’est le politique ; avec cette particularité que certains diplomates — par exemple les conseillers diplomatiques du Président ou du Premier ministre — peuvent contribuer à écrire cette partition, même si celle-ci reste fondamentalement politique. Selon cette image, notez que le compositeur est lui-même souvent interprète : c’est le cas lorsque les hommes politiques font eux-mêmes directement de la diplomatie, en particulier lors de sommets ou de visites bilatérales.
Il y a également des cas où le diplomate doit improviser, notamment dans les crises. Il doit alors, pour bien improviser, avoir accumulé une somme de connaissances et d’expériences, pour que le réflexe d’improvisation soit assis sur une base sûre.
Vous relevez dans votre ouvrage le contraste entre le langage des armes et celui de la diplomatie, tout en expliquant que l’un ne saurait avoir d’existence durable sans l’autre. Si la diplomatie peut vivre à l’ombre de la guerre — ce qui résonne avec l’actualité la plus immédiate — comment faire pour que les conflits ne la marginalisent pas durablement ? En pratique, on a l’impression que, loin d’être complémentaires, ces deux langages s’opposent bien souvent…
Ce sont les deux faces d’une même médaille : la diplomatie que vous menez dépend de ce sur quoi vous êtes établi. Représentez-vous un pays puissant ou déclinant ? Riche ou pauvre ? En situation de vulnérabilité ou en position de force ? La guerre est l’apogée de la confrontation, l’épreuve suprême, mais ces questions se posent aussi s’agissant des finances, de normes techniques, d’engagements commerciaux. Vous négociez d’abord en fonction d’une réalité et d’un rapport de force.
Peut-on vivre sans armes ? On prend souvent l’exemple du Costa Rica, qui n’a pas d’armée. Mais regardez la Suisse : sa neutralité a été fondée pendant des siècles sur des forces armées suffisamment puissantes pour dissuader les attaquants. Vous pouvez ainsi être un pays pacifique et asseoir cette position sur votre force militaire.
L’Histoire joue également un rôle important : après 1945, l’Allemagne s’est montrée réticente à l’idée d’intervenir dans des opérations militaires extérieures, au contraire de la France ou du Royaume-Uni, tout en ayant reconstitué une armée dans le cadre de l’OTAN.
Il s’ensuit que lorsque vous voulez peser en diplomatie, vous devez être assuré d’une capacité crédible afin que vos interlocuteurs comprennent que ce que vous dites, votre pays est en mesure de le faire.
Il faut également distinguer selon les types de guerre. Une seule distinction sur ce sujet immense et complexe. S’il s’agit d’une guerre civile, la communauté internationale doit intervenir afin de trouver une solution pacifique et tenter d’imposer l’arrêt des hostilités. Face à une guerre d’agression, comme celle que l’on voit aujourd’hui en Ukraine, c’est une autre question. Certains défendent le choix pacifiste, disant que la guerre est le mal absolu. Mais que cela signifierait-il pour l’Ukraine ? Qu’elle devrait renoncer à sa souveraineté ?
L’Ukraine dit clairement que non. Elle résiste, de toutes ses forces. C’est le vieux concept de Saint Thomas d’Aquin de « la guerre juste », de la légitime défense, repris par la Charte des Nations Unies qui autorise, en cas de légitime défense, le recours à la force.
Cela signifie-t-il qu’il ne faut plus dialoguer ? Aucunement. Analysez les déclarations du Président de la République. Il a toujours dit qu’il devait y avoir de la place pour la diplomatie. Regardez les initiatives mises en œuvre pour résoudre la question alimentaire. Parler ne signifie pas céder par avance, cela signifie maintenir le fil pour chercher à prévenir le pire et préparer l’avenir.
Dans le cadre de la réforme de l’État, les voies de recrutement de la filière diplomatique ont été modifiées. Face à la mobilisation de certains agents, le Gouvernement a décidé d’ouvrir des « États généraux de la diplomatie », dont vous êtes le rapporteur général. Il s’agit là d’un exercice inédit. Pourriez-vous décrire ce processus dans les grandes lignes : quelle volonté politique cette initiative traduit-elle ? Dans quelle optique ces États généraux ont-ils été pensés, et quelles suites potentielles sont envisagées s’agissant du moment qui suivra celui de la concertation ?
Je commencerai par dire que l’on observe aujourd’hui deux phénomènes.
D’abord, les processus d’européanisation et de mondialisation font que les affaires internationales imprègnent de façon croissante presque toutes les affaires publiques. Il s’agit là d’une extension du domaine diplomatique.
Ensuite, depuis une génération, le budget et les effectifs du Quai d’Orsay baissent — c’est le seul ministère de l’État à avoir vécu une telle situation de façon aussi continue. La fin de cette baisse a été actée par un changement d’orientation, initié quand Jean-Yves Le Drian était ministre, et confirmée par l’actuelle ministre des Affaires Étrangères, Catherine Colonna.
Dans ce contexte, l’application au ministère des affaires étrangères de la réforme de la haute fonction publique a révélé un malaise qui s’est vivement exprimé. D’où l’idée des « États généraux de la Diplomatie », reprise par le président de la République et la ministre : donner la parole aux agents du Quai d’Orsay et aux partenaires et usagers du « service public de la diplomatie » pour réfléchir autour de trois thèmes :
1. Le monde étant ce qu’il est, de quelle diplomatie la France a-t-elle besoin et qu’en résulte-t-il pour le métier de diplomate ?
2. Dans une administration moderne, comment le Quai d’Orsay peut-il assumer au mieux sa charge de chef de file de l’action internationale ?
3. Dans ce contexte, comment le métier de diplomate doit-il évoluer, tant en termes de structure que de méthode ?
Dans ce cadre, une équipe a été constituée pour organiser et animer ce « grand débat » appliqué à la diplomatie, afin de fournir à nos autorités politiques — le Président de la République, la Première ministre, la Ministre des Affaires étrangères — un rapport faisant des constats et des préconisations.
Nous procédons de façon classique mais ambitieuse : envoi de questionnaires à nos 13 000 agents, organisation d’ateliers et d’auditions ouverts à tous ceux que cela intéresse, en présence ou en ligne, visite dans les différents sites français du ministère et un échantillon représentatif de nos ambassades et missions. Nous souhaitons que les collègues de tout grade et de tout statut s’expriment librement et sur leur situation personnelle et sur leur vision de notre métier et son avenir ; et que dans le même temps, des personnalités qualifiées des mondes politique, économique, culturel, associatif, médiatique, nous guident par leur vision.
Il doit en résulter un tableau fidèle de la situation, certes, mais surtout des recommandations précises sur l’avenir du métier diplomatique, dont les modalités d’exercice vont évoluer, mais qui demeurera une composante importante et particulière de l’action publique.
Selon vous, comment préserver aujourd’hui la spécificité d’un métier confronté à des situations très différentes de celles qui existaient il y a quelques décennies : l’intensification de la construction européenne, l’émergence d’enjeux globaux très nettement identifiés (climat, terrorisme, Covid-19), ou encore le rôle croissant que jouent des entreprises multinationales dans les relations internationales ?
Ces évolutions ne sont pas inconnues. Regardez le domaine des affaires stratégiques : celles-ci sont gérées depuis des décennies par des binômes de diplomates et de militaires qui travaillent ensemble sur les questions de désarmement, de non-prolifération. Ces binômes œuvrent au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), à Matignon, au sein de la cellule diplomatique de l’Elysée, dans les ministères des affaires étrangères et des Armées, dans nos ambassades et nos missions à l’étranger. Il en va de même dans le domaine des affaires européennes, par exemple au sein du Secrétariat général des affaires européennes (SGAE), qui fonctionne grâce à des tandems de diplomates et de spécialistes thématiques.
Il s’agit d’étendre ces binômes en généralisant cette méthode au traitement de l’ensemble des affaires globales. Il s’agit de trouver des modes de fonctionnement plus transversaux, adaptés au caractère interdisciplinaire des sujets et à la rapidité des crises. Un exercice indispensable d’adaptation des structures et des modes de fonctionnement de l’administration.
Il faut définir le métier à travers ses missions et sa vocation. Je ne suis pas inquiet pour l’avenir de la fonction diplomatique. Le diplomate continuera d’apporter l’indispensable au traitement des affaires internationales : une connaissance et un « usage du monde », pour reprendre la belle formule de Nicolas Bouvier, mais il le fera dans les conditions de notre temps.
Comment voyez-vous, dans ce contexte, le développement de la diplomatie européenne ?
L’avenir de la diplomatie européenne dépend tout simplement de la façon dont l’Europe s’affirmera comme puissance dans le monde. En France, nous avons l’ambition d’une Europe souveraine, qui maîtrise son destin, comme l’a souligné à de nombreuses occasions le Président de la République.
Dans certains domaines, par exemple en matière de politique commerciale ou de développement, il existe déjà une diplomatie européenne complète et établie. En matière de santé, d’environnement, les États et la Commission combinent de façon croissante leurs capacités diplomatiques. Dans d’autres domaines, qui demeurent en gestation, l’approfondissement de cette voie dépendra de l’évolution politique de l’Europe.
En particulier, à Genève, où vous êtes en poste actuellement, vous traitez de nombreuses questions qui ont trait aux Conseil des droits de l’Homme. Constatez-vous au quotidien des clivages entre la conception occidentale des droits de l’Homme et les positions défendues par des États comme la Chine ou la Russie ? Comment décririez-vous l’évolution de vos interactions avec les Russes et les Chinois depuis le 24 février dernier sur ces questions ?
Le Conseil des droits de l’Homme, ce sont 47 États élus pour deux ans avec une rotation progressive. On observe schématiquement trois groupes au sein des Nations Unies dans leur ensemble : des États affinitaires (pays européens, d’Amérique latine, États-Unis, Japon, Corée et quelques autres soit une cinquantaine de pays), qui promeuvent une conception universelle et indivisible des droits de l’Homme. Un deuxième groupe d’États (Iran, Chine, Russie, de nombreux pays à régime dictatorial ou au moins non démocratique), conteste cette universalité, affirme que les Occidentaux, dans leur recherche d’hégémonie, utilisent ces principes pour fonder l’ingérence dans les affaires intérieures d’États souverains. Enfin, une dernière catégorie compte tous les pays qui ne veulent pas se reconnaître dans cette polarisation et qui déterminent leur vote sur chaque question au dernier moment.
Les droits de l’Homme sont-ils universels ? La réponse est dans les textes et leur élaboration. La Déclaration universelle de 1948 et les deux Pactes de 1966 (celui sur les droits civils et politiques et celui sur les droits économiques et sociaux) n’ont pas été écrits par les Occidentaux seulement et ils énoncent des vérités simples sur l’égale dignité de tous et les conséquences qui en découlent.
Certes, la Chine, par exemple, a ratifié le Pacte des droits économiques et sociaux mais pas celui des droits civils et politiques — il s’agit là du choix qui résulte d’un système politique. Pourtant, il est intéressant de voir qu’à l’occasion de la visite Michelle Bachelet en Chine en mai dernier, qui a pu susciter des controverses, ce pays s’est senti obligé de rappeler qu’il étudiait la question du Pacte sur les droits civils et politiques.
En tant que Français et Européen, je n’ai pas le moindre doute sur l’universalité des droits, non tant dans la pratique, il suffit de regarder autour de soi, que dans l’absolu : les textes, quand on les relit, disent tout simplement que partout la liberté est plus belle que la servitude et l’oppression. Notre propre histoire nous rappelle en outre que ces droits ont été conquis de haute lutte, jamais octroyés. Mais il faut, en toute justice, savoir écouter et entendre ce que disent les autres à cet Occident libre et prospère. Ils nous renvoient à un passé guerrier, colonial, conquérant, qui a exercé une influence majeure, souvent cruelle, sur leur propre destin. Ils soulignent qu’ils sont souvent victimes de phénomènes économiques ou écologiques qu’ils n’ont en rien créé et qui les empêchent, au moins partiellement, de se développer. Il faut savoir l’entendre — tout en se souvenant qu’un pays comme l’Inde s’est construit d’emblée, dès son indépendance, sur l’affirmation des principes démocratiques et de liberté dont nous parlons.
Dans ces pages, cette bascule du monde a été qualifiée à de nombreuses reprises de période « d’interrègne ». Cette notion, reprise notamment par Josep Borrell dans une pièce de doctrine, décrit les reconfigurations majeures que nous sommes en train de vivre, mais qui ne se sont pas encore accomplies. Comment pensez-vous que le multilatéralisme de demain pourrait s’adapter à cette nouvelle réalité ?
C’est une grande question. Il faut être prudent avec le regard rétrospectif : au présent, on a toujours l’impression de vivre un temps de bouleversement que l’on ne comprend pas bien. A posteriori, tout s’éclaire. C’est le paradigme de la chouette de Minerve : on ne saisit qu’après coup ce qu’on a vécu.
Ainsi, si vous aviez été un jeune Européen vivant en 1945, vous n’auriez pas été convaincu par l’évidence de la stabilité de l’ordre mondial. De même, lorsque vous viviez en 1990, un ordre et un système continental s’ébranlait. Certes, on a prétendu que c’était la victoire pour toujours de la paix, de la liberté et de la démocratie. Mais il est illusoire de penser que dans les années suivant la chute du mur ou de l’URSS, le monde était stable. On a assisté aux guerres de l’ex-Yougoslavie, à un génocide au Rwanda, aux attentats du 11 septembre 2001 : un monde où des choses impensables se produisaient.
Il est pourtant vrai qu’on observe aujourd’hui des lignes de force nouvelles. D’abord, la mise en place d’une rivalité sino-américaine durable. Ensuite, l’affirmation de certains grands géants régionaux : le Brésil, l’Inde, la Russie, l’Union européenne. Des dizaines de pays moyens ou petits doivent trouver une nouvelle place au sein de cet ensemble. Et pendant ce temps s’exercent des forces contraires : celles liées aux questions globales, qui appellent pensons-nous un traitement multilatéral ; celles liées à la remise en cause partielle de la mondialisation des échanges, qui fait peser le risque de la fragmentation et de nouveaux affrontements.
Cette reconfiguration est source de défis pour l’Europe. Premier défi : être une puissance qui compte. Deuxième défi : construire un système international suffisamment solide pour éviter que la rivalité entre les grands n’aboutisse à un système sans norme, ni ordre, ni prévisibilité. C’est l’ambition de mettre en place ce que le Président Chirac appelait « la mondialisation humanisée et maîtrisée » ou encore, un « monde multipolaire harmonieux ». En tant qu’Européens, nous avons tout à gagner d’un monde stable et réglé.
On a pu parler aujourd’hui de l’essor d’une « diplomatie des sommets ». Quelles avancées concrètes ces sommets permettent-ils ? Certains observateurs mettent en cause leur valeur, en affirmant que les diplomates sont trop concentrés sur l’élaboration de communiqués qui échouent à faire avancer la réalité sur le terrain. Qu’en pensez-vous ?
Si vous ne parlez pas, vous ne réglez rien. La diplomatie c’est le verbe ; et le verbe doit se traduire en action. Ces communiqués sont des engagements internationaux. Si nous ne nous parlions pas du changement climatique, des migrations, de la lutte contre le crime organisé, de la situation des droits de l’Homme, des crises humanitaires, comment pourrions-nous prétendre gérer des interactions qui se multiplient et des enjeux globaux ?
Ensuite, si vous voulez construire des ensembles régionaux cohérents, il faut se rencontrer. L’Union africaine est née du sentiment des Africains que s’ils veulent affirmer leur influence et gérer par eux-mêmes leurs affaires régionales, ils doivent interagir davantage. Prenez également le cas de l’Union européenne, où les 27 Etats qui la composent se réunissent constamment. Créer de l’intérêt général à partir de la divergence des intérêts nationaux est une tâche complexe, qui prend du temps.
Plus largement, j’y reviens, l’évolution de la mondialisation appelle l’organisation de la société internationale. Nous n’en sommes plus aux temps où les États pouvaient prétendre vivre dans une forme d’autarcie, d’auto-suffisance, régler leurs rapports par la guerre et ses prolongements. Les questions dites globales seront mieux traitées par des réponses globales et multilatérales. Le choix est entre un maillage de règles et organisations qui encadrent l’action souveraine des États et celle des autres acteurs internationaux, d’un côté, et de l’autre la persistance d’une forme d’anarchie souveraine où seuls s’imposent les rapports de force.
Les diplomates doivent s’adapter à cette réalité qui a, sur leur action, au moins trois conséquences : d’abord, ils doivent rester capables de maîtriser cette grammaire des rapports de force sans laquelle un État ne peut se défendre. Ensuite, il leur faut étendre leur palette à toutes ces nouvelles questions dites globales, qui vont de l’écologie aux nouvelles technologies en passant par la santé, les migrations et les droits de l’Homme. Enfin, ils doivent s’adapter à une gymnastique constante pour passer sans arrêt du national au régional ou au mondial, de leur pays à des mondes différents et lointains par la géographie et la civilisation, mais plus proches que jamais de notre quotidien.
En somme, très loin d’avoir perdu en densité du fait de l’évolution du monde, le métier a gagné en contenu autant qu’en envergure, et c’est bien un métier d’avenir pour tous ceux qui aiment inscrire leur vie dans le monde tel qu’il va. Tel est au fond le message de ce livre à de jeunes Français qui s’interrogeraient sur leur avenir, celui de leur pays, et une vocation de diplomate.