L’Europe doit devenir un adulte politique
« Lorsque les armes parlent, les Européens n’ont généralement pas grand-chose à dire. » Ce refrain était vrai jusqu'au 24 février dernier. Depuis, le continent s'est engagé dans une transformation profonde. Après la pandémie et l'avancée du plan de relance, Poutine sera-t-il finalement le grand unificateur de l'Europe ? Loukas Tsoukalis présente son dernier livre, Europe's Coming of Age.
L’intégration européenne a connu beaucoup de hauts et de bas ; elle a connu de grands succès, mais aussi des échecs patents. Cependant, ce qui se dégage clairement du temps long, c’est son expansion remarquable et continue, à la fois en termes de prérogatives et de nouveaux membres. Le cheminement commun de l’Europe a été largement façonné de façon accidentelle. La chute du mur de Berlin et la désintégration de l’empire soviétique ont conduit à l’union monétaire et au quasi-doublement du nombre de membres de l’Union européenne. La pandémie a entraîné un programme de relance ambitieux, accompagné d’une dette commune de l’Union. Poutine sera-t-il finalement le grand unificateur de l’Europe ?
La guerre est de retour sur le continent européen ; l’ordre mondial de l’après-guerre froide est mort et enterré. Le conflit a révélé la vulnérabilité de l’Europe et l’illusion du soft power. Nous vivons à présent dans un monde où les plaques tectoniques géopolitiques se déplacent, un monde où les rivalités stratégiques sont croissantes et où la sécurité prend le pas sur l’économie. C’est aussi un monde avec de grandes asymétries entre les acteurs étatiques et privés.
Aujourd’hui, les pays européens pris individuellement ont peu de chances de défendre avec efficacité leurs intérêts et leurs valeurs. C’est également le cas pour les grandes puissances européennes qui ne sont plus des puissances mondiales. Après le Brexit, le Royaume-Uni apprend cette leçon à ses dépens. Par ailleurs, l’Union européenne, seule expression de l’unité européenne qui fasse une réelle différence politique, ne peut plus être seulement une superpuissance commerciale et réglementaire, tout en jouant le passager clandestin en matière de défense et en déléguant les décisions importantes sur la guerre et la paix à son protecteur de dernier recours, à savoir les États-Unis. Dans le monde d’aujourd’hui, l’Europe doit devenir un adulte politique pour défendre ses intérêts et ses valeurs communes : Europe’s Coming of Age (Europe : l’âge de la maturité). C’est le titre de mon nouveau livre.
Le monde change rapidement autour de nous
À ses débuts, l’intégration européenne était essentiellement un projet tourné vers la paix et la réconciliation, les instruments économiques servant la plupart du temps des objectifs politiques. Petit à petit, l’Europe s’est ouverte au monde et, ce faisant, de nombreux Européens ont réalisé que la force résidait dans l’unité. Le vaste marché unique reste aujourd’hui la pièce maîtresse de la construction européenne, ainsi que sa principale source collective de pouvoir de négociation. En revanche, la création de l’euro ne s’est pas encore traduite par une influence comparable dans les affaires financières internationales.
Jusqu’à présent, la plus grande réussite de la politique étrangère de l’Europe a été l’exportation de la Pax Europaea à d’autres parties du continent, par le moyen du processus d’adhésion à l’Union européenne. L’accession à l’Union a eu un impact majeur pour les nouveaux États membres, en particulier ceux des régions les plus en difficulté et les moins développées de l’Europe. En cas de doute, pensez au scénario alternatif. Comparez, par exemple, la Pologne avec l’Ukraine, la Roumanie avec la Moldavie, la Bulgarie avec la Serbie. Pourtant, tous ces exemples – et la Hongrie d’Orban plus que tout autre – suggèrent également que l’élargissement ne peut pas être la potion magique qui guérit tous les maux. L’élargissement a aussi un prix, et certainement un prix élevé pour le projet européen dans son ensemble. Sans réformes internes d’ampleur, une UE qui ne cesse de s’élargir et qui continue de prendre nombre de ses décisions à l’unanimité risque de devenir un modèle de dysfonctionnement.
Au cours des trente dernières années — voire même plus — l’intégration européenne est allée de pair avec la mondialisation dans sa version (néo)libérale. Les deux processus ont créé des gagnants et des perdants, en particulier à l’intérieur des pays. Plus récemment, l’équilibre entre le marché et l’État s’est progressivement déplacé dans la direction opposée. Nous avons assisté au retour de l’État en tant que protecteur et fournisseur de biens publics : un environnement vivable, la santé publique pendant la pandémie, et aujourd’hui la défense dans un monde de belligérants lourdement armés. L’État est également appelé à s’attaquer à un autre problème : celui d’un nombre toujours plus grand de nos concitoyens qui croient (non sans raison) que la libéralisation des marchés et la mondialisation les ont laissés pour compte. Ces derniers font partie intégrante de sociétés aujourd’hui fragmentées et de plus en plus ingouvernables. La cohésion sociale est aussi un bien public.
Les biens publics sont coûteux et nécessitent un financement public ; d’où la nécessité de taxes plus efficaces et plus justes.
Dans un marché unique caractérisé par une forte mobilité des capitaux, la souveraineté fiscale nationale sans aucune contrainte n’a absolument aucun sens économique. Cependant, jusqu’à présent, à cause de la règle de vote de l’unanimité, relativement peu de choses se sont passées dans l’UE en matière de fiscalité. A la place, la concurrence fiscale a entraîné une baisse des impôts sur les capitaux mobiles, allant de pair avec une vaste évasion fiscale (légale ou pas) des grandes multinationales et des riches fortunes individuelles. Il s’agit à la fois d’une question de concurrence déloyale et de justice sociale. Bruxelles devrait ainsi avoir les moyens d’aider les gouvernements nationaux à lever des impôts plus efficaces et plus justes. En retour, cela devrait permettre de renforcer les bases du contrat social dans les États membres. La fiscalité sera certainement un champ de bataille majeur dans l’Union dans les mois et les années à venir.
La guerre en Ukraine a entraîné une crise énergétique et la perspective d’une stagflation. Il s’agit ainsi d’un nouveau test de résistance pour l’unité européenne. Malheureusement, cette nouvelle crise est survenue trop tôt après les décisions historiques de 2020 qui ont conduit, en pleine pandémie, à l’adoption d’un vaste paquet financier soutenu par une dette commune de l’Union, ainsi que d’un programme commun d’achat de vaccins. Il s’agissait de décisions historiques. Toutefois, en pleine crise énergétique, il s’avère à présent très difficile de répéter le même scénario. Pourtant, les enjeux sont élevés. Les politiques de sauve qui peut prises au niveau national peuvent en effet avoir des effets négatifs considérables, qu’il s’agisse d’affaiblir une unité européenne déjà fragile ou de créer les conditions d’une concurrence déloyale (et inacceptable) au sein du marché unique. Dans le même temps, les Européens sont incapables de tirer parti de leur pouvoir de négociation collective.
Après la chute du mur de Berlin et la désintégration de l’empire soviétique en 1989-91, les États-Unis sont devenus l’hégémon mondial incontesté, le gardien de l’ordre multilatéral et le gendarme du monde. Certes, les États-Unis n’ont pas toujours fait le meilleur usage de leurs pouvoirs, l’Irak en étant un exemple évident. L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février de cette année a été un réveil brutal pour beaucoup. Mais il ne s’agit que d’une partie d’une scène mondiale qui évolue rapidement.
L’essor de la Chine a remis en cause l’hégémonie américaine, et Washington n’a pas l’intention de l’accepter comme un état de fait inéluctable. La mobilisation de ressources disponibles et le ralliement d’alliés à cette nouvelle cause constituent désormais la priorité absolue de la politique étrangère des États-Unis. Certes, la concurrence déloyale de la Chine, l’autonomie stratégique dans les secteurs clés ainsi que la relation entre les technologies de pointe et la sécurité sont des préoccupations légitimes qu’il convient de traiter de toute urgence. Toutefois, dans un monde qui est déjà fortement interdépendant, il ne sera pas facile d’arrêter l’essor de la Chine et/ou de tenter d’isoler l’Occident de la puissance émergente de l’Asie. Cette approche peut également s’avérer très coûteuse. L’économie européenne est beaucoup plus ouverte aux échanges internationaux que l’économie américaine, et les intérêts de part et d’autre de l’Atlantique ne seront pas toujours convergents. Et que dire du changement climatique ? Nous ne pourrons pas espérer traiter efficacement cette menace existentielle pour l’humanité sans la coopération des Européens, des Américains et des Chinois, à tout le moins. Ensemble, ces pays représentent plus de la moitié des émissions mondiales de carbone.
Avec une plus grande dispersion du pouvoir au niveau mondial, de nombreux conflits non résolus et une coopération internationale insuffisante, nous entrons dans un monde dangereux, avec trop peu d’ordre mais trop d’armes. Dans ce monde, les préoccupations en matière de sécurité prévaleront sur les considérations d’efficacité économique. La séparation entre le commerce, l’énergie et la répartition des richesses, d’une part, et les questions dites de ‘haute politique’, d’autre part, n’a jamais été aussi forte que la plupart des économistes ne le pensent. Cette distance s’est même encore raccourcie ces derniers temps.
Enfin et surtout, le protecteur de longue date de l’Europe est devenu un hégémon contrarié et contesté. Avec une société profondément divisée et un système politique dans lequel les fanatiques parviennent souvent à définir les termes du débat public, notamment du côté du parti Républicain, les États-Unis ne sont peut-être plus le garant bien établi de la sécurité mondiale et le leader bienveillant de l’alliance atlantique. Souvenez-vous de Trump. Le pire a été évité lors des dernières élections de mi-mandat. Mais que se passera-t-il lors de la prochaine élection présidentielle ?
Depuis longtemps, les Européens ont cru, ou prétendu croire, que l’exercice d’un soft power collectif se substituerait bien à la politique de la puissance. Ce soft-power a fait en effet merveille dans les affaires intra-européennes. À présent, nous nous engageons dans des négociations visiblement interminables à Bruxelles au lieu de nous faire la guerre. Il s’agit certes d’un progrès considérable. Ce faisant, nous avons progressivement appris à partager des pans toujours plus importants de notre souveraineté. Pourtant, les difficiles expériences que nous avons vécues auraient également dû nous apprendre que le soft power se traduit souvent, à lui seul, par une impuissance lorsqu’il se heurte au hard power employé par des pays tiers. Lorsque les armes parlent, les Européens n’ont généralement pas grand-chose à dire. C’était surtout vrai pour les relations avec la Russie, bien que cette situation change à présent avec la guerre en Ukraine.
Que peut faire l’Europe ?
Dans mon nouveau livre, j’essaie d’examiner la situation dans son ensemble, en commençant par une analyse historique, courte et éclectique, qui tire les enseignements des principaux tournants de l’intégration européenne. Je m’appuie également sur mon expérience personnelle d’universitaire qui m’a conduit dans différents pays et qui m’a aussi donné accès à des centres de décision en Europe. J’aborde ensuite certains des principaux défis et choix politiques auxquels l’Europe est aujourd’hui confrontée. On peut les résumer en questions simples :
Bruxelles peut-elle jouer un rôle efficace en conciliant l’interdépendance économique internationale avec les contrats sociaux nationaux, à un moment où l’intégration régionale et la mondialisation vont dans des directions opposées ?
L’euro va-t-il traverser avec réussite le Scylla de la stagnation et le Charybde de l’inflation ? Et l’euro peut-il servir de façon décisive l’objectif d’autonomie stratégique européenne ?
L’Union peut-elle continuer à être un arbitre/régulateur efficace dans la concurrence sur les hautes technologies, ou risque-t-elle de devenir le terrain sur lequel les multinationales américaines et chinoises s’affrontent ?
La crise énergétique sera-t-elle une rupture ou un accélérateur de la transition écologique de nos économies ?
Pouvons-nous penser à des solutions innovantes pour développer la démocratie au-delà de l’État-nation ?
Que signifie l’Europe géopolitique dans la pratique ? Et pouvons-nous construire une relation plus symétrique avec les États-Unis en développant progressivement un pilier européen de la défense au sein de l’alliance atlantique ?
Notre avenir dépendra dans une large mesure de la manière dont nous, Européens, répondrons collectivement à ces questions. L’argument principal de mon nouveau livre est que dans ce monde en mutation rapide, l’Europe doit devenir un adulte politique pour défendre des valeurs et des intérêts communs : l’Europe à l’âge de maturité. L’impulsion devrait venir d’un petit groupe de pays, la France et l’Allemagne rassemblant autour d’elles des partenaires qui ont la volonté et la compétence. Après tout, c’est ainsi que l’intégration européenne s’est développée au cours des dernières décennies.